Clément Carbonnier : « Baisser le coût du travail ne crée pas d’emplois »
En plein débat budgétaire, le livre Toujours moins ! L’obsession du coût du travail ou l’impasse stratégique du capitalisme français (La Découverte) tombe à point nommé. Son auteur, professeur d’économie à Paris-I Panthéon-Sorbonne, y démontre que les politiques économiques visant à baisser le coût du travail sont inefficaces et génératrices d’inégalités.
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© Maxime Sirvins
Clément Carbonnier est professeur d’économie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Il est notamment spécialisé dans l’analyse empirique des politiques publiques. Il a ainsi participé à l’évaluation du crédit impôt compétitivité emploi (CICE), démontrant l’absence d’efficacité de ce dispositif coûteux mis en place par François Hollande puis pérennisé par Emmanuel Macron.
Vous parlez d’une obsession française pour le coût du travail. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Depuis la crise des années 1970, un diagnostic s’est imposé : le problème de l’économie française serait son coût du travail, notamment du fait de la protection sociale avec une part de salaire socialisé – les cotisations sociales – trop importante qui pénaliserait la croissance. Je montre comment cette idée s’est développée puis a contaminé tous les pans de la politique française. Au point d’en devenir une obsession.
Toujours moins ! L’obsession du coût du travail ou l’impasse stratégique du capitalisme français, Clément Carbonnier, La Découverte, 184 pages, 20 euros
Comment s’est-elle traduite ?
Les premières mesures ont concerné le financement de la protection sociale. On a cherché à financer la sécurité sociale tout en réduisant son impact sur le coût du travail, en essayant de trouver d’autres sources de financement que les cotisations. Sauf que réduire le coût du travail coûte cher. Donc, dans un deuxième temps, on s’est attaqué à la protection sociale elle-même, avec des réformes visant à la limiter. Et puis, finalement, on s’est attaqué directement au salaire net monétaire : affaiblissement de la négociation salariale, gel du Smic, développement de dispositifs contournant le salariat – avec l’auto-entreprenariat notamment. Depuis quarante ans, réduire le coût du travail est devenu – de manière presque consensuelle – l’alpha et l’oméga des politiques économiques mises en place.
Pourtant, et c’est le grand constat de votre livre, vous démontrez que cette obsession à réduire le coût du travail n’a pas eu les effets escomptés. Pourquoi ?
Au départ, je suis statisticien. Depuis des années, je réalise des évaluations des politiques publiques. Donc j’ai évalué ces baisses de coût du travail à plusieurs reprises. Avec, à chaque fois, la même conclusion : ces politiques n’ont pas d’effet emploi. C’est-à-dire que, contrairement à ce qu’on entend souvent, baisser le coût du travail ne crée pas d’emplois. Ma démarche part donc d’une interrogation : pourquoi, alors que les études empiriques s’accumulent pour montrer qu’il n’y a pas d’effet, continue-t-on, voire renforce-t-on, cette politique ?
Au niveau des économistes, l’idée que cette politique est inefficace commence à faire son chemin.
Ce que je remarque, c’est que la croyance que cette politique fonctionne reste encore largement ancrée, même si de plus en plus de personnes sont en train de se rendre compte que ça ne marche pas si bien que ça. Un exemple parmi tant d’autres : lors de l’examen du dernier PLFSS (projet de loi de financement de la Sécurité sociale, N.D.L.R.), Michel Barnier avait proposé de revenir, très légèrement, sur des exonérations de cotisations sociales. Cette proposition avait créé un tollé politique. Un amendement de députés macronistes avait ainsi supprimé la mesure. Malgré tout, au niveau des économistes, l’idée que cette politique est inefficace commence à faire son chemin.
Un rapport récent commandé par Élisabeth Borne à deux économistes, Antoine Bozio et Étienne Wasmer, sur les exonérations de cotisations sociales montre tout de même que les politiques d’allègement du coût du travail auraient créé plusieurs centaines de milliers d’emplois. Comment expliquer une telle différence entre leur conclusion et les vôtres ?
Ce que vous dites, c’est l’interprétation politique et médiatique qui a été faite de ce rapport. Or, celui-ci cite quand même les études empiriques et académiques qui concluent toutes à une inefficacité de ces politiques. Il s’accroche à quelques rares études où un très faible effet emploi a pu être démontré. Mais le vrai problème de ce rapport, c’est qu’il laisse de côté les études empiriques au détriment d’un modèle de simulation théorique construit d’une manière qui n’est pas en accord avec la revue de littérature scientifique que le rapport met pourtant en avant. La supposée efficacité décrite dans le rapport est purement basée sur une simulation théorique dont les effets ne se retrouvent pas dans la réalité.
Pourquoi cet effet emploi fonctionne théoriquement mais pas empiriquement ?
