Violences policières : le combat des familles endeuillées

C’est la double peine : les proches d’une victime de violences policières doivent subir à leur tour une violence judiciaire et médiatique quand elles veulent obtenir justice. La sœur d’Adama Traoré et la tante
de Souheil El Khalfaoui témoignent de leur lutte dans un climat dénué d’empathie.

Kamélia Ouaïssa  • 24 octobre 2025 abonné·es
Violences policières : le combat des familles endeuillées
La mère de Nahel, au centre, au bras d’Assa Traoré, lors de la marche contre les violences policières, le racisme et pour la justice sociale, le 23 septembre 2023.
© Michel Soudais

Le deuil devient une expérience entravée, quand il est rendu impossible par l’absence de reconnaissance publique de la dignité et de la valeur de la vie perdue. Comme le souligne Samah Karaki, neuroscientifique et essayiste (1) : « L’intensité du deuil est un bon indicateur de la valeur qu’on accorde à la vie. Si une vie n’a pas été représentée comme légitime d’exister, comme ayant de la valeur, de la complexité, de la subjectivité, son deuil sera aussi démuni de cette intensité. »

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Autrice de L’empathie est politique (JC Lattès, 2024). Lire aussi son entretien à Politis.

Assa Traoré, depuis la mort de son frère Adama, décédé en 2016 à 24 ans après une interpellation par des gendarmes, refuse l’apaisement de cette douleur : « J’ai enterré mon petit frère, mais sa mort restera inacceptable. Je continuerai de refuser ce deuil, d’en faire une affaire collective. Je ne passerai jamais à autre chose. Adama est une cause, ça ne sera jamais un deuil. Je veux entendre le cœur de mon frère battre dans celui des enfants de demain. »

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Ce refus d’un deuil silencieux ou confisqué traverse de nombreuses familles. Samia, la tante de Souheil El Khalfaoui, 19 ans, tué à Marseille en 2021 par un tir policier, raconte : « J’ai appris le décès de mon neveu par un appel ou plutôt un cri de douleur de ma mère. Je me souviens de ses mots : “La police a tué Souheil.” Je suis allée dans ma chambre, j’ai crié et pleuré pendant des heures en étouffant le bruit dans un oreiller. Il m’a fallu ce temps pour me conditionner et décider de prendre ce rôle dans ma famille, celui de celle qui accompagnera mon frère Issam [père de Souheil] jusqu’au bout pour Souheil, pour que la vérité éclate. »

Après avoir perdu un proche, nous devons affronter les violences judiciaires, médiatiques et institutionnelles.

Samia

Samah Karaki explique qu’une société structurée par des rapports de pouvoir et des discriminations systémiques impose une hiérarchisation sociale. La valeur de la vie perdue dépend donc aussi du statut de la personne défunte. Autrement dit, « il y a des vies qui ont plus de valeur que d’autres ». Elle évoque la notion de grievability étudiée par Judith Butler : une vie ne peut être pleurée que si elle a d’abord été reconnue comme humaine. Sinon, son absence est passée sous silence.

Marche Adama Traoré 8 juillet 2023 Paris
Assa Traoré, lors du rassemblement en hommage à son frère Adama Traoré, le 8 juillet 2023 à Paris. (Photo : Maxime Sirvins.)

Le déni de reconnaissance touche aussi les proches des victimes. Samia dénonce cette invisibilisation : « Ce qui manque souvent dans la manière dont les médias et la société parlent des familles de victimes comme la nôtre, c’est la reconnaissance du fait que nous sommes, nous aussi, des victimes. On oublie trop souvent que les familles de victimes de violences policières subissent une double peine : après avoir perdu un proche, nous devons affronter les violences judiciaires, médiatiques et institutionnelles lorsque nous cherchons simplement la vérité et la justice. »

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L’empathie, bien qu’intime et individuelle, est « socialement et politiquement construite, façonnée par des déterminismes sociaux et des systèmes politiques », explique Samah Karaki. Cette émotion est « induite par ce que nous aimons, ce que nous désirons, ce à quoi nous donnons de la valeur, ce qui attire notre attention. Et c’est en cela qu’elle devient politique. »

Ainsi, elle ne peut être neutre et éprouvée de la même manière par et envers tous. « Nous dirigeons notre empathie, comme notre attention, de façon politique, c’est-à-dire envers ce qui nous a été présenté comme digne d’attention. » Dans les cas de violences policières, cela signifie que certaines victimes reçoivent plus d’attention ou sont plus dignes de compassion que d’autres. Lorsqu’il s’agit d’enfants issus de quartiers populaires, cette reconnaissance est quasi inexistante.

