« On ne veut plus compter nos mortes »

Depuis l’été, des centaines de femmes parent les murs des villes de France de messages dénonçant les féminicides. Plus qu’un mode d’action, ces affichages sauvages rassemblent des féministes de tous horizons. Reportage.

Lena Bjurström (collectif Focus)  • 18 décembre 2019 abonné·es
« On ne veut plus compter nos mortes »
Les colleuses à l’œuvre un soir de novembrendans les XIe et XIIe arrondissements de Paris.
© Lena Bjurtröm

Le pinceau d’Anne passe et repasse sur le papier blanc. Une lettre par feuille, trois espaces, un message en quinze pages : « Pas une de plus ». Dans ce foyer du XIe arrondissement de Paris, une dizaine de femmes s’agitent autour des tables. Elles préparent les messages qu’elles iront coller sur les bâtiments de la capitale à la nuit tombée. Depuis cet été, des milliers de ces lettres noires sur papier blanc ont fleuri sur les murs des villes françaises pour dénoncer les féminicides.

Chafia, Stéphanie, Lucette, Caroline… Les prénoms des 142 femmes tuées par leur conjoint ou ex en 2019 (1) s’imposent aux regards des passants, comme les formules chocs qui disent la colère de celles qui, plusieurs nuits par semaine, parent les rues à la mémoire des disparues. « Plus écoutées mortes que vivantes », « Papa il a tué maman », « On ne tue jamais par amour », « Travailleuses du sexe assassinées = féminicide », « On ne veut plus compter nos mortes »… Au-delà des crimes conjugaux, ce sont les violences faites à toutes les femmes qui sont dénoncées.

À l’origine de cet affichage, Marguerite Stern, ancienne Femen. « Marguerite collait des messages chocs à Marseille sur des questions qui lui tiennent à cœur, raconte Pauline, étudiante en communication et membre de l’équipe d’organisation des colleuses parisiennes. Quand elle est revenue à Paris, elle a lancé cette initiative autour des -féminicides conjugaux sur les réseaux sociaux. » En quelques semaines, elles sont des dizaines puis des centaines à coller leur révolte sur les murs de France. « On nous rejoint grâce au bouche-à-oreille, mais aussi et surtout grâce aux réseaux sociaux. Beaucoup de personnes nous contactent via Instagram », explique Pauline. Parmi elles, des activistes féministes de longue date, mais aussi des femmes qui n’ont jamais milité, encore moins en contravention avec la loi.

Anne, elle, va coller pour la première fois. « Je suis féministe mais je ne me suis jamais engagée dans un groupe, raconte cette danseuse de 28 ans, mais, quand j’ai vu apparaître ces collages dans la rue, je me suis dit qu’il fallait que je participe. Ces messages qui accrochent le regard des passants, je trouve ça très intelligent. Tout le monde les voit, ça marque, les phrases résonnent dans nos têtes. On ne peut pas ne pas voir le problème. » Anne explique avoir toujours été sensible à cette cause : « Comme beaucoup de femmes, j’ai moi-même été victime de violences. »

Adolescentes, trentenaires, quinquagénaires, toutes les femmes inscrivant patiemment les grandes lettres noires sur leurs feuilles blanches ce jour de novembre savent pertinemment pourquoi elles sont venues là. Toutes ont été marquées par les violences subies par des amies, des membres de leur famille, quand elles n’en ont pas été victimes elles-mêmes. Catherine, 55 ans, a enduré pendant des années la violence de son compagnon, dont elle est désormais séparée : « Je n’ai jamais porté plainte. J’ai des enfants et je ne voulais pas faire exploser ma famille. Mais le fait d’aller coller a, d’une certaine façon, libéré la parole à la maison. Il a bien fallu que j’explique à mes enfants ce qui me poussait à aller faire de l’affichage sauvage. Pour eux, c’est difficile, bien sûr, on parle de leur père, et je n’ai jamais voulu qu’ils prennent parti. Mais ne rien dire n’est pas non plus une solution. »

Jusqu’à ce soir de septembre où elle s’est emparée d’un pot de colle et d’un pinceau, Catherine n’avait jamais milité. « La première fois, je me suis sentie dans l’illégalité. Il y a l’adrénaline qui monte. Mais être toutes ensemble, ça donne de la force. On n’est pas seules. » Au fil des sessions de peinture et de collage, les récits se croisent. « Il y a un partage, un échange, dit Catherine. J’ai été bouleversée que de telles choses arrivent encore à des femmes de 20 ans ! Je pensais que le monde avait changé. »

