Les pédés sont des sorcières comme les autres
Dans un essai visionnaire initialement publié en 1978, l’auteur et militant gay Arthur Evans dresse des ponts entre la culture des sorcières et le destin des communautés LGBT à travers les âges. Une histoire rythmée par les dominations sexistes, homophobes, racistes et écocidaires.
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Sorcellerie et contre-culture gay, Arthur Evans, traduit de l’anglais et préfacé par Julien Princesse Didier et Hugo Lopez, Le Passager clandestin, 304 pages, 24 euros
Brûlée par les Anglais, béatifiée par les chrétiens, fantasmée par la France réactionnaire… Et si tout le monde s’était trompé ? Si Jeanne d’Arc était avant tout une icône LGBT ? C’est la thèse de l’écrivain et militant gay états-unien Arthur Evans dans Sorcellerie et contre-culture gay, publié en 1978 et enfin traduit en français cette année. Un ouvrage précurseur dans lequel il propose une relecture queer, écologiste et anticapitaliste de l’histoire. Celle des minorités spoliées par les récits des « observateurs blancs masculins ».
Première pierre d’une contre-culture gay dans les années 1970, ce livre constituera une véritable bible pour le mouvement queer des Radical Faeries (ou Fées radicales). L’ouvrage témoigne aussi, au détour de quelques phrases, d’une époque : celle d’une « liberté sexuelle » sans limite qui hypersexualisait la communauté gay et faisait parfois même l’éloge de la pédocriminalité (qu’on nommait pédophilie à l’époque). Le texte n’est pas exempt de ces influences, heureusement contextualisées dans la préface de l’édition française.
Au cœur de cet essai onirique : les sorcières et les homosexuel·les depuis le Ier siècle, entre lesquels Evans voit un lien évident. Ils et elles étaient du côté de la magie, de la sexualité et du paganisme, et sont celles et ceux que les chrétiens ont tenté de faire disparaître sur leurs bûchers, de même que les historiens à coups d’ouvrages hétérocentrés. En replongeant dans l’histoire des populations les plus anciennes, l’écrivain constate que les femmes et les homosexuels étaient souvent au centre de la société, parfois même déifié·es.
De la même manière que les prêtresses ont été transformées en sorcières, les hommes chamanes gays ont été transmutés en hérétiques.
A. Evans
La pratique du chamanisme en est un exemple parlant : « Les observateurs blancs et sexistes ont mal compris le rôle du travail des femmes dans les premières sociétés […]. De la même manière que les prêtresses ont été transformées en sorcières, les hommes chamanes gays ont été transmutés en hérétiques. » Une réécriture patriarcale de l’histoire influencée par la diffusion massive des valeurs chrétiennes. Héritage malheureux de cette histoire commune : l’étymologie des insultes homophobes, parmi lesquelles fairy (« fée », équivalent de l’insulte « folle ») et faggot (« bois pour bûcher », équivalent de « pédale »).
Croisade patriarcale
Diabolisation du travestissement, des émotions, de la sexualité non reproductive… La culture queer est progressivement marginalisée puis criminalisée partout dans le monde. Elle fait parfois même l’objet de vues coloniales, comme chez les peuples autochtones qui ont été massacrés en Amérique à partir du XVIe siècle. Premières victimes : les êtres two spirit (« deux esprits », un masculin et un féminin), dont l’identité ne s’articule pas autour de la binarité de genre.
Evans souligne la dimension homophobe de ce génocide, mais aussi la volonté colonisatrice : « Pour les blancs, la sexualité a pour finalité la fécondation du plus grand nombre possible de personnes afin de marginaliser les autochtones […]. Les dirigeants coloniaux rêvent du jour où la procréation à grande échelle des Américain·es blan·ches leur permettra de s’emparer de tout l’hémisphère occidental. »
L’écrivain voit un lien entre ces violences et l’urbanisation croissante de part et d’autre de l’Atlantique. Dès le Moyen-Âge, les campagnes se paupérisent, les villes deviennent le centre névralgique des sociétés occidentales, posant ainsi les premiers jalons d’un système capitaliste. Le XIe siècle voit naître un militarisme chrétien en Europe, qui donne lieu à des croisades visant à coloniser les territoires, la force de travail et les marchés. Partout où ils passent, les envahisseurs imposent leur modèle patriarcal et annihilent les communautés queers.
Evans met en évidence que les sociétés modernes se sont fondées sur une accumulation de violences sexistes, homophobes, racistes et écocidaires.
Dans des sociétés très structurées autour des cités, chacun est assigné à un rôle social, réduit à une fonction : plus de place pour la magie, pour la célébration des corps, de la nature et des animaux. Un glissement écocidaire ainsi formulé par Evans en 1978 : « Un autre héritage chrétien légué à l’industrialisme est l’objectification de la nature. Dans l’ancienne religion, les arbres, les rochers et les plantes étaient souvent vénérés comme des divinités. […] Pour les chrétiens, ces êtres naturels sont des objets qui peuvent être exploités par ceux qui se situent au sommet de la hiérarchie de la création divine : les êtres humains. Le nouvel urbanisme renforce cette croyance. »
Renouer avec la magie
En dressant un panorama historique de l’évolution des populations depuis le Ier siècle, Evans met ainsi en évidence ce que la majorité des historiens n’ont jamais souligné : les sociétés modernes se sont fondées sur une accumulation de violences sexistes, homophobes, racistes et écocidaires. Il publie ce texte trois ans après la fin de la guerre du Vietnam, alors que le « progrès » militaire est au centre des politiques américaines. Evans ne peut que constater cet héritage qui mêle virilisme, homophobie, capitalisme et colonialisme : dans une ville comme San Francisco, pourtant surnommée « la capitale gay du monde », le secteur de la défense représente un tiers des emplois.
Résultat : les communautés homosexuelles se conforment aux normes de genre pour obtenir du travail, et l’armée efface ainsi toutes les manifestations tangibles d’une culture queer. Une fois de plus, l’analyse d’Evans surprend par son avant-gardisme : il ne le sait pas encore mais, vingt ans après l’écriture de ce livre, les États-Unis mettront en place la loi « Don’t ask, don’t tell » imposant aux militaires bisexuel·les, gays et lesbiennes de taire leur orientation sexuelle.
Je crains que, sans mouvement révolutionnaire clandestin, nous périssions à nouveau comme des pédales sur le bûcher.
A. Evans
Activiste depuis sa jeunesse, Evans sait que les révolutions naissent des marges. Il enjoint de renouer avec la magie pour retrouver l’esprit de communauté, redonner une place aux personnes queers et célébrer à nouveau la nature : « C’est à travers la magie que les sociétés soi-disant primitives sont capables de se maintenir unies et de fonctionner en ordre sans prisons ni hôpitaux psychiatriques, universités ou institutions étatiques. »
Pour cela, pas de mystère : il faut déserter les grands centres urbains pour repenser les espaces ruraux. Une forme de « nouveau socialisme » (en opposition au « socialisme industriel ») qui permette à chacun·e d’apprendre à répondre à ses propres besoins et à ceux de ses voisin·es en matière de soin, d’alimentation, de construction, etc. C’est ce qu’il appelle la « technologie populaire ».
L’œuvre d’Evans ne prétend pas à la stricte véracité scientifique. Fantasmes et réalités historiques s’y entremêlent pour donner à voir une autre manière de faire société et tenter de pousser les communautés marginalisées vers un futur désirable. Vers une contre-culture queer qui soit aussi motrice de luttes : « Je crains que, sans mouvement révolutionnaire clandestin, nous périssions à nouveau comme des pédales sur le bûcher. »
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