Chez les pêcheurs de la Manche, le Brexit fait encore des vagues

L’archipel des Minquiers a été le théâtre d’une manifestation inédite mi-octobre : des navires normands, bretons et jersiais se sont rassemblés pour manifester leur colère contre l’administration et les conséquences de la sortie du Royaume-Uni de l’UE.

Guy Pichard  • 30 octobre 2024 abonné·es
Chez les pêcheurs de la Manche, le Brexit fait encore des vagues
Le 17 octobre, une quarantaine de bateaux de pêche français et britanniques ont exprimé des inquiétudes communes.
© Guy Pichard

« Il y a des fileyeurs, des caseyeurs et nous, les coquillards (1), c’est la première fois que je vois une telle manifestation. » John est formel. Le matelot du bien nommé Trafalgar n’a pas souvenir d’un tel moment de communion entre pêcheurs. Ils sont venus des ports normands de Granville, Pirou ou encore Carteret, de Saint-Malo, en Bretagne, et même de l’île anglo-normande de Jersey, afin d’exprimer leur ras-le-bol contre l’érosion continue de leurs droits et de leur accès aux zones de pêche, ainsi que la complexité administrative de leur métier.

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Différents types de bateaux de pêche en fonction de leurs techniques.

« À titre personnel, je suis sur le carreau des licences de pêche pour aller dans les eaux de Jersey, car l’administration n’avance pas sur mon futur bateau, qui sera mis à l’eau prochainement », dénonce Emmanuelle Marie, matelot sur le caseyeur La Petite Laura et coordinatrice du mouvement des pêcheurs. Qu’importe la taille de son embarcation ou sa technique de pêche, chaque pêcheur artisan présent ce 17 octobre peste contre les administrations française et britannique, coupables à leurs yeux de les laisser dans le brouillard sur leur avenir.

Si ce mouvement peut faire penser à la grogne de certains agriculteurs, la comparaison s’arrête là, car la situation fait figure d’exception géopolitique. Dans les années 2000, les accords de la baie de Granville régissaient l’activité halieutique dans cette zone à cheval sur les régions de Normandie, de Bretagne et des eaux de Jersey.

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« Même s’ils n’étaient pas parfaits, ces accords nous protégeaient tous, pêcheurs français et de Jersey. La loi était la même pour tout le monde », explique Andy Hibbs, un pêcheur de crustacés assis près de sa cabane, sur l’île de la Maîtresse-Île aux Minquiers. C’est autour de cet îlot britannique de moins d’un kilomètre carré qu’ont donc décidé de se rassembler une quarantaine de petits navires halieutiques, soit environ cent cinquante membres d’équipage. Tous pointent une raison principale à leurs maux : le Brexit.

Les révoltés des Minquiers

Depuis le 31 janvier 2020, le Royaume-Uni a quitté l’Union européenne (UE), et les îles anglo-­normandes ont été contraintes de suivre le mouvement, bien qu’exclues du référendum et farouchement contre. Côté pêche, les accords de la baie de Granville sont alors devenus caducs. Il a fallu tout renégocier avec un nombre d’interlocuteurs démultipliés.

Les pêcheurs de cette partie de la Normandie sont encerclés entre la Bretagne et Jersey.

L. Aumont

« Ces îles sont passées à la trappe lors des négociations du Brexit au Parlement européen », se souvient Caroline Roose, à l’époque eurodéputée EELV et membre de la commission pêche au sein du Parlement. « Au Royaume-Uni, le monde de la pêche regrette le Brexit, et ce sujet est un peu oublié actuellement en France, d’autant que Michel Barnier était ‘Monsieur Brexit’. » Concrètement, depuis la sortie du Royaume-Uni de l’UE, les pêcheurs de cette partie de l’Hexagone ont vu diminuer drastiquement leurs possibilités d’aller pêcher dans les eaux britanniques, pourtant très proches.

« Une expression dit qu’en allumant une cigarette à la sortie du port de Carteret, le temps de la finir, nous sommes dans les eaux de Jersey », explique Lucile Aumont, chargée de mission au comité des pêches de Normandie. « C’est une proximité immédiate. En somme, les pêcheurs de cette partie de la Normandie sont encerclés entre la Bretagne et Jersey, et logiquement ils ont besoin d’aller dans les eaux de nos voisins. » Cette nouvelle frontière matérialisée a donc fait chuter de 60 % le nombre de bateaux français pouvant pêcher « à l’étranger », passant de 344 navires à 137.

