« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »

Alors qu’ArcelorMittal a annoncé un vaste plan de suppressions de postes, la CGT a décidé d’entamer une « guerre » pour préserver les emplois et éviter le départ du producteur d’acier de l’Hexagone. Reynald Quaegebeur et Gaëtan Lecocq, deux élus du premier syndicat de l’entreprise, appellent les politiques à envisager sérieusement une nationalisation.

Pierre Jequier-Zalc  • 27 mai 2025 abonné·es
« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »
Gaëtan Lecocq et Reynald Quaegebeur (à gauche et au milieu), à Dunkerque, le 26 mai 2025.
© Pierre Jequier-Zalc

Gaëtan Lecocq est technicien logistique chez ArcelorMittal, désormais secrétaire général de la CGT ArcelorMittal France à Dunkerque, élu au comité social et économique (CSE) depuis sept ans. Reynald Quaegebeur, technicien de maintenance à l’aciérie, est délégué syndical central de la CGT ArcelorMittal France. Les deux élus du puissant syndicat ont participé à la réalisation du rapport « Nationaliser ArcelorMittal : une nécessité sociale, industrielle et écologique«  écrit par les économistes Tristan Auvray et Thomas Dallery.

La direction d’ArcelorMittal a annoncé un vaste plan de 636 suppressions de postes, notamment sur le site de Dunkerque, il y a quelques semaines, comment avez-vous accueilli cette annonce ?

Gaëtan Lecocq : On ne l’a pas accueillie, on le savait. Depuis juin 2024, on se bat pour éviter ce fiasco industriel et social qui était prévisible depuis plusieurs mois. Les politiques nous riaient au nez quand on essayait de les avertir. Aujourd’hui, ils n’arrêtent pas de m’appeler, ils sont en panique. Par exemple, en novembre dernier, on a rencontré le président de la région des Hauts-de-France, Xavier Bertrand. Ça ne s’est pas très bien passé. Il nous répétait que c’était impossible qu’ArcelorMittal Dunkerque tombe, qu’il n’y avait aucun signal négatif.

Qu’est-ce qui vous a alerté en juin 2024 ?

G. L. : En juin 2024, notre direction a annoncé la mise au placard des projets de décarbonation (1). Or, nous avons l’obligation de décarboner notre production à l’horizon 2030, donc si on ne décarbone pas, on va crever, tout simplement.

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Mesures et techniques permettant de réduire les émissions de dioxyde de carbone.

Pourtant, un projet de décarbonation, à hauteur d’1,8 milliard d’euros dont 850 millions d’euros d’aides publiques, était sur les rails depuis 2021. Comment la direction a-t-elle justifié son revirement ?

Reynald Quaegebeur : Ils se sont appuyés sur le fait que l’Europe ne protège pas assez ses frontières des importations. Ils ont aussi trouvé des raisons économiques, comme le coût de l’énergie ou celui de la main-d’œuvre qui sont, à leurs yeux, toujours trop chers. Mais ce sont des excuses qu’on entend de la part de nos dirigeants depuis des années. Et puis, il ne faut pas se voiler la face, Mittal espérait sans doute encore plus de subventions, au-delà des 850 millions d’euros promis par l’État.

Mittal est un fossoyeur, il a pillé notre savoir-faire, nos compétences, nos brevets.

G.L.

G. L. : Il faut être clair, Mittal ne fera aucun projet de décarbonation, que ce soit à Dunkerque ou en Europe. J’en suis convaincu. Mittal est un fossoyeur, il a pillé notre savoir-faire, nos compétences, nos brevets et là il est en train de tout délocaliser en Inde et au Brésil. Il va profiter de nos outils de production jusqu’à la moelle et, après, il va nous jeter comme des merdes. Voilà la réalité des choses. Et les politiques commencent à se réveiller parce qu’ils se rendent compte qu’ils ont été roulés dans la farine.