La théorie est relativement simple. Elle consiste à dire que le marché du travail est un marché comme les autres avec une marchandise échangée – la force de travail. Et donc que la demande de marchandise est une fonction décroissante du prix. Plus la force de travail est chère, moins les employeurs en achètent. Il en découle que si on baisse le coût du travail, l’emploi devrait mécaniquement augmenter. Mais les résultats empiriques démontrent que ce mécanisme ne fonctionne pas. Déjà parce que le marché du travail n’est pas un marché comme les autres. Et, surtout, car ce n’est pas un marché isolé.
Pour produire, les entreprises n’achètent pas juste du travail, elles combinent plusieurs outils de production – matières premières, technologies, etc. Donc elles ne peuvent pas simplement substituer une partie de cette combinaison à une autre. Il y a une complémentarité entre l’ensemble des choses nécessaires à la production qui fait que si l’une de ces choses voit son prix augmenter, ce n’est pas pour autant qu’elle sera moins consommée.
Vous affirmez, sur la base de vos résultats, que cette politique ne fonctionne pas. Pourtant, Emmanuel Macron ne cesse de se targuer de son succès, notamment en affirmant que le chômage a baissé depuis son arrivée au pouvoir. Que lui répondez-vous ?
C’est toute la différence entre études empiriques et discours politiques. Les premières définissent un cadre scientifique et expérimental qui vise à regarder précisément l’effet emploi d’une politique. Les discours politiques, eux, ne différencient pas les effets d’une politique et d’autres explications, notamment conjoncturelles. Or, on a connu une importante crise en 2008 avec une forte rechute en 2012. On a commencé à en sortir à partir de 2016, avec une reprise économique et donc une baisse du chômage. Mais on ne peut pas imputer cette baisse à des mesures prises en 2018 par exemple. D’autres pays qui n’ont pas mis la même politique de baisse du coût du travail – voire qui ont largement augmenté le salaire minimum – ont également connu une forte reprise économique.
Quand on diminue la protection sociale, on substitue des droits socialisés à la protection via les marchés, ce qui renforce les inégalités.
Baisser le coût du travail n’a donc pas eu d’effet positif sur l’emploi. Elle a fait des perdants – les travailleurs et travailleuses –, mais a-t-elle fait des gagnants ?
Oui. Si on paie moins les salariés, en particulier les moins bien rémunérés, certaines personnes en bénéficient.
Qui ?
Cela dépend des secteurs. L’hypothèse principale est que cela a bénéficié aux actionnaires et aux employeurs. Mais il n’y a pas qu’eux. Dans l’évaluation du crédit impôt compétitivité emploi (CICE), on a pu mettre en évidence qu’une partie du dispositif a aussi bénéficié aux salariés les plus qualifiés avec des hausses de salaire. Dans les deux cas, l’effet est donc inégalitaire.
C’est d’ailleurs une des conséquences majeures de la baisse du coût du travail : la hausse des inégalités. Pourquoi ?
Cela se traduit de plusieurs manières. La plus flagrante est la hausse des inégalités monétaires du fait que cette politique s’attaque directement aux rémunérations les plus faibles. Mais il y a aussi et surtout toutes les conséquences que ces politiques ont eues sur la protection sociale, qui a été fortement attaquée. Or, cela augmente les inégalités car quand on diminue la protection sociale, on substitue des droits socialisés à la protection via les marchés, ce qui renforce les inégalités d’accès à ces protections. Et, par conséquent, creuse les inégalités de conditions de vie.
Cette politique est-elle à l’origine de la crise du déficit public que nous connaissons actuellement ?
Tout à fait. Ces allègements de cotisations sociales diminuent les ressources de la protection sociale que l’État doit compenser. Cela crée donc un trou dans le budget de l’État qui, pour le combler, doit baisser ses dépenses ou augmenter les impôts. Or, ces dernières années, on a plutôt vu diminuer les impôts, notamment ceux des plus fortunés. Cela a donc creusé le déficit.
C’est d’ailleurs une des conclusions de votre livre. Cette obsession pour le coût du travail coûte cher et ne fonctionne pas – donc n’amène pas de nouvelles recettes, ou peu. Cela crée ce que vous appelez un « triangle d’impossibilité ». Qu’est-ce que cette notion ?
La question, c’est qui doit payer les salaires ? Soit ils sont payés par l’employeur, soit ils sont payés par l’État, soit ils ne sont pas payés, mais dans ce cas-là, le salarié ne touche pas de rémunération. Cela crée un triangle dans lequel on s’est enfermé progressivement. Au début, on a voulu faire en sorte que la baisse du coût du travail n’ait pas d’impact sur les rémunérations nettes. Donc l’État a compensé. Puis, à un moment, comme ça devenait quand même très cher, on a cherché à diminuer le salaire socialisé, voire le salaire direct. Ce qui a affecté directement les conditions de vie des travailleurs qui, logiquement, se sont plaints. Cela crée donc le triangle d’impossibilité dans lequel on est.
