Le roman national-républicain, ou la fabrique de la « France au sommet des civilisations »
Le philosophe et politiste Olivier Le Cour Grandmaison retrace la construction et la diffusion, depuis la IIIe République, du roman national-républicain, appuyé sur le mythe de la grandeur française.
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© Musee d’Orsay, Paris.
Né sous la IIIe République, le « roman » national-républicain a eu pour fonction première de réhabiliter la grandeur de la France et de pacifier la situation sociale et politique. Particularisme français, il continue d’alimenter le mythe d’une nation exceptionnelle, universaliste et civilisatrice. Olivier Le Cour Grandmaison le décrypte à travers deux ouvrages.
Oradour coloniaux français. Contre le « roman national », Olivier Le Cour Grandmaison, postface de Jean-Michel Aphatie, Les Liens qui libèrent, 224 pages, 15 euros.
La Fabrique du roman national-républicain, Olivier Le Cour Grandmaison, éd. Amsterdam, 304 pages, 20 euros.
Diriez-vous que votre livre intitulé La Fabrique du roman national-républicain est un travail de déconstruction d’une idéologie dominante ou d’une doxa très française ?
Olivier Le Cour Grandmaison : Il s’agit d’un travail qui s’emploie à rendre compte des origines, des mutations et de l’actualité du roman national-républicain, que l’on peut et que l’on doit tenir pour une « mythidéologie », syntagme (ou concept) que j’emprunte à Marcel Détienne (1). C’est-à-dire une idéologie qui est à la fois une mythologie (dans le sens où elle narre des origines et un passé mais aussi un présent prétendument prestigieux) et une représentation de la France et de sa place, évidemment supposée supérieure, dans le monde.
Helléniste et anthropologue belge, il anime à partir de 1964, aux côtés de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes. Spécialiste de l’autochtonie et de la figure de l’étranger dans la Grèce antique, il est intervenu de manière très critique dans le « débat » sur l’identité nationale sous Sarkozy.
Il s’agit en fait d’installer, avec ce roman national, la France au sommet des civilisations, de la culture, de la philosophie, de l’histoire, des sciences humaines, des arts, de la langue évidemment (la langue des Lumières, de la raison, de Descartes). Cette langue qui permet d’universaliser, la culture et la civilisation françaises.
De ce point de vue, il s’agit bien d’une déconstruction qui cherche à établir une différence substantielle entre ce qui relève du roman national-républicain et ce qui relève d’une histoire à la fois sociale, politique et juridique. Or le roman national-républicain revêt bien la caractéristique d’une idéologie puisqu’il se présente non comme une idéologie, mais comme la vérité incontestable sur les origines, le passé, le présent et le futur de la France.
À côté du roman « national-républicain », vous parlez aussi de roman « impérial-républicain », qui est en quelque sorte une sous-partie du premier, centré sur l’empire colonial français…
Il faut préciser que cette sous-partie ne désigne pas quelque chose de secondaire, mais doit être comprise comme une singularité ou une particularité – majeure – du roman national-républicain. Il s’agit en effet pour des acteurs politiques comme Jules Ferry et, plus largement, une bonne partie des élites politiques des IIIe, IVe et Ve Républiques qui l’ont soutenu, de faire entendre que la particularité de la colonisation française (par opposition aux colonisations britannique ou espagnole) serait non pas d’exploiter, d’opprimer, mais au contraire de civiliser en raison du passé, des traditions françaises, de la France comme héritière des Lumières, de la Révolution de 1789 et de la Déclaration des droits de l’homme. La colonisation française serait donc portée par la volonté de civiliser les peuples et les races inférieures, et de les élever – dans tous les sens du terme.
C’est là quelque chose d’absolument fondamental, dans la mesure où la construction de l’empire sous la IIIe République est à la fois pensée comme ce qui doit permettre à la France de redevenir une grande puissance européenne et mondiale, mais aussi de « résoudre », du moins de répondre, pour partie, à la question sociale. Or, celle-ci n’est pas, loin de là, une question secondaire. Les fondateurs de la IIIe République sont alors obsédés par ce qu’on appelle « la Sociale », c’est-à-dire la révolution, qui n’est pas un spectre lointain puisqu’ils ont été les contemporains de la Commune de Paris de 1871.
Ils cherchent donc à faire la démonstration que la IIIe République sera la première à pouvoir surmonter la révolution et à s’inscrire dans la longue durée, sur le plan à la fois politique, social et institutionnel. D’où l’importance de ce roman impérial-républicain, qui va permettre de célébrer la grandeur de la France et d’inscrire très vite dans les manuels scolaires son rétablissement par cette grandeur impériale, notamment lorsqu’en 1913 la France devient – pour la première fois dans son histoire – la deuxième puissance mondiale.
En quoi consiste donc ce roman national-républicain, et la IIIe République fut-elle la période où, tel son âge d’or, il fut élaboré et diffusé ?
