Bétharram : derrière les défaillances de l’État, le silence complice de l’Église
Alors que le rapport d’enquête sur les violences dans les établissements scolaires a été rendu public le 2 juillet, la responsabilité de l’Église a été mise de côté. Pourtant, la majorité des violences sont commises au sein des établissements privés catholiques.

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Cathos intégristes et écoles privées : le véritable « entrisme » Bétharram : « On s’en fout de Bayrou, écoutons les victimes ! »C’est peu dire que le rapport sur les violences au sein des établissements scolaires était très attendu. « Cette commission d’enquête fut un travail de fond sur l’impensable : des enfants, partout en France, livrés à des monstruosités », commence-t-il. Plus de 600 pages de témoignages de victimes, de visites de terrain et d’auditions. Avec, pour point de départ, la révélation de l’affaire Notre-Dame de Bétharram, lieu de violences inouïes et d’une omerta puissante.
L’immense majorité des violences rapportées dans l’enquête ont été commises dans des établissements privés sous contrat. En France, 96 % de ces établissements sont catholiques. Or, dans l’épais document, à part les recommandations sur un meilleur contrôle, rares sont les commentaires portant spécifiquement sur la responsabilité de l’Église.
Pour Arnaud Gallais, fondateur de Mouv’Enfants et ancien membre de la Ciivise, la responsabilité de l’Église en tant qu’entité est « mise de côté » au sein du rapport, « alors qu’elle est fondamentale ». Un avis partagé par le porte-parole des victimes de Bétharram. Contacté par Politis, Alain Esquerre dénonce l’absence de l’Église dans le rapport. « On a un État dans l’État, et pourtant, c’est le grand absent de ce rapport d’enquête. »
On a un État dans l’État, et pourtant, c’est le grand absent de ce rapport d’enquête.
A. Esquerre
Est-ce que l’Église a une responsabilité particulière ? « Oui, clairement », tient à répondre Fatiha Keloua Hachi, présidente de la commission. Mais, selon elle, « le travail sur l’Église a déjà été fait très largement par la Ciase (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, N.D.LR.). Ce qu’on s’était proposé en commission et ce qui a été voté, c’était de se pencher sur les défaillances de l’État dans le public et dans le privé ».
« L’Église n’existe pas »
En 2021, la Ciase avait révélé, au terme d’une large étude, le caractère systémique des violences sexuelles dans l’Église catholique. Sur la période 1950-2020, 330 000 personnes mineures auraient été victimes des clercs, religieux, ou des laïcs en lien avec l’Église, dont 108 000 dans le cadre de l’enseignement scolaire catholique. Mais, comme le souligne le présent rapport, le titre même de la Ciase, porté sur « les abus sexuels dans l’Église », a contribué à ignorer la connexion avec les établissements scolaires qui relèvent pourtant de son autorité.
Ce flou entre l’Église en tant qu’institution et les établissements scolaires qui s’en réclament est entretenu encore aujourd’hui. C’est ce que souligne une note confidentielle produite par la Conférence des Évêques de France et que Politis a pu consulter. Annoté « confidentiel – ne pas diffuser », le document, qui vise à expliciter la position de l’institution vis-à-vis des victimes de violences sexuelles, insiste : l’Église ne possède pas, à proprement parler, de responsabilité juridique. Dit autrement, en droit, « l’Église n’existe pas », conclut la Ciase après ses travaux.
Un fonctionnement en vase clos
L’Église est diluée à travers une multiplicité de diocèses, ces circonscriptions territoriales sous l’autorité directe de l’évêque, ou, plus rarement, des congrégations, une communauté de prêtres et de religieuses qui jouit d’une certaine autonomie vis-à-vis de l’évêque. C’est le cas, notamment de Bétharram, qui relève de la Congrégation du Sacré-Cœur de Jésus de Bétharram.
Qu’il s’agisse d’une tutelle diocésaine ou congégrative, le méli-mélo d’instances de contrôle rend opaque l’identité des responsables. Une défaillance que ne manque pas de pointer Camille Rio, prêtre lanceur d’alerte : « Tout le monde jouit de cette ambiguïté pour se défausser de ses responsabilités, en disant « cela ne relève pas de nous mais de l’évêque » ou « cela ne dépend pas de nous mais de la supervision gouvernementale ». Ce flou pose un vrai problème. »
Les congrégations ont la capacité de fonctionner davantage en vase clos, ce qui aboutit à ne pas rendre de compte.
L. Stalla-Bourdillon
« Les congrégations ont la capacité de fonctionner davantage en vase clos, ce qui aboutit à ne pas rendre de compte. Une forme d’impunité a ainsi existé », relève aussi Laurent Stalla-Bourdillon, théologien et prêtre catholique cité par le rapport de la commission d’enquête.
Cette opacité, Alain Esquerre en a été le témoin : « Quand j’ai demandé à Philippe Delorme [secrétaire général de l’enseignement catholique] qui était responsable du chef d’établissement de Bétharram, il était en difficulté pour me répondre ». Il ajoute : « En fait, personne n’a autorité sur personne ».
Contrôle extérieur
D’où la nécessité de renforcer une inspection extérieure selon les rapporteurs. Les recommandations sont claires : contrôler les établissements privés au même titre et au même rythme que les autres. Car jusqu’à aujourd’hui, « le constat d’une absence quasi totale de contrôle est désormais communément admis ». Une note de la direction des affaires financières du 3 mai 2024 indique que les établissements privés sous contrat n’ont été inspectés que 12 fois pour la période 2017-2023.
Plus de contrôle ne doit pas transformer le privé en public.