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R. Q. : À l’arrivée de Mittal en 2006, en France, on avait huit hauts fourneaux en activité. Aujourd’hui, on n’en a plus que trois. Tous les hauts-fourneaux ont été fermés, la baisse des capacités de production a été organisée par Mittal. Le groupe a ouvert les portes aux importations et aujourd’hui il se plaint qu’il y a trop d’importations. Mais c’est lui-même, en organisant délibérément la baisse de nos capacités de production, en fermant des hauts fourneaux et en laissant nos installations vieillir, qui a créé l’appel d’air.

Surtout, ce plan de licenciements arrive après plusieurs plans similaires sur d’autres sites d’ArcelorMittal depuis une bonne dizaine d’années…

R. Q. : Je suis arrivé à Dunkerque en 2005. On était 5 000 salariés en CDI. Vingt ans après, on est 3 200. Il n’y a pas eu de licenciements, simplement des départs en retraite qui n’ont pas été remplacés, ou très peu, à hauteur d’un sur trois seulement. En parallèle, on a laissé crever les installations, en faisant le minimum pour dire qu’elles tiennent, et en obtenant des gains de productivité avec l’attrition naturelle du personnel. Mais, aujourd’hui, on n’y arrive plus. Nos installations sont dans un état déplorable, nous sommes en sous-effectif constant, on a perdu énormément de compétences et de savoir-faire avec le départ des anciens qui sont partis sans pouvoir faire de transmissions. Cela fait des années qu’on dit qu’on va droit dans le mur. Aujourd’hui, on y est.

Reynald Quaegebeur : « On a plus de 350 alternants tous les ans sur nos sites. Un chiffre qui a au moins triplé depuis la hausse des aides de l’État sur ce sujet. Ce sont des gamins qu’on forme, mais qu’on ne garde pas. » (Photo : Pierre Jequier-Zalc.)

Vous parlez d’une perte de compétences, mais vous formez quand même chaque année des alternants, n’est-ce pas ?

R. Q. : Tout à fait. On a plus de 350 alternants tous les ans sur nos sites. Un chiffre qui a au moins triplé depuis la hausse des aides de l’État sur ce sujet. Ce sont des gamins qu’on forme, mais qu’on ne garde pas. On en embauche à peine 10 % par an. Et après, on nous dit qu’on n’arrive pas à trouver les compétences.

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G. L. : Désormais, les alternants remplacent les CDI. Comme ça, le jour où on fermera, ça ne leur coûtera rien de les jeter. Tout est déjà préparé. Un autre exemple : dans les 636 suppressions de postes annoncées, il y a environ 80 postes de maintenance qui sont concernés, alors qu’ArcelorMittal se plaint de ne pas réussir à recruter de mainteneurs et qu’on est en déficit de maintenance. Pour nous tuer, ils ne pouvaient pas faire mieux. Mes mots sont forts mais à la hauteur de ce qui est en train de se passer, et je les assume : ils nous sabotent industriellement.

Vous décrivez une situation très alarmante. Pour vous, depuis quand Mittal a-t-il la volonté, comme vous le pensez, de fermer les sites français ?

R. Q. : On avait des doutes depuis longtemps, mais on en a la certitude depuis juin 2024. Ils ont commencé à parler du projet de décarbonation en 2018. Le covid a mis un coup d’arrêt au processus, mais celui-ci a été relancé ensuite avec des enquêtes et des débats publics. Durant cette période, on y croyait, vraiment. Puis il y a eu l’accord sur la subvention publique de 850 millions d’euros. En 2023, la Commission européenne a validé cette subvention. Tout était sur les rails, on pensait que ça allait démarrer. Sauf qu’à partir de là ils ont commencé à tourner autour du pot.

Toutes les excuses sont bonnes pour dire ‘on ne fera rien’.

R.Q.

Initialement, le haut-fourneau numéro 4 (HF4), le plus grand d’Europe, devait connaître une réfection complète, puis ils se sont rétractés vers une simple maintenance « bas de gamme ». Et, en juin 2024, ils ont fini par nous annoncer que les projets de décarbonation étaient suspendus, à cause du prix de l’énergie, de la guerre en Ukraine, etc. Bref, toutes les excuses sont bonnes pour dire « on ne fera rien ». Donc on arrive à une situation où on ne voit aucune décarbonation se profiler en Europe dans les mois, voire dans les années qui viennent.

