« Le Kremlin a une rhétorique orwellienne autour de la paix »

La chercheuse Aude Merlin, spécialiste de la Russie et du Caucase, explique comment la propagande et la répression permettent à Poutine de poursuivre la guerre en Ukraine.

Pauline Mussche  • 13 mai 2025 abonné·es
« Le Kremlin a une rhétorique orwellienne autour de la paix »
© Hanna Balan / Unsplash

Alors que des propositions de trêve ont été formulées par Kyiv et ses alliés, le Kremlin refuse les négociations et continue de bombarder l’Ukraine. Pour Aude Merlin, chercheuse en science politique à l’Université libre de Bruxelles, « si Poutine recule, il n’existe plus politiquement ». En Russie, les voix dissidentes ont subi la répression ou l’exil et la propagande est intense. Au point que si la guerre se terminait, ni les récits ni les retours des cercueils ne pourraient, semble-t-il, provoquer une onde de choc dans la société russe, sans changement politique.

Les scénarios de paix seraient-ils plus déstabilisateurs pour le régime de Vladimir Poutine que la guerre ?

Aude Merlin : D’une certaine façon, dès 2014 avec l’annexion de la Crimée, Poutine s’est engagé dans une fuite en avant. S’il recule, il n’existe plus politiquement. La structure de l’économie est aussi différente, avec une « économie de la mort » comme la qualifie l’économiste russe, Vladislav Inozmetsev. 40 % du budget annuel est maintenant alloué à la guerre, ce qui avoisine les 8 % du PIB.

Peut-on dire qu’il y a un consentement à la guerre en Russie ?

Dans une société où la parole n’est pas libre, on ne saura jamais de quelle nature et en quels termes on peut mesurer le consentement. Depuis 2014, le récit officiel russe sur ce qui se passe en Ukraine, notamment dans le Donbass, parle d’une réaction à une « offensive nazie ». C’est le récit officiel, diffusé à longueur de journée sur les chaînes officielles en Russie. Elle est assortie d’une hypermobilisation de la rhétorique sur la victoire du 9 mai 1945 contre le nazisme (‘fascisme allemand’ dans les slogans soviétiques).

Cette guerre est pour beaucoup une déchirure, d’autant que beaucoup de familles sont mixtes, russo-ukrainiennes.

Il y a bien sûr des expériences de guerre et des récits alternatifs dans les familles mais le récit officiel est surplombant. On a pu voir des citoyens russes le 9 mai 2025 venir voir la parade eux-mêmes vêtus d’uniformes de soldats soviétiques. Étant donné la tragédie qu’a été la Seconde Guerre mondiale pour la population soviétique (28 millions de morts), et la façon dont le récit sur le sacrifice du peuple russe a été martelé, la société russe accueille en grande partie ce récit, qui ne cesse de relier l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et l’histoire de la guerre en Ukraine.

Certains travaux sociologiques qualitatifs qui se poursuivent en Russie, montrent que la société n’est pas dans sa totalité complètement pour la guerre. Si on fait abstraction du million de Russes qui ont quitté le pays, on sait que dans certains segments de la société il subsiste un doute, un scepticisme, une forme de distance par rapport au discours du Kremlin. Cette guerre est pour beaucoup une déchirure, d’autant que beaucoup de familles sont mixtes, russo-ukrainiennes.

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Parler de consentement suppose sans doute d’aborder une société dans son ensemble et relève de la gageure. A minima, il convient de mentionner la place de la composante économique dans l’engagement de Russes en Ukraine : la solde versée aux volontaires russes qui s’engagent militairement au front est considérable. Ce n’est pas un hasard si les régions pauvres de Russie comme le Daghestan ou la Bouriatie constituent un réservoir de combattants potentiels.

Comme vous l’avez décrit dans un article de La Revue Nouvelle avec Anne Le Huérou, en plus des lois déjà en place comme celle sur les agents de l’étranger, les lois adoptées en mars 2022 ont permis de réprimer toute voix dissonante. Quelles ont été les formes de résistance possible dans ce contexte ?

Tout montre que tenter de vivre en Russie en essayant de protester, est devenu quasiment impossible. Il peut subsister certaines formes très discrètes comme le fait de porter un petit accessoire jaune et bleu aux couleurs de l’Ukraine, déposer une fleur sur le monument de Lessia Oukrainka [poétesse ukrainienne, N.D.L.R.], mais même cela est punissable. Il y a aussi eu une aide matérielle et logistique importante accordée par des citoyens russes aux Ukrainiens en transit sur le territoire russe : la solidarité ne prenant pas nécessairement la forme d’une protestation politique.

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Je constate, par exemple, que certains amis et collègues critiques, qui étaient courageusement restés en Russie depuis 2022 sont en train de perdre espoir et prennent la décision de quitter le pays. L’opposition russe en exil se réunit quant à elle en essayant d’avancer et de se projeter, malgré ses propres divisions. Certaines questions, comme la question décoloniale, au sein des mouvements nationaux représentant les peuples non russes de Russie ne peuvent s’exprimer qu’en exil.

