«  Les initiatives citoyennes disent et font plus que les organisations traditionnelles »

Le politiste Laurent Jeanpierre a longuement travaillé sur le mouvement des gilets jaunes. Il observe donc avec intérêt l’initiative « Bloquons tout » du 10 septembre. Il analyse ici la composition de ce mouvement, ses modes d’action et ses éventuels débouchés, dans un contexte politique rempli d’incertitudes.

Olivier Doubre  • 3 septembre 2025 abonné·es
«  Les initiatives citoyennes disent et font plus que les organisations traditionnelles »
Une assemblée générale « Bloquons tout » s’est tenue à Nantes le 30 août, afin de décider des actions à mener le 10 septembre.
© Estelle Ruiz / Hans Lucas / AFP

Le politiste Laurent Jeanpierre (1) a suivi depuis son lancement sur internet, en mai dernier, l’initiative « Bloquons tout ! », prévue le 10 septembre. Soit deux jours après le vote de confiance au gouvernement Bayrou, qui devrait faire chuter ce dernier. Souvent comparé – un peu vite – au mouvement des gilets jaunes, sur lequel le chercheur a beaucoup travaillé (2), cet appel à la mobilisation présente bien quelques points communs avec celui des ronds-points. Mais les différences sont, selon lui, très marquées, notamment du fait de son annonce anticipée et de l’attention des médias, des syndicats et des partis, qui craignent tous de « manquer » cette mobilisation, comme ils l’avaient fait avec les gilets jaunes.

1

Parmi ses dernières parutions, Une histoire globale des révolutions (La Découverte, 2023), codirigé avec Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, Boris Gobille et Eugenia Palieraki.

2

Voir In girum. Les leçons politiques des ronds-points (La Découverte, 2019) et l’entretien qu’il nous avait accordé à sa parution, Politis n° 1575, 30 octobre 2019.

L’initiative « Bloquons tout ! » vous semble-t-elle épouser un certain ras-le-bol très répandu dans la société, après l’âge de la retraite porté à 64 ans et l’annonce d’une possible suppression de deux jours de congé ?

Laurent Jeanpierre : C’est bien sûr l’expression d’un ras-le-bol que très peu de personnes contestent. Mais je crois qu’il y a une caractéristique qu’il faut souligner : l’anticipation de ce mouvement en change la nature. Sa médiatisation rapide, son acceptation partielle par les partis, les syndicats et les organisations représentatives en modifient fortement les contours et la composition. Cela diffère beaucoup de ce qui s’est passé avec le mouvement des gilets jaunes, auquel cette initiative est souvent comparée.

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Cela aura selon moi des effets sur la mobilisation elle-même : des effets d’entraînement, peut-être, et des effets d’intégration, d’euphémisation. Quant au « ras-le-bol » que vous évoquez, ce mouvement s’inscrit dans une succession de mobilisations qui se sont développées ces dernières années : le mouvement des retraites, celui des gilets jaunes, Nuit debout – auquel certains font référence en prévision du 10 septembre –, mais aussi toute une série de mouvements français et mondiaux à partir de la crise de 2007-2008. L’autonomisation des mouvements sociaux par rapport au champ politique partisan et aux organes de représentation est mondiale.

(Photo : DR.)

Aujourd’hui encore, nous avons affaire à un mouvement qui est né sur les réseaux sociaux et des boucles Telegram. Même si ce n’est pas non plus une génération spontanée puisqu’on sait que, parmi les gens qui sont à l’origine du mouvement, certains avaient déjà une petite expérience dans des mouvements antérieurs, parfois gilets jaunes, parfois « antivax », parfois souverainistes. Il y a aujourd’hui, en grand nombre, des militants de La France insoumise, des partis d’extrême gauche et quelques antifas. On voit donc une double composition, avec quelques « nouveaux » qui se politisent ainsi et d’autres qui ont déjà participé aux mobilisations récentes ou sont des militants presque professionnels de la gauche.

Quels points communs et divergents voyez-vous entre le mouvement des gilets jaunes et la mobilisation à venir ?

La comparaison est en effet dans toutes les têtes car, formellement, il y a énormément de points communs, autant que l’on puisse en dire pour l’instant, c’est-à-dire avant que le mouvement ait effectivement démarré. Outre le fait que l’appel part des réseaux sociaux et passe par eux, un autre point commun est que tout le monde insiste pour que le mouvement soit « apartisan ». Comme dans le cas des gilets jaunes, une question qui est revenue fréquemment était de savoir si le mouvement se disait « apolitique » ou bien « apartisan ». Et, finalement, c’est ce mot « apartisan » qui domine (sans être unanime), davantage qu’« apolitique ».