Au début, ArcelorMittal parlait d’1,8 milliard d’euros d’investissement pour la décarbonation. Après l’annonce du PSE, votre direction a finalement annoncé un investissement d’1,2 milliard d’euros pour la construction de seulement un four électrique. Comment analysez-vous cette annonce ?

R. Q. : C’est de la communication. De l’enfumage. Avec 1,8 milliard d’euros, les dirigeants prévoyaient la construction de deux fours électriques, et d’un DRI [un procédé de fabrication économe en énergie] pour une production estimée, à terme, à 5 millions de tonnes d’acier par an. Aujourd’hui, ils nous parlent d’un seul four électrique, qui produit 1,5 million de tonnes, pour 1,2 milliard d’euros. Il sera plaqué or leur four ! Ils se foutent de nous, ce n’est qu’un effet d’annonce, ils n’ont pas l’intention de mettre un euro là-dedans. Ils veulent que l’État investisse, que l’Europe investisse, mais eux ne mettront pas de pognon.

Gaëtan Lecocq : « Pour moi, l’acier est un bien commun, au même niveau que l’eau ou l’électricité. Aucune PME, aucune TPE, aucune entreprise industrielle ne peut se passer de l’acier. » (Photo : Pierre Jequier-Zalc.)

G. L. : S’ils ont fait cette communication, c’est à cause du bordel qu’on a créé. Ils ont été obligés de sortir du bois. Nous, nous avions anticipé ces annonces, on a pu commencer à se préparer, à créer un réseau en rencontrant des politiques, au niveau local, national et européen. Dans leur stratégie de saboter les usines françaises, on est une épine dans leur pied. Je sais, de source sûre, que notre patron français, Alain Le Grix de la Salle, a d’ores et déjà dit que s’il n’y avait pas de projet de décarbonation réalisé en 2029, il n’y aurait plus d’ArcelorMittal en France. Or, la mise en production d’un four électrique, entre la construction et le process, dure quatre ans. Donc, si on ne lance pas de projet cette année, on est condamné. Nous, on ne veut plus de Mittal. Qu’il nous laisse nos outils de production et qu’il dégage.

Justement, quelles seraient, selon vous, les solutions pour éviter cela ?

G. L. : Il y a deux solutions. La première a été murmurée par Xavier Bertrand. Il souhaite organiser une table ronde avec Mittal, les partenaires sociaux et les politiques au niveau national et des territoires concernés. Pour savoir si Mittal s’engage, vraiment, dans la décarbonation, avec un calendrier, un planning précis, des engagements, etc. Sa demande, qui date d’il y a trois semaines, n’a toujours pas reçu de réponse. C’est logique car Mittal le roule dans la farine depuis des mois.

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La seconde, qui est plus compliquée, c’est que ça se joue au niveau de l’Europe. Il faut que ce soit l’UE qui mette des protections sociales et environnementales aux frontières pour qu’on puisse produire de l’acier vert, et nous y sommes favorables. Sophie Binet, la secrétaire générale de la CGT, a évoqué la création d’un Airbus européen de l’acier. J’aime cette idée. Pour moi, l’acier est un bien commun, au même niveau que l’eau ou l’électricité. Aucune PME, aucune TPE, aucune entreprise industrielle ne peut se passer de l’acier, elles en consomment toutes tous les jours. Demain, si on n’a plus d’acier en Europe, on devient dépendants des autres pays. Cela pose de réelles questions de souveraineté.

Vous pensez réellement qu’une solution de ce type, c’est-à-dire d’un pôle public européen de l’acier, est possible ?

G. L. : Je pense que c’est possible. La porte de sortie sera forcément législative. En coulisses, ça commence à négocier sérieusement entre groupes politiques pour trouver un consensus. Le Parlement peut faire une loi pour nationaliser. En Angleterre, ils l’ont fait, en Italie aussi. On peut même exproprier Mittal si on veut !