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En outre, le gouvernement de l’île britannique planche sur la création d’une aire marine protégée (AMP) dans ses eaux, qui pourrait interrompre à terme une grande partie, voire la totalité, des activités humaines dans cette zone. « Les niveaux de protection sont en cours d’évaluation, et nous devons encore travailler avec les pêcheurs français et de Jersey, le gouvernement français et l’Europe pendant les cinq prochaines années », confirme par téléphone Francis Binney, responsable des ressources marines pour le gouvernement de Jersey. « L’objectif est de créer une zone d’ici à 2030. »

Contrairement à la France, les AMP britanniques constituent des zones de protection forte, où des chalutiers sont empêchés d’exercer leur pêche, tout comme les autres navires, même s’ils sont plus respectueux des fonds marins. « La création de ces aires sera terrible, prédit Emmanuelle Marie, depuis le pont de La Petite Laura. Ce seront d’abord les arts traînants qui se verront interdits en 2026, puis, en 2030, les dormants (2), soit les petits bateaux comme les nôtres. Il n’y aura plus de solution de repli ni à Jersey ni en France, car il est aussi question d’une AMP côté français, au large de l’archipel de Chausey, près de Granville. »

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Les arts traînants concernent les chaluts et les dragues, les dormants sont les casiers, les filets et les lignes.

La taxe de trop

Outre la réduction des zones de pêche, l’élément déclencheur qui a mis à l’eau tous ces navires a été l’annonce récente par les autorités de Jersey de l’instauration d’une taxe sur les navires français autorisés à venir pêcher chez elles. La goutte de trop, littéralement ! « L’idée était de faire payer entre 300 et 3 700 livres sterling par navire », détaille Lucile Aumont, du comité des pêches.

« C’était un coup de ­pression de Jersey. Nous savons qu’ils vont reculer, sans toutefois supprimer cette taxe, mais au moins réduire les montants. Les pêcheurs demandent son annulation pure et simple. » Si les professionnels de la mer britanniques paient déjà 116 livres sterling de taxe similaire, celle-ci serait harmonisée sur celle de leurs voisins français, et donc fortement augmentée, d’où la présence de pêcheurs de Jersey, eux aussi mécontents.

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Enfin, le Brexit ayant durci les contrôles aux frontières pour les marchandises, le port de Granville a perdu des agréments pour accueillir des espèces pêchées par les Britanniques. Ces derniers doivent se déporter à Saint-Malo ou Cherbourg-en-Cotentin. Un manque à gagner pour le port normand et des coûts supplémentaires en gasoil non négligeables pour les embarcations battant pavillon jersiais.

Si Fabrice Loher, le nouveau ministre délégué à la Mer et à la Pêche du gouvernement Barnier n’a pas répondu à nos sollicitations, il a tout de même écrit par SMS aux pêcheurs normands. Selon nos informations, celui qui est aussi le maire de Lorient et président de Lorient Agglomération a exprimé l’opposition de son gouvernement à la mise en place de la taxe venant de Jersey. Il s’est engagé à venir prochainement dans la région.

Les équipages sont à bout. Tant que le ministre ne sera pas venu, le mouvement continuera.

E. Marie

Une éventuelle visite qui laisse de marbre le maire de Granville, la ville étant habituée à voir passer les politiques. « Sur la venue du ministre, je me sens un peu dépité et je me mets à la place des pêcheurs. On n’y croit plus, il faut du concret », a réagi Gilles Ménard. « À l’époque, la ministre de la Mer Annick Girardin [2020-2022, N.D.L.R.] était déjà venue et elle avait prononcé des engagements au nom de l’État pour donner satisfaction aux pêcheurs. Mais ce n’étaient que des annonces », rappelle l’édile centriste.

« Son successeur, Hervé Berville [secrétaire d’État à la Mer 2022-2024, N.D.L.R.], est lui aussi venu à Granville et, depuis trois ans, l’État est censé nous équiper pour recevoir toutes les pêches de Jersey, mais la structure n’a toujours pas été créée. » Cette conjoncture d’éléments défavorables met ainsi en difficulté toute la filière halieutique de la région, qui représente environ huit cents emplois rien qu’à Granville.

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Plus généralement, toute la pêche française fait face à une succession de crises ces dernières années, allant du covid-19 au prix du gasoil, voire à la fermeture temporaire du Golfe de Gascogne ou encore au Brexit, évidemment. « Ce qui me fait peur, c’est 2026, car l’accord de sortie du Royaume-Uni va jusque-là et après c’est l’inconnu, explique l’ancienne eurodéputée Caroline Roose. Il est possible que les accès soient encore revus et que des licences sautent. À l’époque, en commission pêche, nous nous étions posé la question de l’après-2026, sans réponse. »

Il reste un peu plus d’un an à l’ensemble de la filière pour préparer de nouvelles négociations avec le Royaume-Uni. Mais, dans la baie de Granville, l’urgence, c’est maintenant, et les pêcheurs comptent réaliser d’autres actions si les choses ne bougent pas. « Les équipages sont à bout. Tant que le ministre ne sera pas venu, le mouvement continuera », conclut Emmanuelle Marie.

Société
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