« Lettres pour un avortement illégal » : appels au secours

L’ONG Choisir la cause des femmes a rassemblé dans un livre des lettres envoyées, au début des années 1970, par des femmes désespérées à un professeur de médecine pro-IVG, afin de lui demander de l’aide.

Christophe Kantcheff  • 25 septembre 2025
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« Lettres pour un avortement illégal » : appels au secours
© Choisir la cause des femmes

À l’origine du livre Lettres pour un avortement illégal (1971-1974), de Choisir la cause des femmes, on ne sera pas surpris de trouver Gisèle Halimi, la cofondatrice avec Simone de Beauvoir de cette association historique. Nous sommes en 1972, l’avocate a construit sa défense au procès de Bobigny notamment en appelant à la barre plusieurs personnalités favorables à la légalisation de l’IVG, dont le professeur de médecine Paul Milliez (qui se revendique catholique), très médiatisé en raison de ses prises de position.

Lettres pour un avortement illégal 1971-1974, éditions Libertalia, 224 pages, 18 euros. Sortie le 17 octobre 2025.

Des liens militants se nouent entre Gisèle Halimi et le professeur Milliez. Quand il décide de prendre sa retraite, celui-ci remet à la première une partie de sa correspondance, dont six grosses enveloppes contenant une cinquantaine de lettres qui lui ont été adressées par des femmes réclamant de l’aide afin d’avoir accès à un avortement illégal.

(Toutes photos : Choisir la cause des femmes.)

Ces lettres sont redécouvertes par les bénévoles de Choisir, à la suite du décès de Gisèle Halimi qui les avait données à l’association en raison de leur intérêt historique. Violaine Lucas, Camille Bondon et Marie Frelin, bénévoles de Choisir, vont œuvrer pour faire connaître ces lettres.

Sur le même sujet : « C’est tout le combat de Gisèle Halimi qui a été réduit à néant »

« Nous avons été bouleversées par ces lettres, dit Violaine Lucas, aujourd’hui présidente de Choisir la cause des femmes. Leurs autrices n’ont aucune relation, aucun relais pouvant venir à leur secours : elles sont financièrement démunies et vivent dans de petites villes ou à la campagne ; elles sont à la merci de leur médecin de famille rarement bienveillant. Pour elles, l’avortement est une question de vie ou de mort. »

Ce qu’on lit à travers ces lettres, c’est ce qu’il se passe actuellement dans certains pays européens comme la Pologne, la Hongrie ou l’Italie.

Rapidement, la nécessité de publier ces lettres devient une évidence. Moins pour faire un livre d’archives que dans un esprit militant. Dans cette perspective, toutes les lettres ont été soigneusement anonymisées en lien avec les Archives du féminisme où elles sont déposées.

Sur le même sujet : Droit à l’IVG : en Europe, une âpre révolution féministe

 « Ce qu’on lit à travers ces lettres, c’est ce qu’il se passe actuellement dans certains pays européens comme la Pologne, la Hongrie ou l’Italie. Ce sont les mêmes implorations pour obtenir un avortement “illégal”. La seule différence, c’est qu’aujourd’hui elles sont écrites par textos. » Un exemple, en Pologne, en 2020 : une femme d’un milieu aisé, mère de 3 enfants, en désire un quatrième. Au bout du sixième mois de grossesse, on découvre que son fœtus n’est pas viable.

Sur le même sujet : En Pologne, la bataille contre les anti-IVG fait rage

Mais le corps médical décide d’attendre que le fœtus meurt en elle pour procéder à l’avortement. Résultat : la femme, qui a appelé au secours en vain, trépasse elle aussi. Un cas qui s’est reproduit au moins 6 fois entre 2020 et 2022, ont recensé les féministes en Pologne. « Nous citons ces femmes dans la postface que nous avons écrite. À nos yeux, cette situation relève clairement d’un choix politique effectué par les gouvernements au détriment de la vie des femmes. »

Lettres pour un avortement illégal IVG Choisir la cause des femmes
Lettres pour un avortement illégal IVG Choisir la cause des femmes

Bouquet législatif

Pour Choisir la cause des femmes, ce livre, Lettres pour un avortement illégal, rejoint le projet européen de l’association, intitulé « Le Meilleur de l’Europe pour les femmes et les personnes LGBT » (1). L’association sélectionne les lois les plus avancées dans l’UE concernant tous les domaines de l’existence, à savoir les droits sexuels et la justice reproductive, le droit de la famille, la lutte contre les violences patriarcales, l’indépendance économique et la participation politique, afin de constituer leurs revendications en forme de bouquet législatif et de le défendre au Parlement européen.

Voir le livre paru aux Éditions des femmes en 2023 intitulé Le Meilleur de l’Europe pour les femmes.

Les lettres ci-dessous sont donc extraites de Lettres pour un avortement illégal, publié par Choisir la cause des femmes, en librairie à partir du 17 octobre et d’ores et déjà disponible à la librairie Libertalia (ou en commande), qui est la maison d’édition de l’ouvrage (2).

12 rue Marcelin Berthelot, 93100 Montreuil. 01 48 70 82 35.

Ces quatre lettres-ci et plusieurs autres seront lues le 28 septembre dans le cadre de la soirée consacrée « aux avortées anonymes« , à la Maison de la poésie (lire notre entretien avec Mariana Otero).


