Depuis Zyed et Bouna, la police tue toujours plus

En 20 ans, le nombre annuel de décès imputables directement ou indirectement aux forces de l’ordre a plus que doublé. Les morts à la suite d’un contrôle ou d’une tentative de contrôle policier représentent un tiers de ce chiffre. Une forte augmentation inquiétante.

Ludovic Simbille  • 24 octobre 2025
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Depuis Zyed et Bouna, la police tue toujours plus
Manifestation contre les violences policières, le 23 septembre 2023, à Paris.
© Maxime Sirvins

En partenariat avec Basta! et le Bondy Blog.

Zyed et Bouna. Vingt ans que les prénoms de ces deux adolescents électrocutés dans un transformateur EDF, en tentant d’échapper le 27 octobre 2005 à un contrôle de la BAC, incarnent les exactions policières. Depuis, d’autres visages, d’autres noms viennent illustrer chaque marche blanche, chaque mobilisation contre les violences d’État. Lamine, Ali, Amine, Hocine, Wissam, Rémi, Adama, Shaoyu, Babacar, Angelo, Jérôme, Romain, Curtis, Gaye, Steve, Philippe, Yanis, Cédric, Allan, Souheil, Nahel ou Gabriel.

En deux décennies, le nombre annuel de décès imputables directement ou indirectement aux forces de l’ordre a plus que doublé, d’après le recensement exhaustif que mène le média Basta!. Dans les années 2000, entre dix et vingt morts par an, plus d’une vingtaine annuellement la décennie suivante. Et depuis 2020, le cap de la cinquantaine de décès annuel a été franchi… jusqu’à un funeste record de plus de 65 décès en 2024 (1). Une explosion qui inquiète largement. La France a été épinglée trois fois par l’ONU comme le pays européen « ayant le grand nombre de personnes tuées ou blessées par des agents de la force publique ».

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Suite à la parution récente des derniers rapports de l’IGGN et l’IGPN, nous avons intégré douze cas non présents dans la dernière actualisation du média Basta de juin passé.

Comment expliquer cette hausse sur vingt ans ? Entre 2005 et 2025, au moins 560 personnes sont décédées au cours d’une mission des forces de l’ordre, quelle que soit sa légitimité, son intentionnalité ou sa légalité (2). Au-delà du nombre, c’est la récurrence et la répétition des situations meurtrières qui interroge : mêmes conditions, même population touchée. Le profil type du défunt s’apparente à un jeune homme non blanc de classe populaire, habitant un quartier d’une agglomération de Seine-Saint-Denis, ou des Bouches-du-Rhône. Même si celui-ci varie aussi selon le type d’interventions à l’origine de la mort.

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Les 20 opérations antiterroristes létales ne sont pas ici prises en compte. 43 personnes ont également été tuées par un agent hors-service que ce soit lors d’une interpellation ou suite à des violences familiales.

Dans près d’un cas sur trois, c’est à la suite d’un contrôle de police ou d’une tentative de contrôle que le décès survient. Ce cas de figure touche particulièrement les mineurs ou les jeunes adultes. La moitié des personnes décédées en fuyant un de ces contrôles avaient moins de 22 ans. C’est, évidemment, le cas de Zyed Benna et Bouna Traoré, âgés de 17 et 15 ans, lors de leur décès le 27 octobre 2005. Depuis, environ 230 personnes de personnes ont trouvé la mort en tentant d’échapper à la force publique depuis 2005.

Sur le même sujet : Dossier : Refus d’obtempérer : quand la police tue

Comme Zyed et Bouna, une soixantaine a fui à pied, terminant leur funeste course par une chute mortelle ou en se noyant dans un fleuve. Parmi eux, Enzo, un Strasbourgeois de 17 ans, retrouvé sans vie dans la rivière Ill, après avoir voulu échapper à la BAC. Depuis, la famille se bat pour obtenir la vérité sur les circonstances exactes du drame. Après le classement sans suite de sa plainte pour « omission de porter secours », l’enquête sur son décès vient tout juste d’être relancée.

170 autres personnes ont perdu la vie en s’enfuyant à bord d’un véhicule. Scénario régulier : des adolescents roulant en scooter ou en voiture sont poursuivis par une patrouille pour un délit mineur – non-port du casque, feu grillé, défaut d’immatriculation. Et, à chaque fois, la même question : la police a-t-elle « parechoqué » le véhicule en fuite ? Laramy, 16 ans, et Moushin, 15 ans, trouvent la mort sur leur moto le 25 novembre 2007 à Villiers-le-Bel après avoir été percutés par une voiture de la BAC. La même année, Tina S. et Raouf T. ont 17 et 15 ans quand elles meurent dans une voiture poursuivie également par la BAC, unité surreprésentée dans ces situations.

Pourchasser « par principe »

Avec 19 cas de ce type en 2023, ces situations sont en forte croissance depuis la crise sanitaire. En mars 2024, Wanys R., 18 ans, circulait en scooter à Aubervilliers avant de mourir percuté par une voiture de la BAC. Et la dernière instruction envoyée aux préfets en mai 2025 par le ministre de l’Intérieur de l’époque Bruno Retailleau risque de ne pas arranger la situation.

