Que peut vraiment le droit face au fascisme ?
Si la montée de l’extrême droite, avec son cortège de haine et de violence, inquiète, l’arsenal légal peut devenir une arme à double tranchant dans la lutte contre les aspirations fascisantes. Exemples.

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Contre l’extrême droite, l’hôpital déclenche l’urgence vitale Contre le fascisme, l’expérience de l’altérité Les influenceurs antifascistes Des clics contre la claque réacManifestations fascistes au cœur de Paris, attentats d’extrême droite déjoués, descente violente de militants après le meurtre du jeune Thomas à Crépol, dans la Drôme, multiplication des groupuscules partout en France : le fascisme s’invite dans les rues et les esprits. Autant d’occasions pour le pouvoir de réagir et la justice d’intervenir.
La République s’est dotée très tôt d’outils pour contrer la menace : au premier chef, la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées, votée en réaction à la manifestation du 6 février 1934 organisée notamment par les ligues d’extrême droite, autorise la dissolution d’organisations par décret. Elle est intégrée au Code de la sécurité intérieure en 2012.
Décidées par le président de la République en conseil des ministres, une centaine de dissolutions ont été prononcées depuis presque un siècle, notamment par le Front populaire et Charles de Gaulle, avant d’être réemployées largement depuis la présidence de François Hollande. La mort de Clément Méric en 2013 la remet à l’ordre du jour : Manuel Valls dissout alors cinq groupes d’extrême droite. Depuis, le Bastion social, Génération identitaire, le Groupe union défense (GUD) ou encore Civitas les ont suivis, parmi près d’une quarantaine d’organisations.
Les motifs de dissolution suivent la loi qui pénalise les discours et actions de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, sans s’y limiter : la volonté d’attenter à la forme républicaine du gouvernement et le terrorisme sont également visés. Depuis 2021, la loi dite « séparatisme » élargit les motifs en intégrant la provocation à « des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens » : raison invoquée par Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, pour dissoudre le Comité action Palestine, le 9 mars 2022, ou encore les Soulèvements de la Terre le 21 juin 2023.
La seconde décision est cependant cassée par le Conseil d’État le 9 novembre 2023, seule instance d’appel en la matière ; ce qui n’a pas été le cas pour les groupes antifascistes de la Gale (Groupe antifasciste Lyon et environs) et du Bloc lorrain, dissous en mars et novembre 2022.
Une telle utilisation contre la gauche est en réalité inscrite dans l’histoire de cette loi, puisque De Gaulle en avait déjà fait un usage massif après 1968 contre les organisations révolutionnaires : le 12 juin 1968, le décret pris par le président dissout onze organisations, dont la Jeunesse communiste révolutionnaire d’Alain Krivine, arrêté puis emprisonné, ou encore l’Organisation communiste internationaliste, qui obtient l’annulation de sa dissolution en 1970.
Au demeurant, l’efficacité des dissolutions est discutée : si elles permettent de casser la dynamique de certains mouvements et conduisent une partie des militants à se détourner de l’action, préfectures et services de police restent sceptiques. De nouvelles organisations apparaissent tandis que le suivi des individus se complexifie, notamment par l’utilisation croissante d’internet et de messageries cryptées au service d’organisations peu structurées.
Défendre la République contre qui ? Et laquelle ?
L’interdiction de manifestations, qui relève des préfectures et des mairies, reste également un sujet sensible. Ainsi, plusieurs concerts organisés par l’extrême droite ont pu être interdits, tels le festival Call of Terror en février 2024 ou European Voices, qui devait se tenir le 8 mars 2025. Un colloque et une manifestation organisés par l’Action française en mai 2023 avaient également été interdits, avant que le juge des référés parisien ne les autorise.
Toujours en mai 2023, Gérald Darmanin demandait aux préfets d’interdire toute manifestation de « l’ultradroite », en réaction au défilé du Comité du 9 mai qui commémore chaque année la mort d’un militant nationaliste en 1994. Cependant, de telles interdictions par les autorités investies des pouvoirs de police, préfecture ou mairie, doivent être justifiées en raison de craintes de troubles à l’ordre public, qui peuvent aussi bien être des actions violentes que des propos portant atteinte aux valeurs de la République : l’interdiction ne peut être la règle, elle doit être décidée au cas par cas.