Quatre lettres extraites du livre

1er décembre 1972

[Préfecture de province]

M. le Professeur

Si je me décide à vous écrire c’est que j’ai longuement réfléchi. Je vous expose mon cas. Je suis enceinte pour la 5ème fois et mon mari vient de me quitter. Mon médecin ne peut rien faire pour m’aider il m’a dit qu’il n’y avait qu’une solution aller en Angleterre. Mais cela occasionne de très gros frais. Pour y aller je serais obligée d’emprunter de l’argent. De plus je supporte très mal mes grossesses. Le début cela se présente bien mais les 7 derniers mois il me faut garder le lit et me faire une série de piqûres. Jusqu’à présent tout se passe comme je viens de vous le dire. Ne comptant sur aucun secours de ma famille, je vais être obligée de travailler. Mais si je garde le lit je ne pourrai le faire et mes enfants ont besoin de manger de plus Noël approche je ne peux pas les priver de ce jour de fête. Et si il n’y a aucune issue à mon cas, le désespoir me fera faire des bêtises et mes enfants seront entraînés avec moi. Depuis que je sais mon état, je suis désespérée. J’ai déjà voulu mettre fin à mes jours 2 fois. Et si je le faisais partir moi-même je risque la prison. J’espère que vous me comprendrez. Si vous pouvez m’aider ou me faire parvenir l’adresse d’un de vos confrères. Ou mieux encore me dire si vous connaissez une adresse en Angleterre. Où l’on aide les gens dans ma situation. M. le professeur excusez-moi d’être aussi exigeante vis à vis de vous. Mais voyez-vous quand vous vous trouvez seule sans aucune aide de qui que ce soit, cela est très dur. 

J’ose espérer que votre réponse m’arrivera à temps… Veuillez agréer, M. le professeur, mes salutations distinguées.

[Signature de la correspondante]

[Nom de la correspondante et adresse]

PS : Je vous demanderai après réponse d’oublier mon nom et mon adresse.


6 décembre 1972

[Nom de la correspondante]

[Préfecture de province]

Professeur,

J’ai l’honneur de solliciter de votre bienveillance.

Je me suis permis de vous écrire, veuillez m’excuser de vous importuner.

Je suis veuve, j’ai 51 ans. Vendredi dernier, en rentrant de mon travail, vers 19 heures, j’ai été prise de force dans ma montée d’escalier, la maison était pour ainsi dire déserte. J’avais mes règles, puis-je être enceinte ?… Je suis dans un état de panique, de nervosité, je ne sais que faire… Je suis qu’une petite employée en comptabilité, mais je me suis toujours très bien conduite.

J’ai eu mes règles 21–11–, malgré tout j’ai perdu le lendemain et quelques traces ensuite, depuis 1 an, elles traînent en longueur, je suis à la période de la ménopause.

J’ai besoin d’être conseillée. Je vous réglerai votre consultation par chèque.

J’ai une grande fille, mariée depuis juin, je n’ose lui en parler, étudiante en médecine.

Depuis la rentrée, elle poursuit ses études à Paris.

Avec mes remerciements, je vous prie d’agréer, Monsieur le professeur, mes profonds respects.

[Signature de la correspondante]

P.S. : j’ai des envies de vomir, c’est peut-être le souci, car j’ai des calculs vésiculaires.


8 mars 1973

[Petite ville de province]

Professeur.

Je vous écris car j’ai lu un de vos articles dans Détective de l’avortement et je suis de ce cas-là. Je suis fille mère j’ai déjà 2 petites filles de 4 et 2 ans. Je ne veux pas du 3e que je porte. Je suis enceinte de 2 mois 1/2. Professeur pouvez-vous faire quelque chose pour moi [?] Car je suis bien embêtez je travaille en usine mais je n’arrive pas assez à gagner ma vie pour moi et mes 2 gosses. Pouvez-vous me répondre Professeur ou me donnez un rendez-vous faites quelque chose pour moi pouvez-vous me le faire passer [?] Car d’après votre article vous êtes pour. J’aimerais mieux vous voir pour parler plus librement.

Je vous joins mon adresse.
[Nom de la correspondante, nom de la logeuse et adresse] Veuillez agrée Professeur mes sincères salutations,

[Signature de la correspondante]


2 juin 1973

[Préfecture de province]

Monsieur le Professeur,

Vous voudrez bien me pardonner de venir vous importuner mais je ne sais à qui je pourrais confier mon problème actuel, si ce n’est à vous : je vous l’avoue brutalement, je suis enceinte de 5 semaines.

Hier soir, j’ai consulté un gynécologue qui ne « peut rien faire ». Il m’a seulement proposé de me diriger en Angleterre, ceci pour 2000,00 Frs. C’est beaucoup trop cher, car je serai pratiquement seule pour financer cette somme, mon fiancé étant étudiant-ingénieur et de plus loin de moi en ce moment.

Quant à moi, je travaille, il est vrai, [en tant que] secrétaire médicale mais je tiens cela en secret et j’ai l’impression de vivre « au ralenti ». Cette situation devient de plus en plus insupportable.

Je pensais aller à [préfecture de province] mais je ne sais si ce mouvement n’a pas été démantelé et surtout si je peux me mettre en rapport avec ses membres car je crains qu’ils ne soient surveillés.

J’ai suivi depuis le début cette polémique sur l’avortement. Je sais que vous avez pris courageusement position en face de ce problème que les hommes de loi abordent avec lâcheté car il ne fait nul doute qu’eux s’en servent sans scrupule et surtout sans problème financier. Va-t-on le laisser devenir un privilège de la bourgeoisie hypocrite !

Aussi je m’en réfère à vous afin que vous me donniez des conseils. Peut-être pourrais-je bénéficier de la méthode Karman étant donné le peu de semaines écoulées. J’espère très vivement que vous allez pouvoir me guider et trouver une solution à mon état qui m’accable chaque jour un peu plus.

Je vous remercie de ce que vous ferez et je vous prie de croire Monsieur le Professeur à l’assurance de mes sentiments les plus respectueux.

[Signature de la correspondante]


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