Au Liban, Israël mène une guerre aux morts

Plus de 3 500 personnes ont été tuées depuis treize mois dans des bombardements israéliens, selon le ministère libanais de la Santé. Parmi les victimes, des familles entières. Des défunts que personne n’a le temps d’honorer.

Céline Martelet  et  Noé Pignède  • 27 novembre 2024 abonné·es
Au Liban, Israël mène une guerre aux morts
Des débris remplissent le cimetière de Burj al-Barajneh, au sud de Beyrouth, à la suite de bombardements.
© AFP

Ils ont été jetés sur la terre rouge et humide tout juste retournée. Six bouquets de fleurs orange fraîchement cueillies déposés au pied de six parpaings transformés en pierres tombales. Une infime touche de douceur pour rendre hommage à six enfants tués la veille dans un bombardement de l’armée israélienne sur le village de Khodor, dans la plaine de la Bekaa. « Un, deux, trois, quatre, cinq, six… Ils sont tous morts ! », lance Mohamed, le père de certaines victimes.

Sous le choc, il énumère presque mécaniquement les prénoms et les âges de ces trois filles et de ces trois garçons. La plus jeune, Arij, avait seulement 8 ans. Le 24 octobre, en plein après-midi, un bombardement a pulvérisé les deux maisons où ils se trouvaient. Mohamed a été blessé, il se trouvait juste en face dans son épicerie connue pour vendre du poulet. Il n’a rien pu faire pour sauver les enfants.

Nous ne pouvons même pas organiser de cérémonie parce que nous devons protéger nos invités.

Mohamed

Debout face aux sépultures improvisées, le crâne recouvert d’un bandage blanc, c’est la première fois qu’il vient se recueillir. Sa femme est encore hospitalisée. L’homme semble perdu, dévasté par la douleur, il n’a même pas la force de prier. « J’espère qu’ils se retrouveront tous au paradis », souffle Mohamed. Sa voix tremble.

« Pourquoi tu pleures ? Mon ami, sois fort ! », lui ordonne un homme en le prenant par l’épaule. Mohamed n’était pas présent lors des funérailles. La prière mortuaire – Salat al-Janazah – s’est faite sans lui et avec très peu de fidèles pour la réciter. Les corps ont seulement été lavés, enveloppés dans un linceul blanc et inhumés rapidement, comme le veut la tradition musulmane.

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Impossible d’organiser dignement un temps de recueillement plus long dans la vallée de la Bekaa : les avions de chasse israéliens tournent sans cesse dans le ciel. Personne n’est capable de prévoir quelle voiture, quelle maison, quel bâtiment sera pris pour cible. « Regardez à quoi ressemblent leurs tombes. C’est ainsi que nous avons dû les enterrer, s’emporte Mohamed. Nous ne pouvons même pas organiser de cérémonie parce que nous devons protéger nos invités. Il est hors de question de mettre leur vie en danger. »

La famille des enfants ne pourra pas observer une période de deuil chez elle. Elle ne pourra pas recevoir toute la journée des proches, des voisins, des anonymes, ce traditionnel défilé d’invités silencieux qui viennent honorer la mémoire des défunts. Elle ne pourra pas se rendre quotidiennement sur les tombes des enfants pendant quarante jours. Une blessure indélébile de plus.

Déluge de feu, corps entassés

À quinze kilomètres de Khodor, au sous-sol de l’hôpital Dar Al-Amal (« la maison de l’espoir »), les corps s’entassent dans la morgue. « Nous n’avons que quatre places ici, mais nous recevons de plus en plus de victimes. Ça devient impossible à gérer », raconte Hassan. Ce trentenaire, chargé de la sécurité de l’établissement hospitalier, est l’un des seuls à avoir la clé de cette morgue. « Des familles viennent ici pour reconnaître leurs proches, mais certains sont trop déchiquetés. Parfois il n’y a que des fragments de bras ou de torses. »

Au sol, sur le carrelage blanc, il reste des traces de sang. Dans un coin de cette pièce où la mort rôde, des couvertures au motif fleuri maculées d’une teinte rougeâtre. Dans l’urgence, elles ont servi à transporter les victimes des récents bombardements israéliens. Quelques tubes de prélèvements sanguins utilisés pour effectuer des tests ADN sont posés sur un meuble.

Dans la religion musulmane, chaque portion de chair doit être récupérée, tout doit retourner à la terre.

