Portugal : l’extrême droite à qui perd gagne
Sauf surprise, la mouvance populiste ne devrait pas être en mesure de dégager une majorité pour diriger le prochain gouvernement après les élections législatives du 18 mai. Mais peu lui importe au fond, puisqu’elle a déjà réussi à imposer ses idées.
dans l’hebdo N° 1862 Acheter ce numéro

© Artur Widak /NurPhoto / AFP
Le couperet est tombé samedi 3 mai. Ce jour-là, 4 574 ressortissants étrangers en situation irrégulière ont appris qu’ils avaient vingt jours pour quitter le territoire portugais. « Cette mesure confirme que la politique migratoire du Portugal est devenue une politique d’immigration réglementée, que les règles d’immigration doivent être respectées et que le non-respect de ces règles a des conséquences », s’est félicité António Leitão Amaro, ministre de la Présidence portugaise.
La mesure n’a pas manqué de révolter de nombreuses structures de défense des droits des migrants. « Le gouvernement vient nourrir un narratif anti-immigration de plus en plus prégnant, dénonce Ana Paula Costa, présidente de l’association Casa do Brasil, très agacée. Les personnes que l’on accompagne ressentent de plus en plus une forme de méfiance à leur égard. Et quand on voit les débats sur la scène politique, ça ne risque malheureusement pas de s’améliorer. »
Situés dans le quartier pittoresque du Bairro Alto à Lisbonne, les bureaux de la structure aident depuis trente-trois ans les Brésiliens résidant au Portugal. Ici, la mesure effraie : « Le gouvernement crée du ressentiment autour d’une population déjà très vulnérable », regrette la militante.
Les partis n’osaient pas trop incarner les valeurs d’ordre et de sécurité. Il y a désormais un effet à retardement.
Y. Léonard
Ana Paula Cos n’est pas dupe. L’annonce du renvoi de ces étrangers en situation irrégulière est intervenue un jour après un nouveau rebondissement dans une possible affaire de conflit d’intérêts qui avait entraîné la chute du gouvernement au mois de mars. « Les étrangers servent d’écran de fumée, relève Ana Paula Costa. C’est hypocrite, car le gouvernement n’est pas tombé à cause de l’immigration, mais bien à cause des soupçons qui pèsent sur le premier ministre, Luís Montenegro. »
Le timing de cette annonce n’a pas manqué non plus d’indigner l’opposition. Il ne serait pas si innocent : le lendemain, le 4 mai, marquait le premier jour officiel de la campagne électorale des législatives, qui s’achèvera ce dimanche. Ces élections sont les troisièmes en trois ans. Mais, cette fois, la tonalité de la campagne a changé. L’immigration se place au cœur des débats et la majorité compte bien montrer sa proactivité pour la réguler.
La fin d’une singularité
La centralité de la thématique migratoire dans les débats politiques n’a rien d’étonnant pour un Français. Mais, au Portugal, cette tendance a un goût de nouveauté. Alors que, durant les années 2010, l’extrême droite progressait partout en Europe, le petit pays faisait figure d’exception. « Le Portugal était en quelque sorte immunisé et protégé par le fait que son passé dictatorial n’était pas si lointain, décrypte Yves Léonard, spécialiste de l’histoire contemporaine portugaise. Les partis n’osaient pas trop incarner les valeurs d’ordre et de sécurité. Il y a désormais un effet à retardement d’autant plus rapide que l’extrême droite peut compter sur le carburant qui lui manquait : une immigration en hausse. »
Ces huit dernières années, le nombre de citoyens étrangers résidant légalement au Portugal a effectivement quadruplé. « Sans cela, le pays manquerait de main-d’œuvre, précise le chercheur du Centre d’histoire de Sciences Po. Une partie de la jeunesse portugaise a émigré pour éviter le chômage à la suite de la crise économique de 2009. C’est d’autant plus problématique que le taux de natalité se situe un peu en dessous de la moyenne européenne. »
Après avoir soutenu une économie portugaise en pleine croissance, cette population se retrouve désormais sur le banc des accusés. Elle est pourtant devenue indispensable au quotidien du pays. Le nombre d’étrangers employés dans les entreprises portugaises a triplé entre 2014 et 2023, principalement dans des secteurs à forte pénibilité comme l’agriculture, la construction et la restauration.
L’immigration accusée de tous les maux
L’émergence de ce ressenti anti-migrants porte un nom : Chega. Littéralement, « Ça suffit » en français. Ce parti créé en 2019 peut déjà se targuer d’être la troisième force du pays. À sa tête, le polémiste André Ventura. Une figure connue. L’homme de 42 ans a longtemps écumé les plateaux télévisés pour parler de football avant de changer de fonds de commerce.