L’expression de roman national-républicain permet de faire la distinction entre ce qui relève effectivement d’une mythologie nationale-républicaine et ce qui relève de l’histoire à la fois politique, sociale et juridique. Et ses origines, si ce n’est son âge d’or, naissent sous la IIIe République, dans la mesure où les fondateurs puis les dirigeants de celle-ci se sont trouvés confrontés à deux catastrophes nationales majeures, vécues comme telles. D’une part, la défaite devant les armées prussiennes et l’amputation d’une partie du territoire national ; d’autre part, la Commune de Paris.
Après la défaite militaire, le roman national-républicain a pour fonction de réhabiliter la grandeur de la France, mais également, après ce qui a été une véritable guerre civile, la Commune, de refaire ou refonder un corps national, politique et symbolique. Or les élites politiques et savantes de cette époque conçoivent les classes pauvres comme des classes dangereuses, comme cela s’est vu, selon ces élites, avec la Commune.
Le roman national-républicain a donc pour but de pacifier la situation sociale et politique, et de « civiliser » (le terme est alors employé) ces classes pauvres et dangereuses, qui sont considérées alors comme étant dans la nation mais pas véritablement de la nation. Avec l’idée de les intégrer pacifiquement dans la République et de leur faire aimer la France. Or, pour cela, il faut construire un récit remarquable et admirable de la France.
Vous montrez ainsi que ce récit est empreint de ce que vous appelez un « exceptionnalisme français », mais surtout d’une « mythologie immunitaire ». Pourquoi ?
La « mythologie immunitaire » est une idée qui veut que la France, à la différence d’autres États européens (britannique, néerlandais ou espagnol), serait exempte d’un certain nombre de « maux » comme la domination, l’impérialisme, l’exploitation, car portée par l’universalisme français et la volonté de « civiliser » les races dites « inférieures » (selon le bon mot de Jules Ferry).
La “mythologie immunitaire“ est une idée qui veut que la France (…) serait exempte d’un certain nombre de “maux “.
D’autre part, l’une des conséquences de cette « mythologie immunitaire », c’est que, si la France connaît des phénomènes racistes, ce sont avant tout des phénomènes individuels (2), elle ne connaîtrait pas, à la différence par exemple des États-Unis ou du Royaume-Uni, de racisme institutionnel ou d’État. Cette mythologie immunitaire est donc une conséquence du grand mythe universaliste français sans cesse mis en avant, fondée sur cette « exception française », ou ce que j’appelle l’exceptionnalisme français, élément essentiel du roman impérial-républicain, et plus largement national-républicain.
L’auteur a étudié la question dans Racismes d’État, États racistes. Une brève histoire (Amsterdam, 2024).
Vous publiez un autre ouvrage, Oradour coloniaux français, sur les nombreuses destructions de villages entiers durant la colonisation de l’Algérie, où vous montrez la persistance de la croyance en ce roman national (ou impérial) et de la « mythologie immunitaire ». Beaucoup, surtout à droite et à l’extrême droite, persistent dans ces croyances, comme on l’a vu après la sortie du journaliste Jean-Michel Aphatie (3)…
Le 25 février 2025, Jean-Michel Aphatie déclare sur RTL : « Chaque année en France, on commémore ce qu’il s’est passé à Oradour-sur-Glane, c’est-à-dire le massacre de tout un village. Mais on en a fait des centaines, nous, en Algérie. Est-ce qu’on en a conscience ? » Face à lui, la députée (LR) Florence Portelli s’insurge : « C’est une insulte au peuple français. » Peu après l’émission, sur X, elle crut bon d’ajouter : « Comparer la colonisation française en Algérie au nazisme, c’est cracher sur la France, faire le jeu de la propagande de la dictature algérienne. »
Il s’agissait, par ce petit volume, de faire entendre au moins deux choses. D’abord, de constater la virulence toujours actuelle des tenants du roman national-républicain, ou en l’occurrence impérial-républicain. Cela confirme ici qu’il s’agit bien d’une idéologie puisque, quels que soient les textes, les études et les recherches effectuées, tous sont marginalisés, ignorés, invisibilisés dès lors qu’ils portent atteinte à ce roman.
Ensuite, rappeler que les références à des « Oradour coloniaux » ou à une Gestapo française sont très communes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’agissant des agissements de la police dans les commissariats en Algérie française et des massacres à Sétif, Guelma et Kherrata, qui firent plusieurs dizaines de milliers de morts en Kabylie en 1945. Ils sont notamment employés par le résistant et ancien déporté Claude Bourdet, compagnon de la Libération (4), mais aussi par le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry, que l’on aura du mal à faire passer pour un dangereux « islamo-gauchiste »… En France, le roman impérial-républicain garde donc toute son étrange et sordide réalité.
Dirigeant du PSU après-guerre, il participa aussi à la création de Politis.
Pour aller plus loin…
Algérie : la mémoire entravée de la colonisation
Franco : une récupération aux mille visages
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