Heïdi Sevestre : « Les glaciers fondent suffisamment pour remplir trois piscines olympiques par seconde »
La glaciologue ne cesse d’alerter depuis des années sur les menaces imminentes qui pèsent sur les glaciers en raison du changement climatique, alors que l’Unesco et l’Organisation météorologique mondiale ont déclaré 2025 année internationale de leur préservation. Elle épingle, au passage, le solutionnisme technologique.
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Demain, c’est nous. Plaidoyer pour l’éducation au changement climatique, François Bernard & Heïdi Sevestre, éditions du Faubourg, 2023.
Heïdi Sevestre est née en 1988 en Haute-Savoie. Après un passage en lycée agricole et une licence de géographie et d’urbanisme, elle poursuit ses études à l’université d’Aberystwyth, au Pays de Galles, et participe à ses premières expéditions en Arctique et dans l’Himalaya. Elle finit par s’installer au Svalbard, en Norvège, pour son doctorat. Elle est aujourd’hui une glaciologue mondialement reconnue, membre du Programme de surveillance et d’évaluation de l’Arctique. Elle partage son temps entre les expéditions scientifiques et les actions de sensibilisation auprès du grand public et des dirigeants politiques et économiques du monde.
Quel est l’état de santé des glaciers dans le monde en 2025 ?
Heïdi Sevestre : Une étude récente dresse un bilan concernant les glaciers de montagne depuis l’année 2000 et parvient à combiner toutes les mesures de terrain, par satellite, par avion, etc. Elle montre malheureusement que les glaciers qui ont subi la plus grande perte de glace sont les Alpes et les Pyrénées, ainsi que les glaciers de Scandinavie, notamment le Svalbard. Les glaciers européens ont perdu 38 % de leur volume en une vingtaine d’années et, en Suisse, ils en ont perdu 10 % en seulement deux ans !
Les glaciers sont les meilleurs climatiseurs de la planète et nous sommes en train de les atomiser.
Toutes les études montrent que tous les glaciers sur Terre réagissent au changement climatique et que les choses vont très vite : globalement, ils perdent suffisamment de glace pour remplir trois piscines olympiques chaque seconde. Pour les calottes polaires que sont le Groenland et l’Antarctique, la première conséquence est la hausse du niveau des mers et des océans puisque leurs eaux se dilatent en se réchauffant. Le Groenland perd à peu près 30 millions de tonnes de glace toutes les heures ! Quant à la banquise, cette glace de mer présente de façon permanente dans les régions polaires, elle est en très mauvaise santé. Selon les derniers chiffres, on en a perdu la moitié en quarante ans en Arctique.
Or il faut garder à l’esprit que l’Arctique est avant tout un océan, et avec des terres tout autour (Russie, États-Unis, Canada, Groenland, Islande, Svalbard…). Dans l’Antarctique, c’est plus difficile à suivre, mais nous sommes quand même en train de battre le record de diminution de la banquise. C’est dramatique car elle est vitale : c’est le tee-shirt blanc de la planète, une sorte de couvercle blanc sur des océans très foncés. Donc les glaciers sont les meilleurs climatiseurs de la planète et nous sommes en train de les atomiser.
Qu’en est-il du permafrost ?
Ce sol gelé en permanence dégèle de plus en plus. Or il a un pouvoir considérable sur les émissions de gaz à effet de serre. Dans l’hémisphère Nord, 23 % des terres sont du permafrost et le dégel a de nombreuses conséquences : il émet du CO2 et du méthane. Aujourd’hui, dans l’Arctique, le permafrost émet autant de gaz à effet de serre (GES) qu’un pays comme le Japon, qui est le septième plus grand émetteur. Si on dépasse les 2 °C, au bout de quelques décennies, le permafrost pourrait émettre autant de GES que l’Union européenne, et si on dépasse les 3 °C, autant que les États-Unis. Conséquence : plus le permafrost émet, plus nous devrons diminuer nos émissions en parallèle pour éviter de franchir des points de bascule.
Depuis le début de votre carrière, quels changements drastiques avez-vous observés ? Et quelles nouvelles connaissances avons-nous sur les glaciers ?
L’un des énormes sujets d’étude du moment est de déterminer comment on arrive à relier les régions polaires avec le reste de la planète. On appelle cela les « téléconnexions ». On les décrit comme des sujets controversés, dans le sens où il y a encore un débat dans la communauté scientifique, mais c’est ainsi que la science avance. Par exemple, on étudie comment la perte de la banquise en Arctique va affecter la météo du quotidien en France. On constate l’existence de vents, les jet-streams, le jet polaire, qui font le tour de la Terre très rapidement tant qu’il y a des écarts de température sur Terre.