Pas assez. Mais, ces dernières années, la prise de conscience du problème semble progresser. En témoigne l’usage de plus en plus fréquent du terme « féminicide » par les médias et même les pouvoirs publics. Les crimes conjugaux et les violences faites aux femmes ne sont pas des faits divers, mais un fait de société. « Dès les années 1970, les mouvements féministes ont fait le lien entre des violences individuelles, censées être privées, et les dynamiques inégalitaires de la société, les premières étant le reflet des systèmes d’oppression », analyse la sociologue Pauline Delage.

Si la chercheuse rappelle que la reconnaissance de ce problème public ne date pas d’hier – les années 2000 marquant une accélération des politiques sur la question –, elle note que le déferlement MeToo a entraîné une visibilisation et une dénonciation bien plus importantes des violences. « MeToo a réactivé une logique protestataire au sein des mouvements féministes. Depuis les années 1970, les organisations féministes ont développé des services pour accueillir et accompagner les victimes de violences. Mais la mobilisation dans la rue était un peu en sommeil. Aujourd’hui, on assiste à un réinvestissement de l’espace public pour dénoncer et porter des revendications politiques. Les collages contre les féminicides sont un exemple de cette réappropriation de la rue et de la publicisation de ces violences, qui participent à un moment de grande visibilité de cette question. »

Dans la mobilisation se croisent toutes les générations – « Beaucoup de très jeunes femmes s’engagent, il y a un renouvellement du mouvement militant », souligne Pauline Delage – et toutes les opinions. « Les lignes de clivage au sein du mouvement féministe existent toujours, mais la lutte contre les violences, en recréant un objectif commun, relance une logique de solidarité entre des organisations qui ne se mobilisaient pas forcément ensemble », note la chercheuse.

« Au sein des colleuses, on a toutes des idées différentes sur le féminisme et des causes auxquelles on est plus sensibles », confirme Oror, occupée à tracer les lettres du message « Femme trans assassinée = féminicide ». Depuis septembre, la jeune fille de 18 ans arpente les rues parisiennes et inscrit sur les murs la violence à laquelle sont confrontées les femmes, et notamment les femmes transgenres. « Moi, je baigne dans le féminisme queer intersectionnel. Ce n’est pas le cas de toutes ici. Mais en collant, on discute. Même si nous ne sommes pas d’accord, c’est important de débattre », ajoute-t-elle avant de remballer pinceau et pot de peinture.

Il est 19 h 30. Les colleuses, divisées en petits groupes, se dispersent le long des boulevards. Quelques croisements plus loin, Anne pose son premier message sur un mur avec cinq camarades. « Le machisme tue ». Au fil des rues et des collages, quelques personnes s’arrêtent, et si certains hommes y vont de leur commentaire – « On n’est pas tous des machos, vous savez ? » « Oui, et ? », réplique une colleuse –, beaucoup applaudissent. Au détour d’une avenue, une jeune femme s’approche : « Je trouve ça super, ce que vous faites, et j’aimerais participer. » Sitôt dit, sitôt fait, la passante est intégrée au groupe de discussion Whatsapp des colleuses de la zone, elle les rejoindra à la prochaine session.

Anne, de son côté, détourne le regard pour cacher son émotion. « Il y a quelque chose de très fort à marquer notre colère sur les murs, toutes ensemble. Je me sens… puissante. » Trois heures plus tard, les colleuses accrochent leurs dernières lettres. Elles posent, se prennent en photo, échangent leurs contacts. « On se retrouve à la manif ? On y va ensemble ? » Quelques jours plus tard, des milliers de personnes défilent contre les violences faites aux femmes dans une trentaine de villes de France, dont près de 50 000 dans la capitale. « On n’a jamais été aussi nombreuses, s’exclame une organisatrice du collectif Nous Toutes, au mégaphone. C’est historique ! » Dans une rue adjacente au cortège parisien, une bande de colleuses placarde le message du jour : « Nous sommes toutes des héroïnes ».

  • Membre du collectif Focus, collectif de journalistes et documentaristes indépendant·e·s (collectif-focus.com).

(1) Selon le comptage entrepris par les activistes du groupe « Féminicides par compagnons ou ex ».

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Féminismes : Les nouvelles voix
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