Services publics : un an de cris et de SOS
Issues de notre format d’expression libre, la « Carte blanche », les alertes de terrain sur la casse systématique du service public en matière de santé, d’éducation et de l’enfance visent une cible commune : la prédation néolibérale.

© Pierre Jequier-Zalc
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« Les décideurs en matière de santé ne subissent pas les effets de leur politique » Pourquoi la « TVA sociale » est un danger pour la Sécurité sociale Services publics : radiographie d’un désengagementC’est un refrain dont on préférerait ne pas se souvenir, voire mieux : qu’il n’existe pas du tout. Mais la casse du service public est telle que les alertes des agents, des usagers et usagères ou de leurs proches abreuvent notre rubrique d’expression libre, intitulée « Carte blanche« . C’est Sushina Lagouje, femme tétraplégique de 39 ans, qui dénonce l’inaccessibilité des structures publiques de soin. Ou encore Nathalie, assistance scolaire, qui pointe l’invisibilité de ce métier pourtant central dans une Éducation nationale en miettes. Ils et elles sont enseignants, infirmières, AESH, artistes ou œuvrant dans l’aide sociale à l’enfance. Ils et elles veulent faire entendre leur témoignage et leur colère, tout en délivrant leur analyse, leur envie d’un quotidien plus juste ou d’un travail plus reconnu.
Dans l’Éducation nationale, « les abandons sont fréquents »
Léo avait été prévenu. Lors de son entretien avec son directeur de thèse, il avait entendu plusieurs fois les mots de « précarité », de « quotidien difficile ». On lui demande s’il est bien motivé. S’il veut continuer, malgré tout, ou tout arrêter, puisque les « abandons sont fréquents ». Entré dans le monde de l’enseignement supérieur, c’est faire l’expérience d’un secteur « tenu à bout de bras », raconte-t-il. Cet effort est fait par des « volontés individuelles qui y croient encore mais sont épuisées par le manque de moyens financiers et humains ».
« Individuelles », car la défense globale des services publics se fait bien silencieuse. Ce qui s’entend des décideurs, ce n’est pas un plaidoyer pour un horizon collectif, partagé ou équitable. Mais le bruit de la concurrence et des calculatrices œuvrant pour l’intérêt privé et la rentabilité. Au-dessus du CNRS plane ainsi « la menace d’un démantèlement » où les futurs « key-labs », ces « laboratoires d’excellence », sont voués à aspirer la plupart des financements publics pour se frayer une place dans la compétition mondiale. Loin de ces objectifs internationaux, Léo, lui, n’ose pas demander du matériel, la gestionnaire de son université est en burn-out. Les salles de cours tombent en lambeaux. « Je donne cours à des étudiants qui passent leurs partiels dans le noir, faute d’éclairage satisfaisant ».
Une casse généralisée
Ces conditions d’étude dégradées, Justine Ruggieri nous les décrit par le témoignage de ses trois enfants dans une école à l’Île-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et grâce aux discussions qu’elle a avec des professeurs. « Quand tout se passe bien, en classe, il fait 14 °C en hiver et 35 °C en été. S’il pleut, dans certaines classes, l’eau ruisselle », déplore-t-elle. Ne voulant pas rester les bras croisés, elle s’est engagée à la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE). « Chaque jour, je tente de rapprocher l’institution des parents, qui parfois se méfient parce qu’ils ne se sentent pas légitimes ou qu’ils ont été maltraités dans leur scolarité », explique-t-elle, à un moment où avait lieu une forte mobilisation pour un « plan d’urgence » en Seine-Saint-Denis.
Loin d’être une politique ciblée sur quelques professions, la casse du service public est généralisée. Elle touche tous les secteurs, méthodiquement. Même quand les publics associés sont déjà en grande difficulté. C’est ce que raconte Sandy Guyomard, AESH (accompagnant des élèves en situation de handicap) dans les Côtes-d’Armor. « On constate que depuis la loi handicap et l’école inclusive, en 2005, nos conditions de travail n’ont fait que se dégrader. Il y a de moins en moins de moyens et de moins en moins d’AESH », note-t-elle. Si cette profession est la deuxième plus importante au sein de l’Éducation nationale, cette place sur le podium n’obtient aucune médaille. « Il y a un énorme manque de reconnaissance », soupire-t-elle, lequel « se traduit par le salaire et les coupes budgétaires qui nous attaquent de plein fouet ».
