En Cisjordanie occupée, porter secours au péril de sa vie
En première ligne, les médecins, secouristes et ambulanciers prennent tous les risques pour venir en aide aux personnes nécessitant une aide médicale. Depuis le 7-Octobre, ils sont pourtant la cible des tirs israéliens qui se multiplient.
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Génocide dans la bande de Gaza : le temps de la justice Flottille vers Gaza : indignation sélective et cynisme d’État L’appel des mères pour les enfants de la Palestine« Pourquoi avez-vous tiré alors que les gyrophares des ambulances étaient allumés ? demande Younis Al-Khatib à la tribune, visiblement ému. Ce 7 avril 2025 dans les locaux du Croissant-Rouge palestinien (SCRP) à Ramallah, en Cisjordanie occupée, le président du SCRP demande des comptes à l’État israélien devant des journalistes du monde entier. Dans la grande salle de conférences, une vidéo d’une vingtaine de minutes est diffusée sur deux écrans. Tournée par Rifaat Radwan, un secouriste palestinien, elle y montre le déluge de feu dont ses collègues et lui ont été victimes une semaine plus tôt à Tel Al-Sultan, au sud de la bande de Gaza.
Du nord au sud du territoire, le travail des secouristes, médecins et ambulanciers est entravé au quotidien par les forces d’occupation.
Les minutes s’égrènent. Dans l’ambulance, la tension est palpable avant son arrivée auprès d’un autre véhicule de secours, arrêté sur le bord de la route, tous feux allumés. Rifaat filme. Son collègue lui demande d’arrêter. « On doit documenter ces moments », répond-il, la voix étranglée. Les secouristes sortent du véhicule, les balles fusent. Au milieu d’un silence pesant, parmi les collègues de Rifaat et des autres, des sanglots éclatent dans la salle où sont projetées les images de l’attaque. À l’écran, entre les rafales des tirs israéliens et les cris, on entend l’homme s’en remettre à Dieu. « Maman, pardonne-moi, car j’ai choisi cette voie, celle d’aider les gens », dit-il, avant que la vidéo ne se coupe. Une exécution filmée.
Le 23 mars, quatorze secouristes et un employé de l’ONU ont été abattus par l’armée israélienne dans la bande de Gaza. Dans l’enclave comme dans les territoires occupés, ils ne sont pas les premiers personnels médicaux à tomber sous le feu de Tsahal. À l’entrée du siège du Croissant-Rouge, où se tient la conférence de presse, un panneau orné de photos rappelle la mémoire des collègues tués dans l’exercice de leurs fonctions en Palestine. Selon Médecins sans frontières (MSF), depuis le 7 octobre 2023, les attaques contre le système de santé et les secouristes sont monnaie courante à Gaza.
En janvier, plus de mille professionnels de santé avaient été tués, cinquante hôpitaux fermés et cinquante violents incidents à l’encontre de MSF répertoriés. En Cisjordanie occupée, si les attaques contre les équipes médicales palestiniennes sont moins visibles, leur nombre est pourtant en nette augmentation depuis le 7-Octobre. Du nord au sud du territoire, le travail des secouristes, médecins et ambulanciers est entravé au quotidien par les forces d’occupation. Et nombre d’entre eux racontent être régulièrement la cible de tirs, de violences et d’humiliations de la part de soldats israéliens.
Besoin de protection
À Naplouse, dans son bureau du Palestinian Medical Relief Society (PMRS), le Dr Ghassan Hamdan raconte dix-sept mois d’un travail sous pression et souligne que tout n’a pas commencé avec l’attaque du Hamas contre Israël.
« En 2002, pendant la seconde intifada, toutes nos activités ont été interrompues. Les ambulances ne pouvaient sortir ni des villes ni des campagnes. Ce furent cent jours d’un blocus total infligé à Naplouse. Cela nous a fait renouer avec l’urgence et nous rendre compte à quel point notre action est indispensable, confie le médecin. Dans ces moments, nous devenons le parapluie des autorités et devons, en plus des soins, fournir de l’eau et de la nourriture, répondre à tous les besoins primaires. On travaille 24 heures sur 24 avec des hôpitaux de campagne, par exemple. »
On entend qu’Israël a le droit de se défendre. De qui ? De nous ? Des vieilles dames qui font de l’hypertension ?
G. Hamdan
Aujourd’hui, le PMRS compte 470 employés et 30 000 volontaires, tant en Cisjordanie occupée qu’à Gaza. Pour ces équipes, depuis le 7-Octobre, les risques ne font qu’augmenter quand elles se rendent sur le terrain. « Avant, nous pouvions négocier avec les soldats israéliens, leur parler, tenter de les convaincre de nous laisser passer, se remémore Ghassan. Désormais, ils peuvent nous attaquer à tout moment sans rien risquer en retour. » Deux jours plus tôt, lors d’un raid israélien dans la vieille ville de Naplouse, régulièrement ciblée par l’armée, les secouristes sont empêchés d’accéder à une femme malade. « Les soldats étaient agressifs. Lors de ces opérations, ils nous disent qu’il s’agit d’une zone militaire et que nous ne pouvons donc pas y intervenir. »
Avant le début des bombardements massifs sur Gaza, il était possible pour les secouristes de communiquer avec les autorités israéliennes afin d’assurer la sécurité des interventions des équipes médicales. Toujours par l’intermédiaire du Croissant-Rouge. « Cela n’est clairement plus possible aujourd’hui et, quand nous essayons, cela ne mène à rien », se désole le Dr Hamdan. « Lors de l’invasion du camp de Balata, deux femmes sous dialyse requéraient notre aide. Quatre heures durant, les soldats nous ont immobilisés, armes braquées sur nous, en menaçant de tirer si on entrait dans le camp. Nous n’avons pu sauver que l’une des deux femmes. »
Pour le médecin, ces attaques répétées sont trop rarement dénoncées par la communauté internationale. « Nous avons nos soignants, nos équipes, nos savoir-faire, notre matériel. Nous n’avons pas besoin de leurs médecins, nous avons besoin de protection. Les conventions de Genève devraient nous protéger, mais ça n’est pas le cas. Pourquoi le monde s’indigne quand des secouristes sont ciblés en Ukraine mais reste silencieux quand cela se passe ici ? De quel droit Israël tue des enfants, des femmes, détruit des hôpitaux ? Nous parlons de civils. C’est une punition collective. »
Nous mettons directement les blessés dans les véhicules car nous considérons déjà comme une victoire de pouvoir nous tirer de là.