Alors que la note en vigueur depuis 1999 limitait « les poursuites de véhicules » – en théorie – à des faits « d’une grande gravité », elle prévoit désormais de pourchasser « par principe » celles et ceux n’obéissant aux injonctions de s’arrêter. Une doctrine à rebours d’un vieux principe policier que rappelait un commissaire divisionnaire à la retraite, Georges Moréas : « Le trouble causé par une intervention sur la voie publique ne doit pas être supérieur au trouble qu’il est supposé faire cesser. »

Depuis 2005, une cinquantaine de citoyens ont été abattus par un gendarme ou un policier alors qu’ils tentaient de fuir en véhicule.

Depuis mai 2025, cinq conducteurs sont morts au volant en fuyant aux policiers, dont deux mineurs. Avec cette circulaire, Bruno Retailleau dit aussi vouloir éviter « des drames inacceptables » en luttant ainsi contre cette « menace pour l’ordre public » que constituent chaque année les refus d’obtempérer. Ces derniers se sont en effet multipliés depuis une décennie, même si leur nombre s’est stabilisé, voire a baissé légèrement depuis 2021.

Sur le même sujet : Dossier : Violences policières : 30 familles interpellent Macron

Cette augmentation s’explique aussi largement par une politique du chiffre qui intensifie les contrôles routiers. De l’avis des agents eux-mêmes, ces délits de fuite, en raison d’un défaut de permis ou d’assurance, sont commis par « monsieur tout le monde ». Mais ceux qui en paient le prix fort sont plutôt des jeunes hommes d’origine d’Afrique du nord ou subsaharienne.

C’est notamment le cas de ceux qui ont vu leur soustraction à l’autorité, stoppée par l’arme à feu d’un fonctionnaire. Depuis 2005, une cinquantaine de citoyens ont été abattus par un gendarme ou un policier alors qu’ils tentaient de fuir en véhicule. Leur nombre a explosé depuis la fin de la dernière décennie. Année record, 13 passagers ou conducteurs de voiture sont tombés sous les balles policières en 2022. Les 21 ans de Rayana, passagère d’une voiture qui tentait de s’échapper, ont été fauchés par une balle policière en juin 2022. En mai dernier, un non-lieu a été rendu en faveur de l’auteur assermenté du coup de feu mortel.

« Permis de tuer »

En cause notamment : l’article L. 435-1 du Code de sécurité intérieure. Votée en urgence à la fin du quinquennat de François Hollande, cette loi du 28 mars 2017 élargit les règles de tirs en dehors du cadre de légitime défense. En s’alignant sur le régime historiquement plus souple de gendarmes, la possibilité d’ouvrir le feu sur les conducteurs qui n’obtempèrent pas et « susceptibles » de menacer la vie d’autrui.

Résultat ? Cinq fois plus d’ouvertures de feu mortelles sur des véhicules en fuite depuis l’adoption de cette loi. Ce chiffre révélé par Basta! a été confirmé par une étude de chercheurs. Dénonçant un « permis de tuer », le Syndicat des avocats de France (SAF), les associations Flagrant Déni et Stop aux violences d’État ont saisi l’ONU sur ce sujet.

Sur le même sujet : Mort de Nahel : le parquet et la formation policière confirment un tir hors cadre

Le meurtre filmé de Nahel Merzouk en 2023 par un policier à Nanterre a dramatiquement relancé le débat. Une mission d’information, menée par les députés socialiste Roger Vicot et le macroniste Thomas Rudigoz n’a pas jugé bon d’abroger l’article L.435-1. Las, les deux rapporteurs n’avaient pas été convaincus par le lien de causalité entre le passage de la nouvelle loi et la hausse des tirs mortels sur les véhicules en fuite. Selon eux, la raison principale demeurait le danger causé par le contexte à la hausse de refus d’obtempérer. L’élu socialiste du duo parlementaire, envisage toutefois de déposer une loi pour clarifier les conditions de tirs policiers.

La gendarmerie cherche des alternatives à l’interception immédiate ou à l’ouverture du feu lors de ces délits de fuite.

En attendant, deux personnes ont été abattues en 2024 lors d’un refus d’obtempérer. Il s’agit de Sulivan Sauvey, à Cherbourg (Manche) et de Maïky Loerch, à Fenouillet (Haute-Garonne), par un gendarme, non concerné par l’évolution législative. Une remarquable accalmie : si le nombre de refus d’obtempérer est plutôt en baisse, parmi eux, les refus d’obtempérer aggravés – qui mettent en danger d’autres personnes, voire les agents de la force publique – demeurent élevés ces cinq dernières années (environ 20 % des 25 000 refus d’obtempérer sont considérés comme « aggravés »).

Au point que la gendarmerie cherche des alternatives à l’interception immédiate ou à l’ouverture du feu lors de ces délits de fuite. Car, citant son directeur général, la commandante de gendarmerie Céline Morin tenait à faire un rappel salutaire : « Jamais une poursuite ni une verbalisation ne justifieront de briser une vie. »

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