Ils permettent de garder le froid dans l’Arctique et le chaud chez nous. Mais aujourd’hui, malheureusement, l’Arctique se réchauffe beaucoup plus vite qu’ailleurs, donc les écarts de température se réduisent. Ces vents ralentissent et voient leurs trajectoires modifiées, provoquant chez nous des événements météorologiques extrêmes comme des vagues de froid pas du tout de saison qui sont terribles pour l’agriculture.
On doit inventer de nouvelles expressions pour qualifier la violence qu’on observe.
À l’inverse, le Svalbard (archipel norvégien en mer du Groenland) connaît désormais des vagues de chaleur avec des températures dépassant les 20 °C. Du jamais vu ! Nos modèles arrivent encore à suivre ce qui se passe mais parfois on se fait surprendre par certains phénomènes. On doit même inventer de nouvelles expressions pour qualifier la violence qu’on observe. Ainsi, dans l’Arctique, on n’appelle même plus cela des extrêmes, mais des « extrêmes d’extrêmes ».
Utilisez-vous ces conséquences directes sur les populations et les territoires comme une nouvelle voie de sensibilisation, en complément des chiffres ?
Il est vrai que, quand on parle de la banquise, il est difficile pour certaines personnes de s’identifier, alors que des événements météorologiques extrêmes, nous en avons toutes et tous vécu ces dernières années. Cela peut servir de moteur pour être plus résilient, plus résistant pour s’adapter, lutter contre le changement climatique à la source et avoir une certaine sobriété au niveau de son énergie, de la ressource en eau… On pense beaucoup aux grandes tendances, aux scénarios d’une France à +4 °C, mais il y a aussi les événements extrêmes qui brisent une agriculture, une économie, des industries, etc.
Nous allons tous devoir nous adapter, anticiper ces événements météorologiques extrêmes de plus en plus violents, destructeurs et qui coûtent très cher.
Vous avez également étudié les glaciers tropicaux, dont on entend moins parler. Que vous ont-ils appris ?
J’ai commencé en Colombie puis en Ouganda, où j’ai travaillé avec les autorités locales, Uganda Wildlife Authority, et les communautés autochtones. Les glaciers situés entre l’Ouganda et la République démocratique du Congo atteignent 4 500 à 5 000 mètres d’altitude, ce qui permet de préserver leurs conditions de froid et de neige. En Ouganda, les glaciers du parc national des monts Rwenzori font partie des sources du Nil, donc ils ont un impact à des kilomètres de là, mais aussi localement car ces hautes montagnes forcent les précipitations des nuages.
Donc, même en période sèche, des gouttes d’eau peuvent provenir de ces glaciers. Mais le plus fort a été la transmission des connaissances venant des communautés autochtones, notamment des Bakonzo, qui habitent là depuis très longtemps et étudient ces montagnes au quotidien. Leur dieu, Kithasamba, habite dans les glaciers, notamment celui du mont Stanley – ces noms de colonisateurs sont horribles –, donc l’aspect culturel est vital parce qu’ils ont peur de subir les foudres de leur dieu si les glaciers disparaissent.
Il y a également des enjeux autour du tourisme dans ce parc qui fait vivre des familles entières. Des guides sont angoissés à l’idée de perdre les glaciers et donc les touristes, et je le comprends, mais il faut cesser de tout miser sur ce « tourisme de la dernière chance », alors que le parc national renferme une biodiversité unique au monde, avec des espèces endémiques partout ! Quand des membres de ces communautés nous disent : « Que pouvons-nous faire pour que ces glaciers ne disparaissent pas ? », « Qu’est-ce qu’on va dire à nos enfants ? », « Que va-t-il se passer si le dieu perd sa résidence ? », ça nous brise le cœur.
Leur empreinte carbone est très basse, ils sont ultra-vulnérables, donc ce n’est pas à eux de réduire quoi que ce soit pour protéger les glaciers, c’est à nous ! Je leur ai promis de porter leur voix partout, dans toutes les négociations internationales où je vais aller. Ce parc est désormais patrimoine mondial de l’humanité, donc l’Unesco a débloqué des moyens pour aider les communautés à continuer de mesurer leurs glaciers avec des instruments scientifiques adéquats, car l’objectif n’est pas que nous, scientifiques de l’étranger, continuions d’étudier ces glaciers. Mais il faut aussi anticiper des changements profonds pour les communautés au niveau culturel : comment peut-on anticiper ce deuil associé à la disparition des glaciers ?