Jalal
Poussé par sa mission, Ghassan Hamdan continue sans relâche de mener ses équipes lors d’interventions d’urgence, malgré les pressions. « On entend qu’Israël a le droit de se défendre. De qui ? De nous ? Des vieilles dames qui font de l’hypertension ? Ils utilisent tout pour justifier leur agression à Gaza et en Cisjordanie occupée. »
Vingt-deux jours en soins intensifs
À ses côtés, deux ambulanciers témoignent de ces longs mois où tout a été rendu plus difficile. Jalal est conducteur depuis vingt ans, Hamza a rejoint récemment les équipes du PMRS. « Avant, nous pouvions faire les garrots aux blessés avant de les mettre dans l’ambulance, explique Jalal, mais, même ça, nous n’avons plus le temps de le faire. Nous mettons directement les blessés dans les véhicules car nous considérons déjà comme une victoire de pouvoir nous tirer de là. »
Il y a deux ans, dans la vieille ville de Naplouse, Hamza a été blessé lors d’une intervention. Une balle tirée par un soldat israélien lui a transpercé l’abdomen. « Tout le monde a cru que j’allais y rester », dit le garçon de 27 ans, relevant son tee-shirt et laissant apparaître une imposante cicatrice. « Je suis resté vingt-deux jours en soins intensifs avant de me remettre. Après quatre mois de repos à la maison, je suis revenu sur le terrain, ajoute-t-il fièrement. Contre l’avis de ma mère, bien sûr. »
Pour le Dr Hamdan comme pour Jalal et Hamza, leur mission est d’une importance capitale à l’heure où les opérations israéliennes se multiplient dans les territoires occupés. « On doit revenir travailler après des événements comme l’agression de Hamza, nous n’avons pas le choix. Quand les soldats nous tirent dessus, c’est aussi pour qu’on ne revienne pas, pour nous décourager de continuer à sauver des vies et à venir en aide à la population. C’est leur but », dit le médecin en fermant la porte des bureaux.
Les soldats israéliens ne nous considèrent plus comme des ambulanciers, ils ne nous considèrent que comme des Palestiniens.
H. Ahmad
Devant l’immeuble, l’une des ambulances est garée. Sur la carrosserie, plusieurs impacts de balles témoignent de la violence dont ses équipes et lui sont victimes sur le terrain. Et de conclure : « En trente-cinq ans, j’en ai vu des attaques de l’armée. Mais toujours nous revenons plus forts. »
Sur les hauteurs de Naplouse, les équipes médicales du Croissant-Rouge palestinien témoignent des mêmes entraves et atteintes, dénoncées notamment par Médecins sans frontières dans un rapport publié en février. À la tombée de la nuit, Hamid Ahmad, le directeur des urgences, ouvre les locaux. Dans une petite salle, les secouristes attendent les appels, les yeux rivés sur un écran branché sur Al Jazeera. « Je ne compte plus les attaques contre nos collègues, entame le médecin. Rien que ces quatre derniers mois, six personnes ont été blessées par balles dans le camp de Balata et deux de nos ambulances ont été détruites. »
Depuis le 7-Octobre, « il nous est de plus en plus difficile de quitter Naplouse ou d’y rentrer, à cause des checkpoints, raconte-t-il. Les soldats israéliens ne nous considèrent plus comme des ambulanciers, ils ne nous considèrent que comme des Palestiniens. » Mais la ténacité des volontaires ne faiblit pas. « Chaque semaine, avec mes équipes, nous faisons un point de situation. Et paradoxalement, s’il y a de plus en plus d’agressions à notre encontre, il y a également de plus en plus de volontaires qui souhaitent nous rejoindre et nous aider. »
Sauver des vies, c’est aussi un acte de résistance face à la réalité de l’occupation.
Ghassan
Dans son rapport, intitulé « Infliger des dommages et refuser des soins », Médecins sans frontières s’alarme de la situation, s’appuyant sur de nombreux témoignages récoltés sur le terrain. Dans un appel urgent à l’action, l’ONG demande à Israël d’arrêter « l’usage disproportionné de la violence » à l’encontre des équipes médicales et de leurs patients, et d’assurer « une assistance médicale rapide et sans entrave » aux personnes qui en ont besoin.
En parallèle, MSF exige des enquêtes indépendantes sur les attaques contre les civils et les équipes d’urgence en Cisjordanie occupée. Pour les médecins et secouristes rencontrés, leur mission continue. Le Dr Ghassan, du PMRS, sourit : « Sauver des vies, c’est aussi un acte de résistance face à la réalité de l’occupation. »
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