Frantz Fanon, un éclairage disputé sur l’héritage colonial
Alors que l’on célèbre le centenaire de la naissance de Fanon, sa pensée reste centrale dans la compréhension du passé et du présent colonial. Quitte à susciter des interprétations opposées.
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Fanon l’Algérien Fanon, Lumumba et le néocolonialisme « Fanon nous engage à l’action » « Sans l’hôpital psychiatrique de Blida, Fanon n’aurait pas existé tel qu’on le connaît »Confronté aux œuvres des grand·es auteur·rices du passé, deux chemins sont possibles : une approche philosophique s’efforce de comprendre le présent en réinterprétant les positions de ces intellectuels au regard des réalités contemporaines, tandis qu’une approche historique préfère les circonscrire à leur ancrage contextuel, de peur de commettre des contresens. Frantz Fanon n’échappe pas à cette tension entre les deux approches.
Né en Martinique en 1925, il s’engage dans les Forces françaises libres avant de suivre des études de médecine en métropole et de se former à la psychiatrie. Il part travailler en Afrique en tant que médecin psychiatre en 1953. La guerre d’Algérie éclate un an plus tard. Ne supportant plus la contradiction entre ses convictions anticolonialistes et son statut, il démissionne et rejoint les indépendantistes algériens en 1956, un engagement qu’il poursuit jusqu’à sa mort, d’une leucémie, en décembre 1961.
Si Fanon est d’abord le témoin privilégié des décolonisations des années 1950, qu’elles soient asiatiques ou africaines, sa pensée a irrigué nombre de recherches depuis plus d’un demi-siècle, que ce soit en France, dans le monde anglo-saxon ou dans les pays du Sud.
Le cinquantenaire de l’une de ses œuvres maîtresses, Les Damnés de la terre (Éditions François Maspero), publiée en 1961, a donné lieu à un important travail éditorial et biographique qui se poursuit aujourd’hui encore, d’une nouvelle biographie par Adam Shatz en 2024 (La Découverte) à la bande dessinée de Frédéric Ciriez et Romain Lamy en 2020 (La Découverte) ou les deux récents films qui lui sont consacrés, de Jean-Claude Flamand-Barny et d’Abdenour Zahzah. Pour le centenaire de sa naissance, la Fondation Frantz-Fanon organise des événements dans le monde entier.
Les faux-semblants de la postcolonie
L’intérêt actuel pour la pensée de Fanon réside notamment dans les analyses qu’il propose des processus de décolonisation. Si le monde colonial est celui de la séparation radicale entre colons et colonisés, les différences sociales entre les colonisés eux-mêmes, tues dans les luttes, ressurgissent lorsque reculent les métropoles impériales.
Les analyses de Fanon ont gardé toute leur pertinence pour décrire les régimes de nombreux pays africains qui ont conservé des fonctionnements coloniaux.
Les bourgeoisies nationales, certes anticoloniales, remplacent et imitent bien vite les anciennes élites coloniales une fois la victoire acquise, tandis que les classes populaires restent dominées et réprimées, comme le rappelle encore la situation actuelle au Kenya, où la jeunesse dénonce avec force les violences policières, la corruption et les difficultés économiques, malgré les dizaines de manifestants tués par les forces de l’ordre.
Dans ce nouveau régime de postcolonie, qui désigne la situation qui succède aux empires coloniaux formels, l’imaginaire demeure imprégné des schémas coloniaux, comme l’a analysé l’historien et politologue camerounais Achille Mbembe dans De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (La Découverte, 2020). À tel point que ces nouvelles bourgeoisies africaines peuvent être désignées comme des « nouveaux Blancs » par les mouvements populaires qui se confrontent à eux, ce que rappelait le chercheur et diplomate congolais Georges Nzongola-Ntalaja en évoquant les luttes dans son pays (1).
« Following the Path of Revolution : Frantz Fanon’s Political Legacy for Africa », Georges Nzongola-Ntalaja, The Black Scholar, vol. 32, n° 3-4, p. 36-44, 2012.
