Qui a peur du grand méchant woke ?

Si la droite et l’extrême droite ont toujours été proches, le phénomène nouveau des dernières années est moins la normalisation de l’extrême droite que la diabolisation de la gauche, qui se nourrit d’une crise des institutions.

Benjamin Tainturier  • 29 octobre 2025 abonné·es
Qui a peur du grand méchant woke ?
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À quoi tient la « diabolisation » dune force politique ? On le sait, lextrême droite a longtemps été mise à l’écart du jeu politique par les partis et les médias. Cette position relevait d’une éthique de conviction : non, on ne donnera pas la parole à l’extrême droite, dont les idées sont contraires à l’idéal républicain ; on ne s’alliera pas avec elle, même si une telle alliance pourrait nous être profitable et même si ses représentants réalisent un score important à diverses élections.

Ce statu quo, qui s’est progressivement structuré dans les années 1980, n’a pour le moment pas été profondément remis en cause. Il y a bien eu des alliances tactiques entre Nicolas Sarkozy et Patrick Buisson par exemple, des rapprochements individuels, tel celui d’Éric Ciotti avec le Rassemblement national (RN) en 2024, et des lois comme celle du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, initiée par la majorité mais saluée par le RN.

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Si les droites semblent prises dans un mouvement d’union à l’échelle française comme européenne, la droite traditionnelle que représentent Les Républicains (LR) ne s’est pour le moment pas confondue avec le RN : il existe des proximités mais non des convergences (1) entre les deux familles politiques, leurs désaccords touchant à des sujets structurants tels que la politique économique ou la politique européenne. Par ailleurs, des médias qui comptent, tels Libération, Le Monde, Mediapart ou Politis, n’invitent toujours pas de personnalités d’extrême droite dans leurs colonnes.

1

Florence Haegel et Nonna Mayer, « So close, yet so far : the french Front national and Les Républicains, 2007-2017 », dans Lise Esther et al., Trumping the Mainstream, 2019, p. 222-245.

Voilà pour les pratiques. Dans l’ordre du discours, en revanche, les choses sont bien différentes : nombreuses sont les incursions d’un lexique associé à l’extrême droite dans les mots de dirigeants politiques issus de l’arc républicain.

On se demande si l’époque où le discours de l’extrême droite sur l’immigration était tabou a vraiment existé.

François Bayrou parlait de « submersion migratoire » le 27 janvier 2025 sur LCI ; Bruno Retailleau de « régression vers les origines ethniques » le 5 juillet 2023 ; Valérie Pécresse de « grand remplacement » le 13 février 2022, Nicolas Sarkozy d’échec de l’intégration, conséquence de « cinquante ans d’immigration insuffisamment régulée » le 30 juillet 2010, Valéry Giscard d’Estaing « d’invasion » migratoire le 21 septembre 1991 et Michel Rocard de l’incapacité de la France à « accueillir toute la misère du monde » le 3 décembre 1989.

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À parcourir cette longue liste, on se demande si l’époque où le discours de l’extrême droite sur l’immigration était tabou a vraiment existé et si sa normalisation n’était pas déjà accomplie dans le langage politique dès les années 1980.

Nouvelles frontières

Du côté droit de l’échiquier politique, les équilibres semblent donc plutôt stables. C’est à gauche, en revanche, qu’il se produit un phénomène politique véritablement nouveau : la construction de nouvelles frontières symboliques entre la galaxie de La France insoumise et le reste de l’arc républicain. Les mots à travers lesquels cette exclusion agit sont bien connus : « islamo-gauchisme », « wokisme », « cancel culture », des expressions dont de plus en plus de travaux en sciences sociales montrent l’absence de fondement.

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Parce qu’ils sont réservés à la gauche et répétés à l’envi par des journalistes et des figures politiques, ces termes introduisent une différence de nature entre la gauche et le reste des forces politiques. Parce qu’ils sont disqualifiants, ils font s’opérer une nouvelle diabolisation – n’a-t-on pas dit de Jean-Luc Mélenchon qu’il était aujourd’hui le « diable » de la République ?

Là encore, il faut distinguer discours et pratiques. Bien entendu, personne ne se demande s’il est normal de ­s’allier à la gauche pour censurer le gouvernement, de battre le pavé à ses côtés lorsqu’une manifestation rassemble plusieurs familles politiques. Personne ne s’émeut non plus de ­l’invitation de Manuel Bompard sur un média d’extrême droite comme CNews.

Tout « wokistes » et « islamo-­gauchistes » qu’ils sont, les élus et militants de gauche ne sont pas pour autant tenus à l’écart du jeu politique. En tout cas pour le moment. La situation se résume donc à ce chiasme : une extrême droite qui fabrique l’agenda, mais avec laquelle il ne faut pas trop frayer ; une gauche bien fréquentable, mais dont on refuse d’entendre parler.

Faillite des institutions

Il y a un changement global à l’aune duquel interpréter cette situation : la fragilisation des institutions. Luc Boltanski, dans De la critique (Gallimard, 2009), attribue aux institutions le rôle de dire « ce qu’il en est de ce qui est » : les institutions sont garantes de l’adéquation entre les pratiques (ce qui est) et les discours (ce qu’il en est de ce qui est). Les médias enquêtent pour raconter fidèlement ce qui se passe, l’école forme des citoyens éclairés, l’Université produit du savoir, la justice protège la morale sociale…

La diabolisation de la gauche repose sur des mensonges contre les médias, les juges, les universitaires, les institutions.

Un monde où les institutions sont inefficaces, où les discours ne suivent pas les pratiques, est un monde où l’on raconte n’importe quoi. Nicolas Sarkozy ou Marine Le Pen n’accusent-ils pas la justice d’être politique ? Les médias ne sont-ils pas attaqués par une extrême droite promouvant la « réinformation » ? Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal n’ont-ils pas visé le « wokisme » et l’« islamo-gauchisme » à l’Université ?

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Le « cordon sanitaire » qui maintenait l’extrême droite hors du jeu politique dans les années 1980 reposait sur les travaux de journalistes, d’universitaires, de juges qui montraient que Jean-Marie Le Pen et son entourage menaçaient la République. Sur quoi repose la diabolisation de la gauche ? Sur des mensonges contre les médias, les juges, les universitaires, les institutions internationales. Sur une faillite des institutions, que, pourtant, la gauche est la seule à défendre.

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Qui a peur de la gauche ?
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