Crise agricole : le « deux poids deux mesures » assumé du gouvernement

Le gouvernement, Gérald Darmanin en tête, se montre indulgent envers les agriculteurs en colère. Cette approche met en lumière une réelle partialité, suscitant des questions sur l’équité dans le traitement des différentes expressions de mécontentement social.

Maxime Sirvins  • 26 janvier 2024
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Crise agricole : le « deux poids deux mesures » assumé du gouvernement
Le bâtiment de la MSA Grand Sud, incendié suite à une manifestation d'agriculteurs, à Narbonne, le 26 janvier 2024.
© ED JONES / AFP

Autoroutes bloquées dans tout le pays. Voies ferrées impraticables. Préfectures dégradées par le purin et les flammes. Commerces saccagés. Cargaisons de semi-remorques mises à sac. Arbres abattus pour barricader les routes. La liste n’est pas exhaustive. Un sanglier a même été pendu à un arbre devant des bureaux de l’inspection du travail dans la même région où, vingt années plus tôt, deux inspecteurs du travail étaient abattus en plein cœur d’une exploitation agricole. Un bâtiment de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement a également été soufflé par une explosion. « Est-ce qu’on doit les laisser faire sans envoyer les CRS ? Oui », a répondu, à la surprise générale, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, en direct sur TF1 jeudi 25 janvier.

Est-ce qu’on doit les laisser faire sans envoyer les CRS ? Oui.

G. Darmanin

Sur les dizaines de vidéos consultées, les forces de l’ordre n’utilisent jamais de lacrymogènes ou de grenades et ne procèdent à aucune interpellation. Des agriculteurs en colère ont même été escortés par les forces de l’ordre jusqu’aux lieux de leurs actions. À titre de comparaison, pour la seule mobilisation contre les mégabassines de Sainte-Soline en mars 2023, plus de 5000 grenades avaient été tirées. En deux heures de manifestations, cela correspond à deux grenades toutes les trois secondes.

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Lors de son interview sur TF1, Gérald Darmanin ajoute : « On ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS. » Quelques heures plus tôt, au micro de France bleu, l’ancien directeur de campagne d’Emmanuel Macron, Jean-Marie Girier, nommé préfet de la Vienne, allait dans le même sens, preuve que les consignes ont été passées : « On n’envoie pas les gendarmes et les policiers sur les gens qui souffrent. »

Quand le gouvernement découvre la désescalade

On peut toutefois observer de nombreux exemples récents qui vont à l’encontre de ces belles paroles. Le soir même, des manifestants opposés à la loi immigration ont dû faire face aux gaz lacrymogènes à Rennes. Dans la même nuit du 25 au 26 janvier, des agriculteurs ont totalement détruit l’asphalte d’un parking Leclerc, dans l’Hérault, sans réaction des forces de l’ordre. 

Sebastian Roché est directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po Grenoble. Spécialiste de la police et du maintien de l’ordre, il est également le coauteur de La police contre la rue (Grasset). Selon lui, « ce n’est plus la loi qui prévaut, mais le bon plaisir du gouvernement. » Les choix du maintien de l’ordre le plus agressif (interpellations massives et préventives, intervention du RAID et de la BRI, utilisations massives des armes) sont liés « aux évaluations que font le président et le ministère de l’Intérieur de l’acceptabilité et de la légitimité des troubles. » Pour Sebastian Roché, cette « très grande plasticité des concepts de maintien de l’ordre n’a aucun sens ».

« Coups de sang légitimes »

La veille, le 24 janvier, après le Conseil des ministres, la porte-parole du gouvernement, Prisca Thévenot a expliqué qu’il n’était « pas question de venir empêcher cette expression de revendication, parce que les manifestations sont organisées dans un cadre légal ». Gérald Darmanin va encore plus loin et légitime les actions musclées des agriculteurs. « Il y a des coups de sang légitimes. » Cet enchaînement de communication gouvernemental interroge. « Et les Gilets Jaunes ? Et les manifestations contre la réforme des retraites ? Et les révoltes après la mort de Nahel ? » s’exclament des militants sur les réseaux sociaux.

La reconnaissance de la souffrance est devenue un critère subjectif.

S. Roché

Il faut dire que le contraste de traitement est saisissant. Le 24 janvier, le préfet de l’Eure publie un communiqué de presse sur le blocage de l’autoroute A13. Il y indique que « la situation est calme » et donne des indications aux automobilistes. Les forces de l’ordre n’interviendront pas. En mai 2023, huit mois avant, la même voie était bloquée, cette fois-ci, par des militants écologistes contre la construction du contournement Est de Rouen. À l’époque, le préfet condamnait fortement cette « action irresponsable » qui provoquait un « trouble grave à l’ordre public ». Neuf personnes avaient fini en garde à vue.

