La révolution sera culturelle ou ne sera pas
Dans un essai dessiné, Blanche Sabbah analyse la progression des idées réactionnaires dans les médias. Loin de souscrire à la thèse de la fatalité, l’autrice invite la gauche à réinvestir le champ des idées.
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La Bataille culturelle, Blanche Sabbah, Casterman, 160 pages, 12 euros.
Et si les combats d’idées se gagnaient tant sur le fond que sur la forme ? C’est le pari formulé par Blanche Sabbah dans un nouvel essai dessiné, dans lequel elle s’attaque à la « bataille culturelle », c’est-à-dire la capacité d’un groupe politique à imposer ses idées dans le débat public.
Première désillusion : si l’extrême droite parvient à dicter l’agenda médiatique, c’est avant tout parce que les faits ne suffisent plus. L’autrice fait ici le constat – déjà longuement analysé outre-Atlantique depuis la première élection de Donald Trump – d’un avènement des fake news, du complotisme et du climatoscepticisme décomplexés. Y compris dans les médias français.
Exemple parmi d’autres : le député RN Jean-Philippe Tanguy qui, sur un plateau télé, raille la militante écologiste Camille Étienne : « La recherche, la recherche… J’ai l’impression d’entendre une religieuse avec sa Bible ! […] La recherche, ça n’existe pas. » Comment mener un débat constructif face à un parti qui, pour jouer sur les émotions du public, est prêt à remettre en question des siècles de progrès scientifiques ?
Blanche Sabbah note un écart plutôt flagrant entre la droitisation – réelle mais relative – de l’opinion publique et l’extrême-droitisation des médias. C’est ainsi qu’elle définit la « droitisation culturelle » : des discours réactionnaires normalisés parce que diffusés à longueur de journée par des médias rachetés par de riches conservateurs. Selon elle, la gauche doit créer des synergies entre la science (les faits) et l’art (l’émotion) pour imposer ses sujets dans le débat public.
Face à une extrême droite qui gagne du terrain culturel, l’autrice en appelle aussi à s’engueuler avec ses électeurs plutôt que les ignorer. L’idée n’est ni d’excuser ni de comprendre, mais de convaincre. Et de faire entendre une voix de gauche qui se fait de plus en plus timide : « Comment avons-nous pu passer d’un contexte où l’on n’osait pas voter pour un parti créé par des collabos à un contexte où l’on n’ose pas s’indigner d’un électorat ouvertement néonazi ? » Dernier exemple en date : la mort de Jean-Marie Le Pen, dont la plupart des médias n’ont pas osé rappeler les positions vichystes, antisémites, racistes et homophobes.
Blanche Sabbah réfute également la lecture simpliste de la progression du vote d’extrême droite pour des raisons économiques. Cette explication tendrait à faire peser la responsabilité sur les pauvres et les ruraux. Encore une fois, les faits : une étude publiée par Ipsos après les élections européennes de 2024 montre que le vote à l’extrême droite a progressé dans presque toutes les catégories sociodémographiques. Pas que chez les pauvres. Pas qu’à la campagne. C’est le RN lui-même qui a tout intérêt à diffuser cette idée, donnant ainsi à sa volonté de préférence nationale une allure de lutte contre la précarité.
Le féminisme, source d’inspiration
Terrain de lutte fertile, le féminisme est, selon l’autrice, une forme de militantisme dont la gauche devrait s’inspirer. À travers l’exemple des colleuses, elle rappelle comment les militantes ont réussi à imposer le concept de féminicide dans le débat public : « C’est parce que la presse, la recherche et certaines personnalités publiques et politiques nous ont emboîté le pas que le mot a fini par intégrer le dictionnaire, pas l’inverse. »
Mener une politique féministe, c’est nécessairement mener une politique progressiste.
B. Sabbah
Les artistes ne sont pas en reste : lorsqu’elle publie Le Consentement (Grasset), Vanessa Springora impose ce concept dans l’espace médiatique. De même pour Adèle Haenel, qui dénonce l’emprise dont elle a été victime. Ou pour Neige Sinno et Camille Kouchner, qui mettent en lumière la culture de l’inceste. Ces discours nourrissent désormais les réflexions des élu·es et des magistrat·es pour faire évoluer et appliquer la loi.
« Il n’y a en réalité pas tant de distinctions entre la lutte des classes et la lutte pour l’égalité des genres. Quand on s’aperçoit que les premières victimes du réchauffement climatique sont invariablement les femmes, mais que ce sont aussi les plus précaires et les moins blanches, on tisse des liens évidents entre écologie, antiracisme et lutte féministe. Mener une politique féministe, c’est nécessairement mener une politique progressiste. »
Une réflexion allant dans le sens d’un féminisme intersectionnel, qui pourrait servir de grille de lecture pour imposer davantage les idées de gauche : « C’est pour ça que l’extrême droite a tant de mal à se prétendre féministe : le féminisme contient en son sein tous les ingrédients de sa destruction. »
Les parutions de la semaine
La Palestine expliquée à tout le monde, Elias Sanbar, Seuil, 128 pages, 11,90 euros.
Grande figure intellectuelle du mouvement national palestinien, Elias Sanbar fut l’un des négociateurs, aux côtés de Yasser Arafat, des accords de paix d’Oslo en 1993, puis ambassadeur à l’Unesco de Palestine. Ce petit livre paru en 2013 retrace l’histoire de cette terre, berceau des trois monothéismes, et de son peuple meurtri. Alors que l’écrasement de Gaza se poursuit, la voix d’Elias Sanbar, recueillie dans un entretien pour cette nouvelle édition mise à jour, est d’autant plus précieuse. Où il souligne cette certitude, malgré le génocide en cours : « Ce n’est pas la fin de la Palestine ! »
Franco. Le temps et la légende, Stéphane Michonneau, Flammarion, collection « Grandes biographies », 380 pages, 24,90 euros.
À l’heure où un fascisme qui voudrait paraître « bon teint » guette en France, la lecture de cette biographie s’interrogeant aussi sur l’héritage, historique et politique, du Caudillo en Espagne s’avère salutaire. Franco, en effet, a fait en sorte, toute sa vie, de se fondre et se présenter aux Espagnols sous mille visages. Jusqu’à aujourd’hui, où il est encore une « présence persistante qui continue d’agiter les débats et de fracturer le présent ». L’historien Stéphane Michonneau y décrypte cette « empreinte » tenace laissée par le dictateur sur une société espagnole, où le franquisme, toujours bien ancré dans les mémoires, continue à infiltrer les esprits et les visages. Telle une mise en garde pour les Français ?
La Mésentente. Politique et philosophie, Jacques Rancière, éditions La Fabrique, postface inédite
de l’auteur, 216 pages, 17 euros.
Un texte « historique ». Après la chute du bloc soviétique, beaucoup avaient décrété qu’avec la « victoire » (supposée définitive) du capitalisme et de la « démocratie » libérale, nous vivions « la fin de l’histoire ». Jacques Rancière, l’un des plus grands philosophes français, héritier de la tradition marxiste, ne put alors que s’élever contre cette « étrange configuration […] d’une démocratie des riches ramenée à son contraire, le consensus ». Celle d’une « politique dépolitisée » en somme. Et dans sa postface inédite à la réédition de ce livre paru en 1995, Rancière de rappeler que « l’empiètement du social sur la politique n’est pas un trouble de l’âge moderne » mais bien « ce qui la constitue ». Historique… et ô combien actuel.
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