« Enzo », de Laurent Cantet, par Robin Campillo (Quinzaine des cinéastes)
Robin Campillo a mené à bien le film que Laurent Cantet n’a pu achever. Une œuvre de transmission réussie.

© Les Films de Pierre
Enzo / Robin Campillo / 1 h 42. Date de sortie : 18 juin.
D’abord, il y a un acte de transmission par-delà la mort entre deux cinéastes, deux compagnons de travail et d’amitié. Laurent Cantet était sur le point de tourner son dixième long métrage, Enzo, quand le cancer dont il était atteint s’est généralisé – et l’a tué sans tarder, le 25 avril 2024. Le film ne pouvait s’arrêter ainsi. Robin Campillo, le monteur et le coscénariste de plusieurs de ses films et l’ami de toujours, cinéaste lui-même (120 battements par minute, L’Île rouge), s’est chargé de mener à terme Enzo, produit par Marie-Ange Lucciani pour Les Films de Pierre. Laurent Cantet a su que ce qu’il avait engagé ne le serait pas en vain.
« Un film de Laurent Cantet. Réalisé par Robin Campillo. » Il émane de ces mots strictement factuels apparaissant au générique une intense émotion. Mais quand se clôt Enzo, sur une musique de Haendel, le spectateur est aussi sous le coup du film. Dont on peut se demander pourquoi il ne figure pas dans la sélection officielle, l’hommage aurait été à la hauteur du cinéaste auréolé d’une palme d’or pour Entre les murs en 2008 – qui ne lui a jamais fait perdre sa modestie. Qu’à cela ne tienne : la Quinzaine des cinéastes en fait son film d’ouverture, et c’est très bien ainsi.
Le film, donc. Il est thématiquement dans la lignée de presque toutes les œuvres de Laurent Cantet, en particulier les dernières : Arthur Rambo (2021), et plus encore L’Atelier (2017), qui se déroulait, comme Enzo, à La Ciotat. Au centre : la jeunesse, de milieu défavorisé pour ces deux films, avec des filles et des garçons qui se battent contre les conditions qui leur sont faites.
Une luxueuse villa
Enzo (Eloy Pohu, nouveau venu au cinéma) est en apprentissage pour devenir maçon. On le voit dans les premières images sur le chantier où il travaille, entouré de ses collègues qui se plaignent de sa lenteur, tandis que son chef, Corelli (Philippe Petit) est décidé à lui secouer les bretelles en allant rendre visite à ses parents. Et là : surprise ! La maison des parents du garçon est une luxueuse villa avec piscine, large terrasse et vue sur la mer. Il suffit de quelques plans, d’un léger tassement corporel du chef de chantier et d’une inflexion de sa voix moins assurée lorsqu’il s’adresse au couple, pour faire sentir le poids de l’argent.
Robin Campillo n’a aucun mal à se mettre dans le sillage de Laurent Cantet tant il est aussi à l’aise pour montrer combien les rapports sociaux jouent sur le comportement des individus. Il y ajoute la même sensualité qui baignait L’Île rouge, visible ici dans tous les plans et concernant tous les corps.
Qu’est-ce qui pousse Enzo à vouloir devenir maçon alors que ses parents vivent dans l’aisance ? Si sa mère (Élodie Bouchez) se montre compréhensive, son père (Pierfrancesco Favino), professeur d’université, ne peut se résoudre à le voir « gâcher sa vie », alors que son fils aîné et les autres enfants de leur milieu accomplissent des études supérieures. Enzo réplique que ce métier lui plaît. La réprobation de son père ira grandissante.
Ce qui me fait songer à un passage du dernier roman de Bertrand Leclair, Transformations, où il est dit (et même si le contexte est très différent) : « Veiller à ou sur quelqu’un, c’est se préoccuper de lui et tenter, dans la mesure du possible, de l’assister, le protéger. Le surveiller, c’est se préoccuper de lui à seule fin, qui relève évidemment de l’illusoire, de se protéger soi-même. »
Le choix de la maçonnerie
Le film, lui, nous enjoint à croire Enzo. Il le montre en accord avec son monde intérieur – le choix de la maçonnerie ne relève donc pas d’un dépit intime –, appréciant une certaine solitude, aimant s’allonger la nuit en bord de côte pour admirer le ciel étoilé, et aussi attiré par les garçons, en particulier par un Ukrainien, Vlad (Maksym Slivinskyi) collègue de chantier. Mais une violence sourde traverse tout le film car les désirs d’Enzo, de quelque nature qu’ils soient, ne cessent d’être entravés, réprimés, incompris.
Une déclaration de tendresse (…) envers les rêves d’un adolescent.
Le lien qui s’instaure avec Vlad, un peu plus âgé que lui, est sans aucun doute celui qui lui apporte le plus d’épanouissement. Pas sans malentendus. Comme celui sur la guerre qui sévit en Ukraine, suscitant une vague attirance chimérique chez Enzo alors que Vlad repousse l’idée de s’y engager. Ou sur leur orientation sexuelle.
Empêché, Enzo se défoule en piquant des têtes rageuses dans la piscine de la maison familiale. Mais ce ne sont que des allers et retours, symbole de la difficulté à se départir de la volonté parentale. L’énergie tenace qu’ont insufflée Laurent Cantet et Robin Campillo dans ce film est une déclaration de tendresse envers leur personnage, c’est-à-dire envers les rêves d’un adolescent, par nature opaques ou désordonnés, d’une vie choisie librement.
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