P. Delorme
Les rapporteurs appellent donc à veiller à l’application des principes issus de la loi Debré, c’est-à-dire : assurer que l’enseignement sous contrat, financé par l’État, soit dispensé selon les règles et les programmes de l’enseignement public. « L’établissement, tout en conservant son caractère propre, doit donner cet enseignement dans le respect total de la liberté de conscience. Tous les enfants sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances, y ont accès. »
Le flou résulte surtout de l’expression « caractère propre ». En considérant qu’ils relèvent du périmètre laissé à chaque établissement, l’État ne contrôle pas les temps périscolaires et les nuitées dans les internats. Pourtant, il en aurait la possibilité. S’il est mentionné que « les règles de la vie scolaire relèvent effectivement de la responsabilité des établissements d’enseignement privés », les pouvoirs publics pourraient inspecter la bonne application « des obligations légales et réglementaires qui s’imposent à lui [l’établissement, N.D.L.R.] » notent les rapporteurs.
Philippe Delorme, secrétaire général de l’enseignement catholique (SGEC) en France, se dit favorable aux contrôles externes, comme il l’a précisé dans Le Parisien. Il réaffirme cependant que « plus de contrôle ne doit pas transformer le privé en public ».
L’enseignement privé catholique, un lobby ?
Pour expliquer pourquoi les établissements privés dérogent à la règle commune, les rapporteurs avancent un argument politique : le secrétaire général de l’enseignement catholique serait directement « consulté sur le guide destiné aux inspecteurs […], ce qui n’a pas été le cas des représentants des autres réseaux d’enseignement ». Un manque d’indépendance qui « donne le sentiment de consulter l’autorité contrôlée… sur la façon dont elle souhaite l’être », notent les rapporteurs.
Selon eux, ces échanges questionnent « le respect de l’article 2 de la loi de 1905 selon lequel « la République ne reconnaît […] aucun culte » ». D’autant plus que le SGEC a un statut particulier : il n’est inscrit dans aucun texte de loi. Un véritable lobby décrit comme un « ministère bis » dans le rapport.
Ce rapport de force remonte à loin. En 1984, alors que le projet de loi Savary tente d’intégrer l’enseignement privé à « un grand service public », « le mouvement de l’École libre » porté par les responsables de l’enseignement privé catholique français parvient à le mettre en échec. « Après cet épisode, l’éducation nationale prend ses distances », confie Alain Esquerre. « Dans ce bras de fer entre les établissements privés et l’éducation nationale, ce sont les établissements privés catholiques qui l’ont gagné », considère, dans le même sens, Fatiha Keloua Hachi.
L’attitude de François Bayrou et son rapport avec la foi sont clairement problématiques.
T. Boullu
Pour Thomas Boullu, maître de conférences en histoire du droit et des institutions, le problème résulte aussi d’un « biais ». « L’attitude de François Bayrou et son rapport avec la foi sont clairement problématiques », explique-t-il. En cause, notamment, son lien fort avec Les Béatitudes, « un mouvement considéré pendant longtemps comme sectaire, au point qu’il avait été écarté par le Vatican », et notamment la commaunauté de Nay (Pyrénées-Atlantiques) qu’il allait parfois visiter.
Refonte du système
La nécessité d’un contrôle interne est tout aussi criante. Face aux nombreuses critiques contre l’opacité inhérente à l’Église, Philippe Delorme a publié une série d’engagements pour renforcer la protection des enfants et des jeunes au sein de ses établissements scolaires : « concevoir une écoute des victimes plus accessible » ; « garantir des internats sûrs » par des audits entrepris par un cabinet extérieur, « informer et former, plus encore, plus simplement, plus directement ».
Ces engagements résonnent comme d’ultimes vœux pieux pour Camille Rio. « Qu’est ce qui va changer ? », s’interroge-t-il. « Chaque fois qu’il y a une affaire qui sort, tout le monde se mobilise et lance un programme. Mais y a déjà eu des inspections ». Cette inertie découle du fait que « les responsables d’hier qui posent problème sont les mêmes aujourd’hui », selon lui.
Ces derniers détiennent d’ailleurs une autorité particulière, propice aux abus : « Puisque ces établissements sont des institutions religieuses, il y a une dimension sacrée de l’autorité captée par une figure humaine », pointe Laurent Stalla-Bourdillon, arguant la nécessité de « s’assurer que les personnes en responsabilité à l’égard des enfants ne vont pas user de cette autorité spirituelle à des fins perverses ».
On fait comme s’il y avait une forme d’ambiguïté sur le secret de la confession, ce qui est entièrement faux.
A. Gallais
Pour la présidente de la commission, le programme de l’éducation à la vie affective et sexuelle, obligatoire depuis 2001, pourrait aider l’enfant à « s’autosaisir de l’existence d’une anomalie si un adulte est violent ou s’il y a des attouchements ». Or, dans bien des établissements privés catholiques, il n’est pas appliqué : « C’est très compliqué avec l’Église. Et avec tous les religieux. Pour eux, ce n’est pas un programme de l’Éducation nationale, mais un sujet à traiter à domicile. »
Autre sujet de tension, la recommandation du rapport de « lever systématiquement » le secret de la confession lorsqu’il concerne des abus sur un mineur de moins de 15 ans, « qu’ils soient en cours ou non ». « Une fois de plus, on fait comme s’il y avait une forme d’ambiguïté sur le secret de la confession, ce qui est entièrement faux », lance Arnaud Gallais. Car la loi qui prime en France, depuis la séparation de l’Église et de l’État, est bien celle de la République. « Ce n’est pas une préconisation, c’est dire que le système judiciaire n’applique pas la loi. »
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