Ce sentiment d’urgence, de dernière chance pour sauver les glaciers peut-il conduire à développer des politiques dites de « mal-adaptation » ?
Je travaille désormais tous les jours sur cette mal-adaptation climatique, et notamment la géo-ingénierie, car les entreprises de ce secteur essaient de changer d’image en changeant de vocabulaire : elles ont appelé cela intervention climatique », « réparation du climat » et même dernièrement « réparation climatique basée sur la nature ». Fascinant et angoissant ! La géo-ingénierie fait appel à un éventail de techniques visant à lutter contre le changement climatique, allant de la reforestation jusqu’à des technologies pour bloquer le rayonnement solaire, drainer l’eau de fonte des glaciers et des calottes polaires, essayer de bloquer la circulation océanique autour du Groenland et de l’Antarctique avec des rideaux sous-marins, installer des centaines de milliers de pompes sur la banquise en Arctique et en Antarctique pour épaissir artificiellement ces écosystèmes.
La géo-ingéniérie montre un manque profond de connaissance du fonctionnement d’un écosystème et de considérations éthiques.
Par exemple, au Svalbard, la start-up néerlandaise Arctic Reflections teste actuellement un système pour pomper de l’eau de mer et la rejeter à la surface de la banquise pour qu’elle regèle. Son ambition est de déployer 100 000 pompes chaque année sur la banquise de l’Arctique. Mais cela soulève de nombreuses questions : d’où vient l’énergie pour les faire fonctionner ? Quid de la pollution générée ? Quid du bruit et des vibrations dans les fonds marins ? Qui va donner les autorisations pour installer ces pompes, du côté russe par exemple ? Cette société travaille avec une autre start-up qui gère des drones chargés de voyager sous la banquise et de la perforer pour pomper. Qui ira chercher les drones qui tombent en panne en décembre au pôle Nord ?
Cette géo-ingénierie n’attaque pas du tout le problème à la source et montre un manque profond de connaissance du fonctionnement d’un écosystème et de considérations éthiques sur les communautés autochtones. Qui va payer pour ça ? Qui va payer les réparations si ça ne marche pas ? Les communautés autochtones doivent être consultées dès le début car ce sont leurs territoires, et elles sont souvent les seules à faire des observations et des tests scientifiques de leurs milieux. Elles subissent assez de néocolonialisme comme cela, on n’a pas besoin d’en rajouter avec ces nouvelles technologies qui vont encore plus mettre leur écosystème sous perfusion.
D’où viennent les financements de ces nouvelles technologies ?
Pour l’instant, c’est essentiellement du financement privé venant de philanthropes. Ce sont des business-plans à 100 % focalisés sur les marchés carbone, donc ça alimente un système qui consiste à payer une entreprise pour déployer des drones sur la banquise tout en continuant à pulvériser des GES dans tous les sens. On comprend assez bien le fonctionnement du lobby du gaz et du pétrole aujourd’hui, mais on n’a encore rien vu du lobby de la géo-ingénierie. Ses acteurs sont présents dans toutes les négociations internationales et connaissent un écho médiatique important car leur action apparaît comme de l’innovation, de la technologie, des start-up…
On oublie à quel point la décarbonation est en marche.
Au niveau politique, la géo-ingénierie séduit également car elle permet de ne pas demander à la société de faire des efforts immédiats. Ce sont des efforts et des financements qui ne vont ni vers la décarbonation ni vers les solutions fondées sur la nature qui pourraient être gérées par les communautés autochtones. Et cela incite certains scientifiques à s’y associer. Il y a encore cinq ans, c’était inimaginable, mais aujourd’hui, par désespoir, par peur de ce qu’ils constatent, certains glaciologues se disent « pourquoi pas ? ».
C’est une minorité mais c’est aussi la conséquence de la mise à mal de la communauté scientifique. Or je suis convaincue que c’est notre rôle en tant que scientifiques de faire la lumière sur ces pratiques, d’apporter ces connaissances à tous : citoyens, ouvriers, élus, techniciens, chefs d’entreprise et de gouvernement. On oublie à quel point la décarbonation est en marche et qu’elle est riche de cobénéfices vitaux pour la santé des humains, des sols, des écosystèmes, pour la qualité de l’air, de l’eau, pour l’économie, la sécurité nationale.
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