Quels sont les effets de la répression ?

On compte aujourd’hui 495 prisonniers politiques d’après l’ONG Mémorial. On n’est pas dans une purge de masse comme sous Staline en 1937, mais le Kremlin envoie des messages forts d’avertissement à tous les protestataires potentiels. Il y a un gouvernement par la peur qui s’articule au discours consensuel sur le bien-fondé de cette « opération militaire spéciale », nom officiel de cette guerre. Une majorité de la population reste dans son business as usual et cherche à ne pas être exposée.

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Plus d’un million de Russes ont quitté la Russie. La partie de la population qui a quitté après le 24 février 2022 était profondément opposée à cette guerre d’agression, ceux qui ont quitté après le 21 septembre 2022 – date de la mobilisation partielle – voulaient éviter d’y être envoyés. Il y a aussi un exil intérieur difficile à quantifier mais que l’on peut observer. Des citoyens russes qui se replient sur eux-mêmes, d’autres qui se cachent dans des datchas à la campagne. Certains ont décidé de se taire, de ne jamais dire ce qu’ils pensent, ou seulement à leur très proches.

Dans Les cercueils de zinc, l’écrivaine Svetlana Alexievitch racontait la guerre d’Afghanistan et la façon dont la population avait compris la violence qui s’y était exercée en voyant revenir les cercueils des soldats soviétiques. Est-ce qu’il y a le même risque avec la fin de la guerre en Ukraine ?

Si cela ne s’accompagne pas d’une démocratisation politique, je ne suis pas certaine que ça puisse arriver. Car entre-temps, il y a eu la deuxième guerre de Tchétchénie, dans un contexte où le régime de Poutine suscitait l’adhésion. Il incarnait l’ordre en contraste avec la période d’Eltsine, qui était celle du chaos. Après la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2009), ni le retour des récits, ni le retour des cercueils n’ont suscité d’effets de choc.

On a simplement vu que la violence perpétrée par les soldats russes en Tchétchénie pouvait se répliquer en Russie même à l’occasion du nettoyage perpétré à Blagovechtchensk, en 2001. Une des différences essentielles entre la première (1994-1996) et la deuxième guerre de Tchétchénie tient à l’évolution du régime politique russe, à l’accès des journalistes aux terrains de guerre et de façon plus générale à l’espace politique dévolu au pluralisme.

Il est peu probable que le retour des cercueils fasse un effet de choc.

Aujourd’hui, la propagande de guerre est tellement massive qu’il est peu probable que le retour des cercueils fasse un effet de choc, dans un contexte où le récit est celui de se battre pour le bien, avec une dimension sacrificielle valorisée dans l’histoire russe. Encore la semaine dernière, le 9 mai 2025 sur la place rouge, on a vu dans un reportage photographique publié par Le Monde, une manifestante fière de son arrière-grand-père qui avait péri durant la « Grande guerre patriotique » et de son mari qui était mort en Ukraine. Elle était fière du sacrifice apporté par son mari.

Quels discours tient le Kremlin au sujet de la paix ?

La paix a toujours fait partie du logiciel discursif du Kremlin. Il y a une inversion, une rhétorique orwellienne : « Le ministère de la Paix fait la guerre ; le ministère de la Vérité ment ». Il présente la situation comme celle d’une Russie qui se défend contre une forme de colonisation. Tout est présenté comme le retour de la paix dans les territoires occupés. Le discours russe consiste à dire qu’ils rétablissent le bien et la paix contre ce qui serait une « offensive nazie ». Y compris à l’époque soviétique, en pleine intervention d’Afghanistan par exemple, on pouvait voir des slogans « Paix dans le monde ».

Si les territoires ukrainiens restaient sous domination russe, la Russie serait-elle obligée de mener une guerre diffuse pour maintenir sa domination, comme l’écrivait récemment la chercheuse Anna Colin Lebedev ?

La situation du Donbass et de la Crimée diffère, en effet. Dès 2014, on voit la différence dans les procédés du Kremlin. La Crimée a été annexée sans un coup de feu avec, semble-t-il, un assentiment d’une partie importante de la population même si le référendum était frauduleux. Dans le cadre du Donbass, c’est différent. À chaque fois qu’il y a eu une reprise du territoire par les Ukrainiens, ça a été la libération, la bouffée d’oxygène.

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Dans les territoires occupés, des tentatives et velléités de résistance perdurent. Tout dépend de l’issue des possibles négociations. Si l’Ukraine était forcée à capituler, ce qu’elle est déterminée à ne pas faire, ces territoires seraient en effet un défi important pour le Kremlin. Comme le rappelait Anna Colin Lebedev récemment, dans une émission à la RTBF, les modi operandi du Kremlin qui visent à faire taire toute forme de résistance aboutissent aux résultats inverses en Ukraine. Ils ne font que redoubler de détermination les Ukrainiens dans leur résistance.

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Publié dans le dossier
Ukraine, Russie : le mirage de la paix
Temps de lecture : 9 minutes

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