Au Chili, sur l’île de Robinson Crusoé, comment la pêche est restée durable
Perdu au milieu du Pacifique à 670 kilomètres des côtes chiliennes, l’archipel mondialement connu pour avoir inspiré le célèbre roman de Daniel Defoe est aussi un bijou de biodiversité marine que ses habitants ont su conserver depuis plus d’un siècle. Au contraire des ressources terrestres, qui se trouvent dans un état alarmant.
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Il est 5 h 30 du matin sur l’île Robinson Crusoé, et le village de San Juan Bautista, tapi dans une petite vallée desservie uniquement par bateau, est encore endormi. Sur le pont, les pêcheurs sont déjà prêts à embarquer pour une longue journée de pêche. Hector et ses deux compères, Ramón et Patricio, mettent le cap sur l’île de Santa Clara, qui forme l’archipel de Juan Fernández avec les îlots Robinson Crusoé et Alejandro Selkirk. Ce dernier était un marin écossais arrivé sur l’île en 1704 avec une expédition européenne. « Il n’arrêtait pas de se plaindre que le bateau était en mauvais état, raconte l’historien Fernando Venegas. L’équipage a décidé de le laisser sur l’île. »
Selkirk a vécu isolé sur ces terres inhabitées entre 1704 et 1709, avant qu’une expédition anglaise n’accoste et le ramène en Angleterre. Racontée sur le Vieux Continent, son histoire aurait inspiré Daniel Defoe pour écrire Les Incroyables Aventures de Robinson Crusoé. Et c’est en 1966, à la demande d’une habitante uruguayenne de l’île qui voulait attirer les touristes, que le gouvernement chilien accepte de renommer ces deux îles alors appelées Más a Tierra (plus proche de la Terre) et Más Afuera (plus éloignée).
L’île Robinson Crusoé abrite aujourd’hui le seul village de l’archipel où vivent toute l’année quelque 1 200 habitants. « Nous avons tous une relation particulière avec la mer et nous pêchons depuis le plus jeune âge », raconte Hector, le capitaine de l’embarcation, caché derrière ses lunettes noires et sa casquette.
Nous avons tous une relation particulière avec la mer et nous pêchons depuis le plus jeune âge.
Hector
Après une heure et demie de navigation à bord d’un petit bateau de pêche artisanal, Ramón coupe quelques morceaux de maquereau royal (sierra) que son collègue Patricio accroche à une vingtaine d’hameçons répartis sur une longue corde lestée par une pierre. « Nous ne pêchons qu’avec des techniques artisanales », explique Patricio, qui ajoute qu’aujourd’hui ils vont utiliser la technique de la palangre pour attraper la breca ou le bacalao (morue), et la canne à pêche pour la vidriola.
Pour la langouste ou le poulpe, les pêcheurs de Robinson Crusoé utilisent des pièges en bois qu’ils fabriquent eux-mêmes. « La langouste est le produit vedette de l’île et elle fait l’objet de plusieurs mesures de régulation », précise Patricio. Le jeune homme, discret et méthodique, explique qu’ils rejettent à la mer toutes les langoustes dont les carapaces ne mesurent pas 11,5 cm, ainsi que les femelles qui ont des œufs. Par ailleurs, entre mai et octobre, il est interdit de pêcher la langouste de Juan Fernández.
Âgé d’une trentaine d’années, Patricio se souvient que, lorsqu’il avait 12 ans, les chalutiers arrivaient en hiver en quête du thon albacore. « On les voyait ratisser les fonds marins à l’horizon, décrit-il tout en filetant un poisson. Mais c’est fini. La pêche au filet est interdite à Juan Fernández. » « C’est la seule manière de protéger les ressources pour les générations futures », ajoute Hector. Il explique que ces mesures de régulation ont été mises en place par la dernière colonie installée sur l’île en 1877. « Une colonie créée par un aristocrate suisse appelé le baron Alfred de Rodt », conclut Hector.
Une coopérative contre les grandes entreprises
Alfred de Rodt arrive au Chili en 1876 et répond à une annonce publiée dans le journal local du port de Valparaíso : « Recherche locataire idéal pour les îles de Juan Fernández ». Il en est nommé sous-délégué en avril 1877 et découvre une île d’origine volcanique avec des pics montagneux, une végétation luxuriante et une trentaine d’habitants qui vivent de leur bétail et des produits de la mer. « Le principal héritage qu’a laissé le colon suisse Alfred de Rodt, c’est la gestion durable », affirme Julio Chamorro, fils de pêcheur et président de l’association créée pour conserver la biodiversité marine de l’archipel (mer de Juan Fernández et des îles Desventuradas).
