« Par le sport, j’ai appris à ne rien lâcher »

Abd-Allah, 22 ans, livreur de colis, vient d’obtenir son diplôme d’éducateur sportif. Une victoire pour ce jeune homme qui a grandi en foyer et a trouvé dans le dépassement physique de la sérénité et une voie d’émancipation.

• 29 avril 2024
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« Par le sport, j’ai appris à ne rien lâcher »
© Johann Walter Bantz / Unsplash

À l’âge de 5 ans, j’ai été placé en foyer par l’Aide sociale à l’enfance car mon père est décédé et ma mère souffrait de bipolarité. Durant mon enfance, j’ai fait beaucoup de bêtises, beaucoup de crises. Rien ne parvenait à me canaliser. Le sport aurait pu être le moyen parfait pour que je puisse me défouler, apprendre à gérer mes émotions, mais personne n’a jamais voulu m’inscrire dans un club. À 13 ans, mon rêve était de faire de la boxe, mais on m’a répondu : « Si tu commences la boxe, tu vas vouloir taper tout le monde ! » Préjugé. Je voulais juste gagner un peu de confiance en moi pour pouvoir me défendre si quelqu’un s’en prenait à moi. Là où j’ai grandi, savoir se défendre est quasiment obligatoire.

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À l’adolescence, je me suis réfugié dans la drogue et j’ai fréquenté les mauvaises personnes au mauvais moment. Pourtant, j’ai essayé plusieurs fois de m’en sortir en cherchant une école ou une formation. Je rechutais sans cesse car je me sentais très seul et je me disais : « Ça ne sert à rien de s’accrocher car, même si je suis riche et que j’ai un bon travail, je me sentirai toujours seul et triste. » Alors je lâchais tout.

Durant tout ce temps, j’ai enchaîné les prises en charge : foyers, services d’accueil d’urgence, familles d’accueil, hôtel social… Jusqu’à ce qu’à l’âge de 17 ans je sois orienté à l’association Rencontre 93 (1). Là, on m’a enfin demandé ce que je voulais faire. Ma seule réponse : du sport. Juste du sport. J’ai rencontré un éducateur sportif qui m’a fait faire de la lutte, m’a emmené nager à la piscine et même skier lors d’un séjour à la montagne. Un jour, j’ai décidé de l’accompagner lors d’un footing. Au bout de trente minutes de course, je n’en pouvais plus, mais je n’ai rien lâché ! Puis j’ai couru de plus en plus, et de plus en plus vite, jusqu’à courir un semi-marathon ! Mon éducateur m’a ensuite inscrit dans l’une des plus grandes salles de boxe anglaise, qui se trouve juste à côté de chez moi, et j’ai enfin réalisé un de mes rêves de gosse.

1

Abd-Allah* a bénéficié au sein de l’association Rencontre 93 d’un dispositif d’accueil personnalisé mis en place par le conseil départemental de la Seine-Saint-Denis pour des jeunes dits « en très grande difficulté ».

(* Le prénom a été modifié.)

J’ai continué à me surpasser dans ces sports et, petit à petit, j’ai fait le parallèle avec ma vie. J’ai pris conscience que je ne voulais pas rester livreur toute ma vie. J’ai commencé une formation d’éducateur sportif et j’ai obtenu mon diplôme. Grâce au sport, j’ai appris à ne rien lâcher pour atteindre mes objectifs de vie. Quand je m’inscris à une course comme le semi-marathon, je me fixe toujours un chrono précis à réaliser ; pour y parvenir, je suis obligé de me donner à fond à chaque séance d’entraînement. À force d’assiduité et de travail, j’y arrive à chaque fois.

J’ai découvert que la solitude et la tristesse peuvent être des ressources précieuses pour améliorer les performances sportives.

Avant, je n’aimais pas mon corps, et c’est vrai qu’au début je n’avais pas encore ce goût pour la compétition et le dépassement de soi. Je voulais faire du sport pour être beau, me sentir beau tout simplement. J’avais honte de faire du sport car j’avais peur du ridicule, je subissais énormément le regard des autres. Avec les entraînements réguliers, mon corps a changé, évidemment, mais aussi mon esprit : pour faire des pompes ou des tractions en extérieur, devant des mecs qui en font tous les jours, faut avoir un sacré mental ! Aujourd’hui, je me fiche du regard des autres. Et je me regarde moins aussi, j’ai gagné en humilité et en tolérance.

Les ressentiments qui m’habitaient depuis l’enfance ont presque disparu.

Les ressentiments qui m’habitaient depuis l’enfance ont presque disparu. J’ai découvert que la solitude et la tristesse peuvent être des ressources précieuses pour améliorer les performances sportives. Certains sportifs ont besoin qu’on les regarde pour être performants, d’autres ont juste besoin de se rappeler à quel point ils ont été tristes, et tout ce qu’ils ont vécu de douloureux. Comme le grand champion de boxe muay thaï Youssef Boughanem, que j’admire. Il est devenu orphelin à l’adolescence, alors il a décidé de quitter son quartier de Bruxelles avec son frère pour aller vivre en Thaïlande, où ils se sont perfectionnés en sport de combat, sans l’aide de personne. Ils racontent très bien comment le sport les a aidés à tenir le coup et leur a sans doute évité de mal tourner.

Parfois, lors d’une compétition ou d’un entraînement, je me répète que je ne peux pas lâcher car j’ai vécu pire que ça ; parfois, je me dis : « Est-ce que t’as vraiment mal, là ? Tu n’as pas eu plus mal que ça dans ta vie ? » Et je ne lâche pas.


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