Pour cet universitaire, les analyses de Fanon ont gardé toute leur pertinence pour décrire les régimes de nombreux pays africains qui ont conservé des fonctionnements coloniaux en interne : un danger que pointait déjà du doigt Fanon, pour qui une décolonisation réelle devait passer par le socialisme.
Il en est ainsi de la langue : celle de l’ancien colonisateur demeure gage de légitimité et un marqueur d’exclusion sociale. Maîtriser cette langue, c’est, pour le colonisé, approcher la condition de « véritable homme », de Blanc, et entrer dans l’univers du colon : « Parler une langue, c’est assumer un monde, une culture », disait Fanon. Étudiées par le chercheur britannique Nigel C. Gibson, les révoltes étudiantes qui ont secoué l’Afrique du Sud en 2015 ont dénoncé l’usage continu et hégémonique de l’anglais dans les universités, alors même que cette langue est bien moins pratiquée parmi les étudiants que les langues africaines (2).
« Fanon et les mouvements étudiants sud-africains en 2015 », Nigel C. Gibson, Politique africaine, n° 143, 2016. p.35-57.
Revendiquer leur usage devenait alors une arme pour affronter les hiérarchies issues de l’apartheid. Un lourd héritage présent partout sur le continent et que le président Emmanuel Macron préférait taire lorsqu’il faisait du français « le ciment principal qu’il y a entre nous » lors d’un discours prononcé à l’université de Ouagadougou en novembre 2017 : une façon d’effacer l’histoire par laquelle le français s’est exporté en Afrique et d’invisibiliser une fois encore les langues africaines.
La persistance d’une situation coloniale repose enfin sur le maintien des inégalités structurelles entre l’Occident et les anciennes terres d’empire, lesquelles continuent de se reposer sur l’exportation de ressources primaires et demeurent dans une situation de domination. Ces relations sont entretenues tant par les institutions financières internationales que par les pays occidentaux qui les contrôlent, sans omettre les grandes entreprises.
Le 18 mars dernier, le collectif Restitution Afrique portait ainsi plainte contre le groupe Bolloré devant le parquet national financier et dénonçait les liens noués avec les élites politiques et économiques africaines, qui lui auraient permis de s’enrichir au détriment des populations locales.
L’Occident encore colonial
Loin de se limiter à la compréhension des sociétés anciennement colonisées, les écrits de Fanon continuent d’éclairer la situation en Occident même. Si le terme de « racisé » n’appartient pas au vocabulaire de Fanon, en revanche celui-ci parle bien de « racialisation » dans Les Damnés de la terre, et il en décrit, dès 1952, les ressorts intimes dans Peau noire, masques blancs. Son engagement au sein des Forces françaises libres constitue une première expérience du racisme en raison des différences de traitement entre Noirs et Blancs.
Ses études de médecine en métropole sont une nouvelle déconvenue : il est « le médecin noir ». Les rapports coloniaux, fondés sur la distinction stricte entre les colons et les colonisés, entre les Blancs et les autres, entre les civilisés et les sauvages, ne se cantonnent pas aux territoires conquis mais s’importent en métropole, car le racisme est l’excuse qui légitime le processus colonial : son ancrage demeure alors même que les décolonisations formelles arrivent à leur terme.
Le récit par Fanon de l’aliénation raciste demeure d’une actualité brûlante.
Le récit par Fanon de l’aliénation raciste, de l’attribution par les autres d’une identité racialisée qu’il n’a pas choisie, une identité qui lui refuse son humanité, demeure d’une actualité brûlante. Le vocabulaire médiatique et politique reprend les distinctions opérées du temps des colonies : le mot « ensauvagement » est repris par Gérard Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, en novembre 2023 ; Édouard Philippe, ancien premier ministre, l’emploie lors de son meeting à Marseille en mai dernier, et le terme trouve même sa place dans la dernière circulaire sur l’utilisation des crédits du fonds interministériel de prévention de la délinquance. Les « barbares » s’invitent dans les discours de Sarah Knafo, députée européenne zemmouriste, autant que dans ceux de l’actuel ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau.