A. Allam

« Quand on reçoit des morceaux de corps, on doit les identifier un par un, parce que, dans la religion musulmane, chaque portion de chair doit être récupérée, tout doit retourner à la terre. On fait donc ces tests sur tout ce qui est retrouvé », détaille froidement Ali Allam, le directeur médical de cet hôpital planté aux portes de la ville de Baalbek. « C’est très long, parce qu’il y a trop de morts. Au Liban, seulement deux laboratoires réalisent ces tests. Donc, en attendant, on doit garder les corps. »

Lorsque des familles entières ont été décimées, les médecins légistes doivent aussi attendre que leurs proches viennent apporter des effets personnels. Une brosse à cheveux, un peigne, un bijou : des objets simples et intimes, imprégnés de leur mémoire, sur lesquels des traces d’ADN pourront être prélevées.

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Ces dernières semaines, les deux morgues de la région de Baalbek, ouvertes au début de l’épidémie de covid-19, ont atteint leur capacité maximale. Pour faire face à cet afflux de victimes, la Croix-Rouge a prévu de fournir à l’hôpital Dar Al-Amal un camion réfrigéré où les dépouilles pourront être conservées. Considérée comme un fief du Hezbollah, la vallée de la Bekaa est pilonnée sans relâche depuis plusieurs semaines. Les victimes se comptent chaque jour par dizaines.

Face à ce déluge de feu, Ali Allam redoute déjà la prochaine étape : l’ouverture d’une fosse commune où les cadavres seront enterrés provisoirement. « Les corps seront placés dans des sacs et on glissera juste un papier avec le nom de la personne et la date de son décès, précise le directeur de l’établissement hospitalier. On n’aura pas le choix si on ne sait plus où les mettre. » Car, si la plupart des familles parviennent encore à récupérer les corps de leurs proches, certaines ont quitté Baalbek.

Dès lors, l’hôpital se met en quête de parents plus éloignés, souvent déplacés dans d’autres régions du Liban. Mais beaucoup refusent de revenir dans la Bekaa, par crainte d’être eux aussi pris pour cible. Dix jours après notre rencontre, Ali Allam a été tué dans un bombardement ciblé sur sa maison, aux côtés de six de ses employés. Depuis le début des affrontements au Liban le 8 octobre 2023, au moins 222 soignants ont été tués par Israël.

Morts privés de sépultures

Derrière le décompte macabre publié quotidiennement par le ministère de la Santé libanais, s’entassent déjà des défunts sans sépultures. Dans un hôpital près de la ville de Nabatieh, les corps sont enfouis à la hâte dans un terrain vague par un infirmier devenu fossoyeur. Aux alentours de Saïda, plus au nord, ce sont des civils qui creusent eux-mêmes des tranchées, alignant les dépouilles de leurs proches entre quelques parpaings.

À Beyrouth, d’autres corps s’amoncellent dans des préfabriqués frigorifiques gardés par les hommes du Hezbollah. Originaires du sud, ils ne peuvent pour l’instant pas être inhumés sur leurs terres. Le 1er octobre dernier, Israël a enjoint aux habitants de ne pas se rendre dans cette région « à bord de véhicules », pour leur « propre sécurité ». Pour les victimes natives de localités désormais occupées par Israël, le retour sur leurs terres pourrait même être impossible.

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Si les objectifs de guerre de Tel-Aviv restent flous, plusieurs responsables israéliens plaident pour l’établissement d’une « zone de sécurité » le long de la frontière. Sur quelques kilomètres de profondeur, a minima, leur armée pourrait ainsi empêcher le retour des habitants. Pour ce faire, l’envahisseur a déjà détruit 29 villages accusés d’abriter des infrastructures du Hezbollah.

En une seconde, des centaines de tonnes d’explosifs ont rayé des hameaux de la carte, comme Mhaibib, le 17 octobre. Et les cimetières ne sont pas épargnés : selon les révélations de Libération, la centaine de sépultures de ce village a ensuite été rasée au bulldozer. Des images satellites montrent le même procédé utilisé dans au moins trois autres localités frontalières.

Alors que les vivants s’enfoncent dans la guerre, les morts devront attendre la paix.

Un effacement de la mémoire qu’Israël justifie par la présence supposée de tunnels de la milice chiite sous les caveaux. Dans une vidéo publiée le 10 novembre, les soldats israéliens ­filment une cache d’armes souterraine à proximité de stèles, sans en donner la localisation exacte. Des allégations invérifiables : comme dans la bande de Gaza, la zone envahie au Liban reste interdite d’accès aux journalistes, sauf dans le cadre d’opérations de propagande soumises à la censure militaire, et escortés par des communicants en treillis.

Dans ce Sud-Liban déserté, où les ambulances sont prises pour cibles par dizaines depuis le début du conflit, les Libanais craignent que ce soit au tour des corbillards. À l’instar du chef du Hezbollah Hassan Nasrallah, enterré provisoirement dans un lieu tenu secret depuis son assassinat, le 27 octobre, les obsèques des victimes anonymes restent suspendues à une trêve. Alors que les vivants s’enfoncent dans la guerre, ces morts devront attendre la paix.

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