1995, l’année où le syndicalisme s’est réinventé
Dans un contexte de fin des utopies politiques et de tournant social-libéral, le mouvement de 1995 catalyse une recomposition syndicale profonde. L’unité d’action, l’émergence de nouvelles organisations et le rôle central des assemblées générales en font le point de départ d’un renouveau syndical toujours inachevé.
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© Joël ROBINE / AFP
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Mouvement social de 1995 : la naissance d’une nouvelle génération politique Les grèves de 1995 en images 1995 : une révolte fondatrice 1995 : genèse d’une contestation sociale historiqueLe mouvement social de 1995 prolonge et fait émerger des débats sur ce que doit être le syndicalisme de l’an 2000. Il intervient peu après l’effondrement du bloc soviétique – lequel fait disparaître aussi une alternative au capitalisme libéral avec laquelle une grande partie de la gauche, y compris syndicale, avait pris ses distances mais qui restait malgré tout une référence. De son côté, la social-démocratie voit émerger des figures (Michel Rocard, Jacques Delors, etc.) qui visent à la faire basculer vers le social-libéralisme.
Le contexte est donc aussi marqué par la théorie selon laquelle la « fin de l’histoire » serait advenue et que le capitalisme libéral aurait définitivement gagné la lutte des classes. Or le mouvement de 1995, mais aussi les nombreux mouvements de grève qui se sont développés dès 1985-1986, notamment dans les secteurs emblématiques de la santé et de la SNCF, avec des formes d’organisation inédites telles que les fameuses coordinations, vient rappeler une tout autre réalité sociale, faite de mobilisations.
La CGT, sous l’influence de Louis Viannet, entame un aggiornamento important de son orientation syndicale, la CFDT poursuit son « recentrage », non sans débats et crises internes, des organisations et pratiques syndicales nouvelles ont fait leur apparition quelques années avant… On est aussi tout juste trois ans après la création de la FSU par des syndicats et des équipes militantes exclus par la direction de la FEN (hégémonique dans l’éducation dès sa formation en 1948 mais qui ne parvient plus à réguler ses conflits d’orientation).
D’autre part, des organisations nouvelles issues de la crise d’orientation de la CFDT, qui va durer près de quinze années, SUD-PTT et le CRC-Santé, apparaissent en dynamique, ce qui se concrétisera par la suite dans la formation de l’Union syndicale Solidaires. Dans les deux cas, deux directions, celle de la CFDT et celle de la FEN, estiment, au début des années 1990, que le moment est propice pour « faire le ménage » en excluant ou en poussant au départ les opposants internes.
Cette recomposition syndicale des années 1990 est à la fois une libération et un déchirement.
Cette recomposition syndicale des années 1990, amplifiée par novembre-décembre 95, est à la fois une libération – au moins une respiration pour les équipes, qui n’ont plus à lutter contre leurs propres directions syndicales pour faire du syndicalisme – et un déchirement de devoir renoncer à faire changer une organisation de l’intérieur. La conscience des effets négatifs d’une division syndicale qui s’enkyste est dans toutes les têtes.
Le rassemblement dans l’action qui s’opère, avec un gain immédiat de syndiqués et de militants actifs séduits par la nouveauté, le dynamisme, la clarté, la vigueur de l’engagement, soulève cependant des problématiques d’unité syndicale nouvelle pour celles et ceux qui analysent en même temps les effets délétères de la division.
Recomposition ou rassemblement
Dans l’immédiat, ces dynamiques syndicales contribuent à ce que, malgré la défection assumée d’une confédération CFDT en accord avec le plan Juppé et ouvertement en désaccord avec la grève, la mobilisation de 1995 soit d’ampleur. Incontestablement, les syndicats qui ont le vent en poupe en 1995 sont ceux qui parviennent à ne pas opposer les modes d’action, à participer, voire impulser des assemblées générales (AG) massives – le choix de la CGT de favoriser les AG interentreprises et secteurs professionnels joue un rôle important –, à faire converger tous les combats, en particulier ceux des associations citoyennes, du mouvement des « sans », des mobilisations féministes – même si leur prise en compte est encore incomplète –, lycéennes et étudiantes, avec la lutte des salarié·es.
C’est un apport majeur et durable de 1995 : d’une part, les raisons d’espérer et de créer des alternatives perdurent et, d’autre part, le syndicalisme a son rôle à jouer dans cette définition de l’intérêt général, s’appuyant sur la synergie entre démocratie sociale et citoyenneté pour porter un projet de société démocratique et solidaire.