Emmanuel Macron a de très bonnes relations avec la famille Mittal. Mais nous aussi on a tissé des liens.

G.L.

R. Q. : On voit bien que tout part en décrépitude ; donc, à un moment, il faut prendre le taureau par les cornes et avoir le courage d’y aller. On a réalisé un rapport, à l’aide de deux économistes, Tristan Auvray et Thomas Dallery, pour essayer de chiffrer le montant de la nationalisation et d’en expliquer les tenants et les aboutissants. On estime que nationaliser coûterait, au maximum, 2 milliards d’euros, sans parler des investissements qu’il y aurait à effectuer derrière. Or, on a chiffré que le coût de la fermeture d’ArcelorMittal en France coûterait 6 milliards d’euros par an à l’État. Mais nous, surtout, on ne veut pas nationaliser les pertes pour privatiser les profits. Donc il faut que l’État nationalise pour, à terme, garder le contrôle en réalisant une politique industrielle de l’acier décarbonée et intelligente.

Pourtant, Emmanuel Macron a récemment refusé d’envisager toute nationalisation…

G. L. : Ah, mais ils sont amis ! Ce sont des financiers. Emmanuel Macron a de très bonnes relations avec la famille Mittal. Mais nous aussi on a tissé des liens, et on s’est armés pour les mois et années à venir. Parce que ce n’est pas une bataille qui s’engage, c’est une guerre. En face de nous, on a un bulldozer. Mais il faut se battre parce que si on tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe. Il y a énormément de sites qui dépendent de nous. Ce serait un tsunami industriel.

Emmanuel Macron vient du même moule que Mittal.

R.Q.

R. Q. : Emmanuel Macron vient du même moule que Mittal. Ce sont des financiers, pas des industriels. Ils ne pensent qu’en termes financiers, sans jamais réfléchir à des stratégies industrielles d’investissement et de pérennisation des usines. Il faut être clair. Mittal veut partir en Inde parce qu’il gagnera sept fois plus d’argent. C’est aussi simple que ça. On se bat contre le capitalisme et ses effets délétères, que ce soit sur l’emploi comme sur la qualité de vie des gens. Nos industries sont encore extrêmement polluantes. On a les moyens de les dépolluer et d’arrêter d’empoisonner les gens, mais ça n’est pas leur sujet. Leur sujet, c’est celui de l’argent : Mittal en veut toujours plus. Il va donc continuer à empoisonner les gens en toute impunité ? On ne peut pas accepter cela.

Gaëtan Lecocq (au milieu) : « Je veux qu’il y ait une proposition de loi transpartisane. Parce qu’il n’y a que comme ça qu’on arrivera à se sauver. » (Photo : Pierre Jequier-Zalc.)

Le groupe Écologiste et social, à l’Assemblée nationale, propose une loi « relative à la protection des entreprises stratégiques d’intérêt national ». Qu’en pensez-vous ?

G. L. : Je l’ai bien reçue mais je ne l’ai pas encore lue. Cela dit, j’en ai marre que les politiques essaient tous de travailler dans leur coin. Moi je veux qu’il y ait une proposition de loi transpartisane. Parce qu’il n’y a que comme ça qu’on arrivera à se sauver. Je ne veux pas d’une proposition écolo, d’une de LFI, d’une de la droite. Il faut qu’on arrive à tous se mettre autour de la table pour trouver un consensus, même si cela implique de mettre de l’eau dans notre vin. La situation est tellement grave qu’il faut qu’on travaille intelligemment.

Donc vous êtes prêts à faire des compromis ?

G. L. : Il y a 3 200 familles concernées, sans compter celles qui travaillent pour les sous-traitants. Donc s’il faut mettre de l’eau dans son vin, je le ferai évidemment. En ce moment, on travaille avec la CFDT. Cela ne me rend pas particulièrement heureux de travailler avec eux mais il faut qu’on avance, pour sauver nos emplois. C’est d’ailleurs l’objectif premier : annuler ce PSE injustifié.

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