Comme pour les gilets jaunes, il s’agit plutôt d’une somme de mouvements locaux.

Par ailleurs, le mouvement a ce caractère horizontal et décentralisé : refus d’avoir des leaders et dimension locale très importante. C’est à mon avis un point décisif, alors que les médias (mais aussi les partis ou le système politique classique) ont tendance à unifier et à faire d’emblée de la chose un mouvement national. Or je crois que, comme pour les gilets jaunes, il s’agit plutôt d’une somme de mouvements locaux. Avec des interrogations fortes, qui ont été prédominantes durant tout l’été, sur comment réussir à organiser chaque mobilisation dans chaque région, dans le Sud-Ouest, dans l’Est, dans le Nord, etc. Enfin, un autre point commun très fort est évidemment le ras-le-bol général, en particulier sur les inégalités, le pouvoir d’achat…

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Il y a actuellement une discussion sur les formes d’action – boycott de la consommation, confinement volontaire, occupation des préfectures et des mairies, désobéissance civile, etc. – et une autre sur les mots d’ordre. Sur les mots d’ordre, on retrouve une filiation forte avec les gilets jaunes, d’une part sur des revendications concernant la démocratie directe, la critique de la représentation politique et des organisations, et d’autre part celles liées à la justice sociale, au budget familial, à la répartition des richesses. Et aussi sur l’idée d’arrêter les flux de marchandises, la circulation, alors que la production est difficilement politisable.

En outre, il faut souligner le fait que, comme pour les gilets jaunes, le mouvement n’avait pas, au départ, d’unité idéologique. C’est un mouvement impur idéologiquement, comme tous les mouvements récents, et qui rencontre un soutien certain dans la population française.

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Je crois tout de même qu’il faut noter une spécificité propre à cette initiative : le fait que, même si les appels ont commencé à circuler au mois de mai, tout se passe en plein été, ce qui est plutôt inhabituel. Comme d’ailleurs le refus de la loi Duplomb, qui a eu lieu presque au même moment, où l’on a vu soudain une mobilisation de plus de deux millions de personnes sur internet. Tout cela témoigne d’un degré de ras-le-bol assez important et du fait que les initiatives citoyennes disent et font plus que les organisations ­traditionnelles !

On assiste à une forme d’entrisme ou de récupération par anticipation de la part des militants organisés de la gauche.

Tout ce que vous venez d’évoquer à propos de ce mouvement, notamment le fait que syndicats et partis politiques n’en sont en rien à l’initiative, fait apparaître un embarras, une vraie frilosité, sinon une certaine méfiance de la part de ces corps intermédiaires (syndicats, partis, associations, etc.) vis-à-vis de cette initiative.

On se souvient combien le mouvement des gilets jaunes avait été critiqué, mis à distance. Les syndicats et partis politiques s’en étaient dissociés, méfiés, en tout cas au départ. Aujourd’hui, c’est presque l’inverse, personne ne veut se retrouver dans la situation connue à l’époque. Et on assiste à une forme d’entrisme ou de récupération par anticipation de la part des militants organisés de la gauche.

Mais ce type de mobilisation n’est-il pas tout aussi embarrassant, voire encore plus, pour le pouvoir (et pour Emmanuel Macron en premier lieu), qui se retrouve sans aucun interlocuteur ?

Il est difficile aujourd’hui de voir quel impact ce mouvement aura sur le gouvernement Bayrou et la présidence d’Emmanuel Macron, qui semblent d’ores et déjà en décomposition. Mais il y a aussi un risque réel pour le mouvement puisque, si le gouvernement de François ­Bayrou chute le 8 septembre, soit deux jours avant le blocage annoncé ou espéré, cela rend la mobilisation du 10 beaucoup moins saillante. Et risque de la tuer un peu dans l’œuf – même si le mouvement est prévu de longue date maintenant et se décline dans plusieurs fractions organisées de la société, par exemple, outre certains syndicats, chez les lycéens et les étudiants.

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Quand bien même le mandat d’Emmanuel Macron n’a presque plus aucune assise dans la société, le mouvement pourrait avoir beaucoup moins de portée, car la crise probable du gouvernement focalisera l’attention sur les enjeux institutionnels et limitera le déploiement dans le temps de la mobilisation en réduisant sa résonance à la question des débouchés électoraux et gouvernementaux. Pour qu’une dynamique inverse de celle de la captation et de la récupération se mette en place, il faudrait que le mouvement tienne une ligne indépendante, s’auto-organise pour cela, s’émancipe des organisations politiques classiques et imprime ses exigences sur la recomposition politique limitée qui démarrera sans doute au même moment.

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