1995 : le renouveau intellectuel d’une gauche critique

Le mouvement de 1995 annonce un retour de l’engagement contre la violence néolibérale, renouant avec le mouvement populaire et élaborant de nouvelles problématiques, de l’écologie à la précarité, du travail aux nouvelles formes de solidarité.

Olivier Doubre  • 5 novembre 2025 abonné·es
1995 : le renouveau intellectuel d’une gauche critique
Pierre Bourdieu en 1982.
© Ulf Andersen / Aurimages via AFP

En novembre et décembre 1995, alors que des centaines de milliers de travailleurs bravent le froid et la neige de cet automne glacial pour simplement rejoindre les manifs, puisque les transports publics sont en grève générale, une vraie chaleur collective s’empare du pays. Comme en 1968 (d’après ce que racontent les anciens), tout le monde se parle dans les rues. Beaucoup tentent l’auto-stop, pas forcément plus rapide puisque les rues ne sont plus qu’embouteillages.

Dans les voitures, les débats vont bon train, chacun comprenant immédiatement dans quel camp se situe le conducteur qui l’a fait monter dans son véhicule. Pour le quotidien Le Monde, il s’agit bien d’un « événement social de premier ordre », incarnant « l’opposition à la mondialisation néo­libérale » (10 décembre 1995), luttant contre la réforme des régimes de retraite, du statut protecteur de certaines professions et de la Sécu. C’est en effet le cœur de l’architecture de la protection sociale mise en place après la Seconde Guerre mondiale qui est attaqué par le plan Juppé.

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Le clivage intéresse évidemment, en France, une bonne part des intellectuels. Beaucoup y repensent sans doute aujourd’hui avec nostalgie. Ce sont des intellectuels proches de la CFDT, souvent collaborateurs de think tanks néolibéraux tels que la Fondation Saint-Simon, ou des revues Esprit ou Le Débat, qui ouvrent les hostilités par une pétition soutenant le plan Juppé, intitulée « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale ».

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Nouvel espace intellectuel

Ses premiers signataires sont Pierre Rosanvallon, Jacques Julliard, ­Olivier Mongin, Alain Touraine, François Dubet, bientôt rejoints par Alain ­Finkielkraut, ­Pascal Bruckner, Pierre Bouretz ou Paul Ricoeur. Leur texte est publié – comme une évidence – dans Le Nouvel Observateur.

Quelques jours plus tard, une autre pétition « en soutien aux grévistes » rassemble, sous l’égide de Pierre Bourdieu, les intellectuels de ce qu’on appelle alors « la gauche de gauche » : outre le sociologue et professeur au Collège de France – que l’on voit participer à de nombreuses assemblées générales, comme celles des cheminots à la gare de Lyon ou de l’Est –, de prestigieuses signatures forment ce qui va bientôt constituer un nouvel espace intellectuel, pour ne pas dire partisan, de contestation du néolibéralisme, autoritaire et réactionnaire.

Nombre d’entre elles sont bien connues de nos lecteurs : Étienne Balibar, Pierre Vidal-Naquet, Lucie et Raymond Aubrac, Olivier Le Cour Grandmaison, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Daniel Bensaïd, Michèle Riot-Sarcey, Denis Berger, Gérard Mauger, Patrick Champagne

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Quelques-uns, assez peu, s’éloigneront ensuite, notamment sur la question de la laïcité. Cependant, c’est bien une nouvelle gauche critique qui s’est formée en cette fin d’année glaciale 1995. Qui poursuivra son élan dans le mouvement altermondialiste, dès le premier Forum social mondial à Porto Alegre, en mettant au premier plan des revendications internationalistes, dénonçant la violence des transformations du capitalisme mondialisé, mais aussi écologistes.

La préservation de l’environnement, nouvel angle d’attaque pour dénoncer les contradictions et les impasses de la globalisation néolibérale, devient indissociable des luttes pour l’égalité, entre les femmes et les hommes, entre les peuples. Dernière victoire du mouvement social en France, 1995 est aussi le dernier exemple où les intellectuels critiques jouent un rôle majeur de soutien à la mobilisation des grévistes, en contribuant à énoncer, sinon annoncer, les futurs enjeux et les nouveaux espaces de revendication.

Le vocabulaire du progrès a cédé la place à celui de la réforme : on ne parle plus d’émancipation, mais dadaptation.

Le retour de la parole critique

Historiquement, les plus grands intellectuels français, hormis ceux ouvertement réactionnaires, ont pour la plupart affiché une proximité avec le mouvement ouvrier, en soutiens indéfectibles – et précieux – des combats pour l’émancipation et le progrès social. Au tournant des années 1990, ce lien historique entre intellectuels et mouvement ouvrier s’était pourtant distendu.

L’effondrement du bloc soviétique, la conversion d’une partie de la gauche au social-­libéralisme et la montée du discours de la « modernisation » ont bouleversé le paysage idéologique. Le vocabulaire du progrès a cédé la place à celui de la réforme : on ne parle plus d’émancipation, mais d’« adaptation » au monde globalisé. Dans les médias et les universités, la parole critique s’efface au profit de celle des experts.

En 1995, le désaccord dépasse la seule question sociale : il porte sur le rôle même de l’intellectuel. Faut-il accompagner le pouvoir pour « l’éclairer » ou le contester frontalement ? Faut-il penser dans le monde tel qu’il est, ou contre ce qu’il devient ? Cette opposition, longtemps latente, éclate alors au grand jour. Dans la rue, dans les journaux, dans les assemblées générales, les mots deviennent des armes. 1995 marque ainsi le retour d’une parole critique qu’on croyait étouffée depuis les années 1980.

Un moment de réactivation du lien entre pensée et action, entre universités et usines, entre intellectuels et travailleurs. Et peut-être le dernier instant où la gauche française a parlé, fût-ce brièvement, un langage commun face au rouleau compresseur de la mondialisation. Trente ans plus tard, alors que la gauche se voit reléguée aux marges du « débat républicain », il n’est pas inutile de se souvenir de ce moment. 1995 aura peut-être été la dernière grande scène où intellectuels et travailleurs ont partagé un même horizon, une même colère, un même espoir. Dans le froid de cet hiver-là, une autre idée de la France s’est brièvement réchauffée : celle d’un pays où réfléchir n’était pas un luxe, mais une manière d’agir.

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