Renvoi dans leur pays d’origine des étrangers commettant des infractions, organisation d’un référendum sur les quotas d’immigration, abrogation de l’accord de mobilité avec certains pays lusophones… Un coup d’œil aux mesures portées par le mouvement suffit à comprendre que ce « Ça suffit » et son slogan, « Nettoyer le Portugal », sont autant de mots concernant la population étrangère.
La stratégie porte ses fruits. Le parti n’avait obtenu « que » 7 % des voix aux législatives de 2022. Deux ans plus tard, il rassemblait déjà plus de 18 % des suffrages. Chega a su tirer parti des fractures portugaises pour s’imposer derrière le Parti socialiste et le Parti social-démocrate (PSD). Sur le papier, pourtant, le Portugal se porte bien. Mais le faible taux de chômage et la croissance dynamique locale ne sont que des cache-misère.
« L’alternance entre les deux partis majoritaires n’a pas réglé la dérive inflationniste, les bas salaires et la baisse du pouvoir d’achat, déplore Mariana Carneiro, militante à l’antenne lisboète de SOS Racisme. Comme partout en Europe, l’extrême droite capitalise sur le mécontentement social en proposant une vision réductrice qui tient en une phrase : ‘Il y a une invasion migratoire et tous nos problèmes viennent de là.’ » Un discours simpliste, mais qui séduit.
Vague de désinformation
Période électorale oblige, les débats radiophoniques et télévisés se succèdent ces derniers jours au pays du fado. Et ils se ressemblent. Ce sont autant d’occasions pour André Ventura de marteler les liens entre insécurité et augmentation du nombre de migrants. La criminalité au Portugal a pourtant baissé de 4,6 % l’an dernier, selon les chiffres du gouvernement.
Comme tous les populistes, il n’hésite pas à empiler les fake news.
M. Carneiro
Peu importe. Tous les coups sont permis aux yeux de ce soutien de Donald Trump tant qu’ils ciblent les populations étrangères. La communauté rom, l’une de ses cibles favorites, se rassemble dans les rues pour s’opposer à Chega ? « J’aimerais qu’ils se mobilisent davantage pour s’intégrer, travailler et payer leurs cotisations », tacle immédiatement André Ventura sur X. Le polémiste est le candidat le plus actif de la campagne sur les réseaux sociaux. Il y insinue depuis des semaines que son parti est en tête des intentions de vote… à partir de sondages publiés en ligne largement investis par ses soutiens.
« C’est un populiste, résume Marianna Carneiro. Et comme tous les populistes, il n’hésite pas à empiler les fake news. » Lors des précédentes législatives, André Ventura avait même partagé une publication laissant entendre que sa caravane électorale avait été la cible de tirs dans le nord du pays. Une fausse allégation qui a poussé le Portugal à se doter, pour la première fois cette année, d’un nouveau système pour surveiller la désinformation en période électorale.
Droitisation du centre et division de la gauche
Les contre-vérités n’empêchent pas le leader de Chega d’avoir déjà réussi son coup de force : les joutes politiques tournent désormais principalement autour de son agenda politique. Oscillant entre centre-droit et centre-gauche, le centre de gravité de l’échiquier politique local s’est désormais déplacé à droite.
Traditionnellement modéré, le PSD du premier ministre chasse sur les terres de l’extrême droite. Avec un objectif : décrocher une majorité absolue au Parlement. « Le PSD se droitise et court après une partie de l’électorat que Chega lui a chipée, résume Yves Léonard. Et au milieu de tous ces débats, la gauche, très divisée, peine à exister. » Deuxième parti du pays à l’Assemblée nationale, le Parti socialiste, autrefois pro-accueil, se fait plus discret sur le sujet.
Les annonces du gouvernement et cette chasse aux électeurs de Chega pourraient pourtant ne pas suffire. Les derniers sondages laissent entendre que les résultats des élections de ce dimanche pourraient s’approcher de ceux de l’année dernière. Luís Montenegro n’aurait alors toujours pas de majorité solide, pas plus que la gauche ou l’extrême droite. Et même si le chef de file du PSD martèle qu’il ne s’alliera pas avec André Ventura, l’idée pourrait finir par devenir tentante dans un pays en quête de stabilité politique.
Pour aller plus loin…

Contre Trump, des villes et des États entrent en résistance

Bataille spatiale, bataille spéciale

« Le Kremlin a une rhétorique orwellienne autour de la paix »