Nous avons l’océan avec le plus haut taux de biomasse au monde, donc nous avons le devoir de le protéger.
J. Chamorro
Avec ses cheveux poivre et sel et son regard perçant, Julio raconte qu’après l’arrivée du colon suisse les premières entreprises de pêche ont débarqué, s’intéressant à la langouste pour faire des conserves. En 1893, Robinson Crusoé connaît la première vente commerciale de langoustes et, deux ans plus tard, les premières mesures de régulation sous l’impulsion du « baron suisse ». En 1905, Alfred de Rodt meurt, « mais les pêcheurs continuent à s’auto-imposer des mesures, et s’organisent pour faire front face aux grandes entreprises de pêche ». En 1967, la communauté insulaire rebelle crée la première coopérative de pêcheurs de Juan Fernández.
L’archipel compte aujourd’hui environ 80 bateaux de pêches artisanaux et 200 pêcheurs qui se transmettent, au fil des générations, les pratiques durables. « Les premiers colons étaient des visionnaires et, depuis plus d’un siècle, nous essayons de maintenir ce niveau élevé de protection », commente Daniel Gonzalez, président du syndicat de pêcheurs indépendants.
En 2018, la communauté a obtenu la création d’un parc maritime de 262 000 km² et l’extension d’une aire marine protégée sur 24 000 km². Elle espère désormais élargir ces zones et se réjouit que soixante États membres de l’Organisation des Nations unies aient ratifié en septembre 2025 l’accord sur le traité international de protection de la haute mer.
« Nous avons l’océan avec le plus haut taux de biomasse au monde, donc nous avons le devoir de le protéger », insiste Julio Chamorro. Il ajoute que la mer a toujours été le moteur de l’autosuffisance alimentaire et économique de l’île, et que la communauté est très mobilisée. « Mais, de l’autre côté, on a la partie terrestre, où la communauté est bien moins impliquée », nuance-t-il.
Classé parc national depuis 1935 par le Chili et réserve de biosphère par l’ONU depuis 1977, « l’archipel a une biodiversité terrestre très menacée par des espèces invasives. La Corporation nationale des forêts [Conaf] a très peu de ressources pour assurer la conservation des 65 % d’espèces endémiques de l’archipel ». Un des plus hauts taux au monde.
Côté terre, espèces en danger
Juan Carlos Órdenes, conseiller municipal de l’île, tient ce propos sans appel : « Côté terre, il y a un cancer généralisé avec des métastases ! » Depuis sa découverte en 1574 par le navigateur espagnol Juan Fernández, « l’archipel n’a cessé d’être surexploité », explique Fernando Venegas, qui mène une étude sur l’histoire environnementale de ces îles du Pacifique avec l’Université de Concepción, au Chili.
Lorsque les Européens découvrent l’archipel, « ils utilisent les mêmes méthodes que dans les îles de l’Atlantique : introduire des chèvres pour qu’elles se reproduisent et ainsi avoir de la viande fraîche lors de leur passage suivant ». Selon les estimations, il y aurait eu jusqu’à 20 000 chèvres, qui auraient dévasté une grande partie de la végétation. Le phénomène a été contrôlé depuis lors, mais des chèvres sauvages broutent toujours dans les collines. Aujourd’hui, les espèces invasives introduites par l’humain représentent la menace principale. Les mûres, le goyavier ou le pittosporum – un petit arbuste – ont étouffé beaucoup d’espèces endémiques.
C’est difficile, mais on plante en gardant espoir parce que, si on perd espoir, on perd tout.
A. Garcia
Quant aux chiens et aux chats de compagnie, ils font ripaille d’oiseaux uniques au monde, comme le colibri de Juan Fernández, en voie critique d’extinction. Pour la conservation terrestre de l’île, « l’élément majeur est la forêt », assure Angela Garcia, garde forestière. L’organisme des forêts met en place des programmes de conservation en plantant notamment des espèces endémiques dans des parcelles. « C’est difficile, mais on plante en gardant espoir parce que, si on perd espoir, on perd tout », conclut-elle, sourire aux lèvres.
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