L’extension de ces dispositifs à la gauche est récurrente. Le 12 octobre 2023, Gérald Darmanin, une fois encore, envoyait un télégramme aux préfectures afin que les « manifestations pro-palestiniennes » soient interdites en raison du risque de troubles à l’ordre public. Une position validée par le juge des référés du Conseil d’État le 18 octobre, qui déplore certes la formulation du ministre mais rappelle que les préfets sont en droit d’exercer de telles interdictions.
Encore récemment, l’interdiction – finalement suspendue par le juge des référés – de la marche « nocturne féministe radicale » du 7 mars par le préfet de Paris a été justifiée en raison du même risque pour « l’ordre public ». La préfecture ciblait particulièrement la présence des collectifs pro-palestiniens Samidoun et Urgence Palestine, accusés d’antisémitisme.
En France, l’emploi du droit contre le risque fasciste demeure fondamentalement politique.
Autre terrain de lutte : internet et les réseaux sociaux, où l’extrême droite prospère au point de former une faschosphère puissante. La loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux en ligne, dite « loi Avia » et proposée par la majorité, est cependant vidée en grande partie de son contenu : en voulant combattre les propos haineux, mais également lutter contre les contenus pédopornographiques et terroristes, les macronistes exigeaient que les opérateurs privés sur internet soient tenus responsables des propos diffusés, menaçant ainsi la liberté d’expression.
Une disposition censurée par le Conseil constitutionnel mais revenue par la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique, dite loi « SREN » : les plateformes numériques encourent une amende si elles ne bloquent pas les comptes à l’origine de « haine en ligne ». Alors que les préfectures recourent souvent à cette justification pour réprimer les mouvements pro-palestiniens, le risque existe d’une censure privée sur internet à mesure que l’interprétation de la « haine » s’étend.
Répression politique contre répression constitutionnelle ?
En France, l’emploi du droit contre le risque fasciste demeure fondamentalement politique, dans la mesure où la répression demeure entre les mains des autorités politiques, gouvernement, préfets ou maires. En Allemagne, la « démocratie militante », née dans les ruines de la guerre, a intégré au contraire la lutte contre l’« extrémisme » dans sa loi fondamentale : un parti politique peut être interdit si ses buts sont dirigés contre l’ordre constitutionnel ou l’idée d’entente entre les peuples, tandis que les Offices pour la protection de la Constitution classent les partis et surveillent ceux qu’ils qualifient « d’extrémistes ».
Penser le combat contre l’extrême droite par l’État apparaît non seulement dangereux mais inefficace.
Les dissolutions suivent des procédures complexes : décidées par les autorités exécutives d’un État fédéré, appuyées par le ministre fédéral de l’Intérieur lorsque l’organisation ciblée agit au-delà du territoire du seul État fédéré, elles demandent une enquête préliminaire et une décision d’un tribunal administratif. L’Allemagne a ainsi construit un champ politique divisé entre les partis légitimes et les organisations ou personnalités « extrémistes », qualifiées telles au regard de l’ordre constitutionnel, et soumises à l’opprobre public et à la surveillance étatique.
En France, la dimension partisane n’est pas réellement prise en compte : la répression est apolitique dans la mesure où elle s’appuie sur des critères reposant sur l’ordre public. L’ambition est d’intégrer au jeu légal et électoral l’ensemble des formations politiques plutôt que de délimiter le champ politique par le droit. Cependant, si la répression est apolitique en droit, elle apparaît bel et bien ciblée dès lors que les autorités politiques en sont les premiers acteurs. Une situation qui explique les quelques annulations de dissolutions par le Conseil d’État, agissant en droit, mais qui restent cependant minoritaires.
Des armes pour l’extrême droite elle-même ?
Doter l’État d’armes légales pour contrôler les organisations ou les espaces de parole apparaît donc risqué, dans la mesure où il s’agit de fournir des outils de contrôle illibéraux au nom même de la démocratie, sans garantie sur les intentions de celles et ceux qui les manipuleront. Penser le combat contre l’extrême droite par l’État apparaît non seulement dangereux mais inefficace, tant les partis politiques fascisants savent évoluer dans le cadre légal et continuent de progresser dans les urnes et les esprits.
Vouloir les combattre en dehors du terrain politique et culturel fonctionne peu, voire pire : cela revient à fourbir et à légitimer les armes que l’extrême droite pourrait utiliser demain contre la gauche si elle devait arriver au pouvoir. Un pari terriblement dangereux.
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