« Le gouvernement n’applique pas les mêmes règles à tous, il est devenu partial », explique Sebastian Roché. « La reconnaissance de la souffrance est devenue un critère subjectif. » Il fait le lien avec, par exemple, les évacuations de sans-abri et réfugiés dans Paris. « Ce ne sont pas des gens qui souffrent ? »

Calculs partisans

Sur Public Sénat, Yannick Jadot, sénateur écologiste et ancien candidat à l’élection présidentielle, a dénoncé le fait que si les écologistes entreprenaient « le millième de ce qui se passe aujourd’hui », ils se retrouveraient « en prison et condamnés ». Mais pour Gérald Darmanin, sur TF1, « il n’y a pas deux poids, deux mesures ». Pourtant, ces derniers mois, certains agriculteurs ont aussi dû faire face à la répression lorsqu’ils défilaient aux côtés des « écoterroristes », comme le ministre de l’Intérieur a appelé les écologistes opposés aux mégabassines à Sainte-Soline. Ces agriculteurs, ce sont celles et ceux, de la Confédération paysanne, un syndicat minoritaire placé à gauche.

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Ce 25 janvier, ils ont rejoint la gronde agricole aux côtés de la FNSEA et des JA (la branche jeunes de la FNSEA) qui bénéficient d’une oreille extrêmement attentive, voire complaisante du gouvernement. Nicolas Girod, porte-parole national de la Confédération paysanne à l’époque des manifestations à Sainte-Soline, avait écopé de 1 000 euros d’amende et interdiction de circuler dans les Deux-Sèvres pendant trois ans. Aujourd’hui, aucun agriculteur n’a été arrêté, même quand le 24 janvier, les grilles de la préfecture de l’Aude étaient incendiées, devant des CRS statiques. « La police comprend ces agriculteurs. Même nous en ce moment, on est en mobilisation, donc on comprend tout ça », a indiqué Johann Cavallero, représentant du syndicat Alliance Police CRS sur RMC.

Le ministre de l’Intérieur, pour appuyer ses propos, explique que « les agriculteurs travaillent ». Le droit de manifester s’adapterait-il en fonction de son travail ? Les non-travailleurs, comme certains retraités ou étudiants, n’auraient donc pas ce droit fondamental ? Les débordements ne seraient légitimes qu’en fonction du statut social ? Pourtant, la majorité des Gilets jaunes ayant exprimé leur désespoir étaient des travailleuses et travailleurs. Comme le révélait Basta! en septembre 2019, 3 000 condamnations ont été prononcées, dont 1 000 peines de prison ferme, rien qu’à leur encontre. Les manifestations contre la réforme des retraites rassemblaient, elles aussi, de nombreuses professions.

« Ce sont des calculs partisans dans un raisonnement qu’on peut imaginer de réflexion autour des bénéfices et des coûts », explique Sebastian Roché avant de rajouter, « ils pratiquent la désescalade sans le savoir. » Une tactique que l’on retrouve ce vendredi 26, avec la fermeture de plus de 400 km d’autoroute dans le Sud, par précaution. « Du jamais vu », selon Vinci.

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Quelques heures plus tard, un bâtiment de la MSA, mutualité sociale agricole, est entièrement incendié par des agriculteurs. Sur différentes vidéos, alors que des tracteurs défoncent le bâtiment, les forces de l’ordre ne sont pas présentes. « Il n’y a plus de colonne vertébrale, pour Sebastian Roché. On ne peut pas trouver de logique, mais seulement une lecture opportuniste d’un gouvernement qui décide de ne plus appliquer les mêmes règles. »

Une tolérance qui interroge

Face à Gérald Darmanin, Gilles Bouleau, le présentateur du 20 h de TF1, rappelle les nombreuses dégradations commises par des agriculteurs ces derniers jours. « Est-ce que les agriculteurs s’en prennent aux policiers ou aux gendarmes ? », répond le ministre de l’Intérieur, laissant entendre que les autres mouvements sociaux ne s’en privent pas. Oui, mais les forces de l’ordre ne les empêchent pas de réaliser leurs actions, voire ne sont pas présentes. C’est pourtant ce même ministre qui affirmait, le 5 octobre lors d’une commission d’enquête sur les groupuscules violents, que « les biens sont aussi importants que les personnes »

La prochaine fois, on va faire nos manifestations avec des tracteurs, ça sera peut-être plus simple.

S. Binet

Les autres professions ne semblent pas avoir le même traitement de faveur. Lors de la réforme des retraites, des syndicalistes bloquant des raffineries et des dépôts pétroliers ont eu à faire face aux forces de l’ordre qui tentaient de les déloger. Toujours pendant la mobilisation contre la réforme des retraites, les manifestations ont été le lieu de nombreuses violences policières. Rien que le 23 mars 2023, un syndicaliste SUD-Rail a perdu l’usage d’un œil suite à un jet de grenade et une travailleuse sociale a eu le pouce arraché à Rouen.

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« L’ordre, l’ordre, l’ordre ». Le 24 juillet, Emmanuel Macron scandait cette devise, après les révoltes dans le sillage de la mort de Nahel. Des mots qui résonnent étrangement pour de nombreuses personnes alors que les agriculteurs bénéficient de clémence. « Il n’y a pas deux poids, deux mesures. » Il semblerait que si. Ce vendredi 26 janvier, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a ironisé sur France 2 : « La prochaine fois, on va faire nos manifestations avec des tracteurs, ça sera peut-être plus simple. »

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