Le racisme scientifique a certes perdu en vigueur. Néanmoins, sa déclinaison culturelle l’a largement remplacé : des « communautés » sont désormais désignées à la vindicte pour leur incapacité présumée à s’intégrer, notamment à l’école et dans le salariat. Un discours qui semble reprendre le prétendu « complexe de dépendance » des peuples colonisés que dénonçait déjà Fanon, cette idée que des populations auraient besoin d’être « civilisées » avant de pouvoir intégrer pleinement la citoyenneté.
En mars dernier, SOS Racisme dénonçait ainsi un éditorial du journal néo-calédonien La Voix du Caillou, accusé d’animaliser les Kanaks. Une plainte a été déposée pour « injure raciale publique » et « provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale », malgré les dénégations du journal.
Fanon et l’antiracisme contemporain
Fanon n’a pas seulement analysé la situation : il en a débattu et l’a affrontée, discutant les positions des leaders anticoloniaux tout en luttant auprès du Front de libération nationale (FLN) algérien. Ainsi, l’affirmation d’une identité noire propre, qu’Aimé Césaire a définie par la négritude et qui se départirait des assignations racistes, est critiquée par Fanon, qui se méfie de la simplification qu’elle opérerait devant la diversité des vies menées, tout en reconnaissant qu’elle constitue une forme de résistance.
« C’est le Blanc qui crée le Nègre. Mais c’est le Nègre qui crée la négritude. À l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile », écrit-il dans Résistance algérienne en mai 1957. Une position qui distingue Fanon des appels à une « simple “africanisation” », rappelait Achille Mbembe (3).
« Decolonizing Knowledge and the Question of the Archive », Achille Mbembe, Africa is a Country, 2015.
Qui plus est, l’Antillais donne une grande importance aux distinctions sociales, qui se dévoilent à l’occasion des décolonisations et qu’il décrit dans Les Damnés de la terre : « Le peuple découvre que le phénomène inique de l’exploitation peut présenter une apparence noire ou arabe. » Il fait encore de la racialisation un phénomène fluide, en présentant des anticolonialistes blancs qui « se font nègres ou arabes et acceptent les souffrances, la torture, la mort ».
Pour le colonisé, la vie ne peut naître que du cadavre en décomposition du colon.
F. Fanon
Pour autant, Fanon ne réduit pas le racisme à un phénomène individuel : l’action de quelques individus n’enlève rien aux caractères structurels du racisme et c’est bien à une lutte totale qu’il faut se livrer. Une approche qu’embrassent les collectifs antiracistes issus des quartiers populaires, rappelant sans cesse que le racisme est structurel.
Une lutte dont les modalités ont suscité la polémique lorsque l’eurodéputée insoumise Rima Hassan a cité Les Damnés de la terre dans un tweet : « Pour le colonisé, la vie ne peut naître que du cadavre en décomposition du colon. » Engagé dans la guerre d’indépendance algérienne, Fanon reconnaissait que « la décolonisation est toujours un phénomène violent » et donnait aux processus des armes, devant reposer sur les masses paysannes, une importance primordiale dans l’émergence d’une nouvelle « espèce » d’hommes.
L’approche philosophique se brouille alors tandis que l’analyse historique permet de mieux cerner la portée du propos de Fanon : un homme engagé dans la lutte armée aux côtés d’un peuple colonisé et contre un empire colonial, soit une situation dont la comparaison avec la seule métropole française et contemporaine trouve vite ses limites.
Reste un auteur dont la pensée continue, malgré le passage du temps, à faire la preuve de sa pertinence : un demi-siècle après les grands processus de décolonisation, qui restent inachevés, on aurait préféré ranger Frantz Fanon parmi les auteurs dépassés. Il faudra encore attendre.
Le portrait en illustration de cet article est l’œuvre de Mustapha Boutadjine. D’autres collages de l’artiste ainsi qu’un portrait au fusain de Frantz Fanon réalisé par Ernest Pignon-Ernest seront exposés du 22 juillet au 6 septembre à la galerie Artbribus à Paris, à l’occasion du centenaire de la naissance du penseur, théoricien et acteur anticolonial. Retrouvez un portrait de Mustapha Boutadjine écrit en 2017 par Jean-Claude Renard sur Politis.fr.
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