Des familles considérées comme menaçantes

En réponse à cette invisibilisation et au manque d’empathie à leur égard, les familles de victimes sont réduites au rôle de « figures de lutte ». Cette réduction ne prend pas en compte la complexité du deuil, ni sa dimension intime. Samia le souligne avec force : « On nous renvoie souvent au statut de militants, comme si le simple fait de réclamer la vérité transformait notre douleur en revendication politique. Mais est-ce qu’on dit la même chose des familles dont les proches ont été tués par quelqu’un d’autre que la police ? »

Pour elle, comme pour beaucoup d’autres, l’engagement ne résulte pas d’un choix, mais d’un besoin vital de justice : « L’engagement militant naît naturellement dans toutes les familles victimes de violences policières, chacun à son rythme et à sa manière, mais il est inévitable, parce qu’on sait la violence que c’est de vivre ça, parce qu’on sait combien l’inversion des rôles est une trahison de l’idéal de justice. »

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Cette transformation du deuil en lutte politique s’explique aussi, selon Samah Karaki, par la peur qu’inspire toute forme d’organisation collective. « Nous sommes une espèce sociale qui a survécu parce qu’on s’est construit socialement », rappelle-t-elle. Dans ce processus, «on est sensible à une figure d’autorité, c’est-à-dire une personne reconnue pour son expertise, sa crédibilité et sa légitimité ».

Ce sont ces figures d’autorité qui ont permis à l’espèce humaine « de s’organiser en groupe, avec des idées, des idéologies et des projets». Lorsqu’une telle figure émerge, elle peut «organiser les foules et mener à des actions collectives de changement ». C’est précisément ce qui fait d’Assa Traoré une figure perçue comme menaçante, voire dangereuse : elle incarne une autorité légitime capable de mobiliser et d’impulser un projet collectif.

Il faut tenir sa ligne, vaille que vaille, ne jamais fléchir, marteler les choses.

A. Traoré

Elle est une figure politique et la cible d’une forme spécifique de discrimination : la misogynoir – un racisme sexiste. Consciente de ce qu’elle représente, Assa le revendique : «Je suis une femme noire qui aujourd’hui, en France, se permet de dire tout ça. Ça dérange peut-être. Mais c’est bon signe, les choses bougent. » Elle sait qu’elle est régulièrement attaquée non seulement pour son combat, mais pour ce qu’elle incarne : « Je suis attaquée pour ce que je représente d’entier et de radical : pour moi, la question de l’égalité ne se discute pas. Je suis ferme là-dessus. Ça ne doit jamais faire débat. Mon frère était une vie qui compte. Toutes les vies comptent. »

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La mysoginoir à son égard ne vise pas seulement à l’attaquer personnellement, mais à réduire l’impact politique de sa parole : « C’est encore une fois délégitimer ce qu’elle peut porter comme voix, et l’effet qu’elle peut produire sur les personnes qui l’écoutent », explique Samah Karaki. Ainsi, son autorité est présentée comme dangereuse non parce qu’elle serait injuste, mais parce qu’elle serait capable d’organiser, de rassembler, de transformer.

« Les attaques que je subis sont à la mesure de l’importance de notre combat. Elles sont aussi nombreuses que nos mots comptent », explique Assa Traoré. Refusant de céder, elle affirme : « Il faut tenir sa ligne, vaille que vaille, ne jamais fléchir, marteler les choses, répéter à l’infini notre discours. Le temps se charge de fixer les mots. Le nom d’Adama creuse un chemin dans notre démocratie, nos enfants seront nombreux à marcher derrière nous. Au bout d’un moment, les pas vers l’égalité feront plus de bruit que les insultes. »

Des pleurs jugés plus civilisés que d’autres

Ce double regard infrahumanisant, porté à la fois sur les victimes et leurs familles, relève d’un racisme que Samah Karaki qualifie de psychoculturel : « Il attribue à certains groupes humains moins de capacités de citoyenneté ou de finesse civilisationnelle. » Ce discours va jusqu’à définir comment le deuil doit être exprimé pour être jugé légitime. Les familles issues des quartiers populaires se voient ainsi imposer un modèle de deuil « civilisé » : retenue, silence, dignité. Toute expression jugée trop visible devient suspecte, signe de défaillance morale ou culturelle.

Rassemblement Nahel Nanterre juin 2024
Rassemblement en hommage à Nahel, le 29 juin 2024, à Nanterre. Au premier plan, sa mère. (Photo : Maxime Sirvins.)