Après 1995, plusieurs discussions ont lieu sur la manière de conforter l’unité victorieuse entre les syndicats qui ont construit ce mouvement. Elles n’aboutiront pas sur le plan organisationnel strict, au sens où il n’y aura pas, contrairement à ce que beaucoup pouvaient souhaiter, de « recomposition syndicale » aboutissant à une réduction du nombre d’organisations, au contraire. Il y a là incontestablement une occasion manquée. Mais les changements dans chacune des organisations sont profonds et l’esprit unitaire continue d’imprimer sa marque après 1995.
Bernard Thibault incarne la confirmation et le déploiement de la stratégie du « syndicalisme rassemblé ».
Au congrès de la CGT de février 1999, Bernard Thibaut devient secrétaire général de l’organisation après avoir incarné le retour du syndicat au premier plan de la scène en raison de son rôle à la tête de la CGT Cheminots lors du mouvement social de 1995. Il incarne la confirmation et le déploiement de la stratégie du « syndicalisme rassemblé », recherche de l’unité d’action le plus large possible, y compris avec des composantes dites « réformistes » du champ syndical.
Si cela a pu être reproché en interne (et encore aujourd’hui) comme une manière d’abandonner une posture plus combative, on peut aussi comprendre dans cette stratégie une réponse au constat que le fossé entre syndicalisme d’accompagnement et syndicalisme de transformation sociale s’est approfondi, en particulier en 1995. Creuser cette division sur le long terme aurait fait le jeu de l’adversaire. Il s’agit donc aussi de prolonger et d’amplifier l’esprit unitaire de 1995, sans appuyer sur les divisions apparues, et de passer outre. Ce sera d’ailleurs un facteur de poursuite des mouvements d’ensemble par la suite, notamment sur les retraites ou encore le CPE (contrat première embauche).
Paradoxes
Surtout, cette démarche « grand angle » se traduit essentiellement et concrètement dans l’unité d’action, pas forcément dans une quelconque réflexion sur l’unification, ou alors renvoyée à un terme lointain : le « syndicalisme rassemblé » n’est pas le projet de création d’un seul syndicat. Cela ne s’oppose donc pas à ce que, en parallèle, CGT, FSU et Solidaires, par la proximité de leur orientation, continuent de travailler à la question de l’unification du syndicalisme de transformation sociale. Après 1995, des propositions sont mises en discussion : la FSU, par exemple, propose des comités de liaison unitaires interprofessionnels (Clui) à la CGT, aux SUD, au Groupe des 10 puis à Solidaires, à FO, aux syndicats CFDT opposés à la direction Notat.
Cette initiative n’a pas eu en elle-même de suite, mais les discussions se sont poursuivies dans divers périmètres, jusqu’à aujourd’hui celles autour d’une « maison commune » que mènent la CGT et la FSU depuis quelques années. Là aussi, il peut y avoir un regret que peu de choses se soient véritablement concrétisées, sans qu’il soit facile d’en établir les raisons : manque de clarté du projet, chaque organisation voulant faire l’unité « derrière elle » ?
Des tempos qui ne concordent pas : au moins jusqu’en 2003, une partie de l’opposition à la direction reste à la CFDT et se consacre donc plus aux luttes internes, puis suit des voies différentes, rejoignant parfois Solidaires, parfois la CGT, parfois la FSU. Regrets, certes, mais les discussions sur la recomposition ont au moins amené à de réels approfondissements du travail en commun, qui produit des effets. L’intersyndicale à trois (CGT-FSU-Solidaires), pour « minimale » qu’elle soit, a un véritable effet d’entraînement.
Au-delà des aspects organisationnels, 1995 s’inscrit donc dans un cycle important de recomposition politique et syndicale. C’est par exemple à ce moment-là qu’apparaît la notion de « mouvement social » saluée par Pierre Bourdieu quand il prend la parole gare de Lyon. En 1995, les AG de grévistes et l’auto-organisation en général ont joué un rôle déterminant, mais le mouvement n’aurait pas eu son ampleur sans l’engagement des organisations syndicales en tant que telles.
L’unité, elle est un puissant facteur de mobilisation et d’action, mais elle reste un combat.
Finalement, on peut faire l’analyse d’une période pleine de paradoxes : les syndicats sortent renforcés et changés. C’est un syndicalisme de proximité, résolument actif et unitaire, qui a émergé, dans les confédérations comme la CGT tout comme avec les nouvelles organisations comme Solidaires ou la FSU. Mais la suite est aussi marquée par la persistance d’un syndicalisme divisé, qui sur le long terme continue à perdre des adhérents et s’avère moins en capacité de mobiliser, surtout dans le secteur privé, dont les salariés participent moins aux grèves et se syndiquent moins que ceux du secteur public. Quant à l’unité, elle est un puissant facteur de mobilisation et d’action, mais elle reste un combat.
Pour aller plus loin…
Mouvement social de 1995 : la naissance d’une nouvelle génération politique
Les grèves de 1995 en images
1995 : genèse d’une contestation sociale historique