Nos conditions de travail n’ont fait que se dégrader. Il y a de moins en moins de moyens et de moins en moins d’AESH.
S. Guyomard
Face à cette « maltraitance sans nom », qui s’accentue d’année en année, Sandy Guyomard ne perd pas espoir. Ou plutôt, elle tente de l’arracher, cet espoir qu’elle n’attend plus de sa hiérarchie depuis bien longtemps. Avec sa collègue, Caroline Lagadeuc, elles ont créé une structure, AESH en lumière, dans le but de visibiliser son travail et lui permettre d’obtenir du soutien. Le tout, pour aider au mieux les enfants concernés, dont « au moins un parent est obligé d’arrêter de travailler ou de limiter son activité professionnelle pour s’occuper d’eux ».
Un soin qui doit être soigné
Auxiliaire de vie en Normandie, Ludivine expérimente chaque jour cette équation impossible : répondre aux besoins des personnes qu’elle visite, tout en le faisant sans moyens. « Il est inenvisageable pour nous de laisser les gens seuls, sans passage et sans soins ; c’est là l’essence de notre métier, privilégier l’humain avant tout. Mais à l’heure actuelle, dans notre équipe, il manque quasiment la moitié des effectifs », décrit-elle. Pourtant, les demandes sont simples : « Être payés sur nos temps de travail effectifs ».
Or aujourd’hui, « nos temps de trajet en voiture – entre les domiciles des bénéficiaires – ne sont pas comptabilisés ». Pour elle, le risque est clairement établi : « Si notre métier n’est pas reconnu, valorisé, c’est un système entier qui risque de s’effondrer et les conditions justes et dignes de vie et de fin de vie de nos bénéficiaires. »
Si notre métier n’est pas reconnu, valorisé, c’est un système entier qui risque de s’effondrer.
Ludivine
L’« effondrement » dont parle Ludivine, Nathalie, infirmière, le constate aussi à l’hôpital, et elle voit aussi que sa hiérarchie y contribue pleinement. « J’ai l’impression de me trouver dans la situation de France Télécom dans les années 2000, mais en pire, car il s’agit de la santé et de la vie de la population que l’on met en balance pour des questions de rentabilité, tout en mettant notre santé en danger ! », alerte-t-elle. Pourtant « la direction ne nous écoute pas », regrette-t-elle. Face à cette indifférence, elle disait n’avoir « qu’une hâte : quitter l’hôpital public ».
« La protection de l’enfance est toujours en souffrance »
Alors que les métiers du care avaient été unanimement reconnus comme essentiels et trop invisibilisés pendant la crise sanitaire, ces derniers, quatre ans après, sont repartis aux oubliettes. « En France, la protection de l’enfance est toujours en souffrance », écrit Davy Beauvois, qui a passé 13 ans en famille d’accueil. Auditionné par la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance, il voulait que soies initiées des « réformes concrètes pour mettre un terme aux cycles de violences subies par les enfants placé·es, qu’elles soient physiques, psychologiques ou sexuelles ».
Outre l’absence de moyens, Davy Beauvois cible aussi le système raciste qui se met en place au coeur de la protection. « Quel message envoyons-nous aux enfants lorsqu’une énième loi xénophobe les met en danger du seul fait de leur nationalité ? », interroge-t-il. L’ancien enfant placé fait référence à la « loi Darmanin », de décembre 2023, interdisant un·e jeune majeur·e recevant une OQTF d’accéder à l’aise sociale à l’enfance. Il ou elle « se retrouve à la rue, sans moyens ni suivis ».
Face à cet abandon, les agents de la protection de l’enfance se sentent impuissants. Pire : complètement méprisés. C’est ce qu’a ressenti Farid Sekta, après que le président du département, Christian Poiret, a lancé aux travailleurs mobilisés contre les baisses de subvention : « Si vous n’êtes pas bien ici, allez ailleurs ! » Une sortie qui détonne alors que les architectes du rétrécissement du service public vouent un culte pour la novlangue. « Vous aimez les belles phrases sur ‘l’égalité des chances’, ‘le vivre-ensemble’, la ‘solidarité’ », explique-t-il. Derrière ces jolis mots, Farid Sekta reste déterminé : « J’accuse votre politique d’abandon, votre indifférence envers ceux qui donnent tout sur le terrain pour préserver un semblant de dignité et d’espoir dans des endroits que vous ne fréquenterez jamais. »
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