Pour Samah Karaki, la mère de Nahel est emblématique de cette stigmatisation : critiquée aussi bien lorsqu’elle pleure que lorsqu’elle sourit, elle a été dépeinte non pas comme une mère endeuillée, mais comme une figure défaillante. « C’est une pensée très racialiste qui date de plusieurs siècles, selon laquelle les groupes ethno­raciaux considérés comme inférieurs sur cette hiérarchie », et donc considérés comme moins sensibles, sont moins capables d’exprimer leur douleur de manière « légitime ».

Ce regard déshumanisant se retrouve dans d’autres contextes. L’exemple donné par la chercheuse est éloquent : « On dit des mères palestiniennes qu’elles envoient leurs enfants à la mort, comme s’il n’y avait pas le même sentiment universel de maternité. » Ainsi, le deuil des mères racisées n’est pas seulement dénié, il est activement disqualifié, soumis à un contrôle qui perpétue leur exclusion de l’humanité pleine et entière.

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Cette perception différenciée du deuil devient particulièrement visible lorsqu’on compare la manière dont sont traitées d’autres morts violentes dans l’espace public. Lorsqu’il ne s’agit pas de victimes de violences policières, l’expression du deuil de leur entourage n’est ni surveillée ni remise en question. Elle est au contraire reconnue, soutenue et encadrée par les institutions. La souffrance est rendue visible, légitime. On parle de « drame national », de « nation en deuil », on recueille les hommages et les larmes.

À l’inverse, les familles de victimes de violences d’État – majoritairement des personnes non blanches issues de quartiers populaires – se heurtent à une forme de silence organisé. Leur chagrin est suspect, leur colère perçue comme une menace. Comme l’analyse Célia CH, sociologue des médias, « contrairement à d’autres affaires, les victimes de violences policières ne déclenchent pas de drame collectif à l’écran. On ne cherche pas à créer une proximité avec elles. Le traitement est désincarnant au mieux, déshumanisant au pire. Elles ne sont tout simplement pas perçues comme des victimes », explique la chercheuse.

Un exemple frappant, selon elle : l’absence de portrait posthume. « Leurs noms sont connus, mais pas leur histoire. Prenez Zyed Benna et Bouna Traoré : le grand public ignore tout de leur vie avant le 27 octobre 2005. Leur mémoire médiatique est figée dans leur mort. Même des années après, aucun travail de fond n’a été fait pour raconter qui ils étaient. »

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Cette invisibilisation va souvent de pair avec une forme de criminalisation implicite : « Dès les premières heures, les victimes sont présentées comme au moins partiellement responsables de ce qui leur est arrivé. Cette mise en récit installe un soupçon durable – sur elles, mais aussi sur leurs familles. Et ce soupçon empêche toute forme d’empathie collective. » En filigrane, c’est toute une hiérarchie médiatique du deuil qui se dessine, où la reconnaissance publique de la souffrance semble réservée à certaines vies, à certaines morts.

Penser un changement structurel

Selon Samah Karaki, « reconstruire un lien empathique entre institutions et citoyens » ne devrait pas être l’objectif principal. Penser que l’égalité dépend uniquement de la capacité à « s’identifier au vécu des autres » occulte le caractère systémique des discriminations. Il faut des lois et des cadres collectifs, pensés « au-delà des individus ».

Un cri pour que la France regarde enfin tous ses enfants avec la même considération.

Samia

Le manque d’empathie envers les familles est structurel, enraciné dans un racisme psychoculturel, présent aussi bien « dans les sarcasmes de Sarkozy » que dans les mots infamants de Jacques Chirac, et plus largement dans une norme sociale qui « considérait déjà les populations des quartiers populaires comme infrahumaines », associées à une « violence dormante qui n’attendait que de se réveiller ».

Marche Adama Traoré 8 juillet 2023 Paris
Rassemblement en mémoire d’Adama Traoré, le 8 juillet 2023, à Paris. (Photo : Maxime Sirvins.)

Samia lie, elle aussi, mémoire et action : « Se souvenir de Zyed et Bouna, c’est refuser les violences d’État, c’est exiger justice et dignité. Cet anniversaire ne doit pas être seulement commémoratif, mais porteur d’un sursaut collectif. Car tant que les mêmes inégalités, les mêmes violences et les mêmes incompréhensions perdureront, leur souvenir restera un cri. Un cri pour que la France regarde enfin tous ses enfants avec la même considération. »

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Le deuil devient un espace politique, une parole exigeant justice. Plus largement, ces entraves au deuil s’inscrivent dans une dynamique de racisme systémique. En France comme ailleurs, pour les familles victimes de violences policières, le chagrin se mêle à l’engagement. Aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter en a été un écho global. Né du refus de voir les morts noires invisibilisées, il a rappelé que, là aussi, les familles ont dû politiser leur douleur pour qu’elle soit entendue.

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