On veut que le travail paye mieux – du moins dans les discours, mais on reste dans l’optique qu’il ne faut pas que ce soit l’employeur qui paye, et l’État, du fait du fort déficit, ne peut pas non plus payer. Donc il va falloir assumer : soit d’appauvrir les travailleurs, soit que quelqu’un paie, et si l’État ne peut plus payer, ce doit être au tour des employeurs.
La critique de cette politique de baisse du coût du travail est bien plus audible, même si elle reste minoritaire.
Comment expliquez-vous qu’après quarante ans de cette politique de baisse du coût du travail, dont vous démontrez qu’elle est inefficace, elle reste le paradigme dominant politiquement et économiquement ?
Il existe plusieurs raisons. La première, comme je l’expliquais, c’est qu’il y a des gens qui bénéficient de cette politique et donc ils ont intérêt à la voir être poursuivie. La seconde concerne ceux qui sont les perdants de cette politique : voient-ils vraiment que c’est cette politique qui en est à l’origine ? Je pense notamment au message politique récurrent qu’on entend sur la protection sociale. On explique aux gens que s’ils sont moins bien protégés aujourd’hui, ce n’est pas du fait des dizaines de milliards d’euros d’allègements de cotisations annuels, mais parce qu’il y aurait des fraudeurs. On cherche à détourner la responsabilité du constat. Il faut donc le répéter. C’est la stratégie de baisse du coût du travail qui a échoué et a rogné fortement sur la sécurité sociale.
Vous parlez des discours politiques, mais cela reste aussi vrai chez les économistes. Beaucoup d’entre eux, notamment les plus orthodoxes, continuent de défendre cette politique. L’économie a-t-elle un problème avec la réalité ?
J’aborde rapidement cette question-là dans mon livre. Ce qui est certain, c’est qu’on forme les économistes à croire cela. Je dis « croire » parce que c’est vraiment ça. On les forme autour de constructions théoriques, notamment autour du mécanisme de marché, et même quand, effectivement, elles ne sont pas vérifiées empiriquement, la croyance est tellement forte qu’elle persiste.
Dans ce contexte, quel regard portez-vous sur les débats budgétaires actuels alors que Sébastien Lecornu semble vouloir continuer cette politique de baisse du coût du travail et surtout ne pas revenir dessus ?
La discussion budgétaire à laquelle on assiste témoigne de plusieurs choses. La première, pour moi, c’est que contrairement à il y a une quinzaine d’années, j’ai l’impression que la critique de cette politique de baisse du coût du travail est bien plus audible, même si elle reste minoritaire. La seconde, c’est qu’on est en train de comprendre que cette politique a participé au délitement de la sécurité sociale. Cela prend du temps parce que les effets des désinvestissements se voient sur le temps long. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus visibles.
Les débats budgétaires interviennent dans ce contexte. Et cela peut jouer dans les deux sens : soit la prise de conscience des raisons du déficit et du délitement est assez forte pour qu’on essaie de reconstruire la protection sociale et la politique de l’emploi. Mais cela prend du temps. Soit on continue dans la même voie en arguant que la protection sociale ne joue plus son rôle aujourd’hui tout en continuant à coûter très cher et qu’il faut donc poursuivre son démantèlement pour laisser plus de place aux marchés. C’est le vrai risque du moment.
Que faudrait-il faire pour revenir sur cette politique qui a été mise en place progressivement sur le temps long ?
Il faut une reconstruction réelle et globale qui ne peut passer par des petites mesures qui seraient noyées. Une seule mesure – comme l’augmentation du Smic, par exemple – ne suffit pas. Il faut une complémentarité entre les réformes : par exemple, si on décide de plus prélever, il faut décider de réinvestir dans la protection sociale, dans les services publics.
Il y a au moins 36 milliards d’euros d’allègements de cotisations qui ne servent à rien.
Aujourd’hui, il y a au moins 36 milliards d’euros d’allègements de cotisations qui ne servent à rien. Et c’est vraiment l’estimation la plus basse. C’est-à-dire qu’on pourrait réallouer ces 36 milliards d’euros sans aucun effet négatif sur l’emploi à court terme et avec des effets positifs à l’avenir selon ce qu’on décide d’en faire. Donc les marges de manœuvre existent, et ce n’est pas la seule, la taxe Zucman en est une autre. Aucune de ces solutions n’est miraculeuse, mais, dans leur globalité, elles dressent des possibilités d’appliquer d’autres politiques.
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