« Appel des intellectuels » de 1995 : « Bourdieu a amendé notre texte, en lui donnant une grande notoriété »

L’historienne Michèle Riot-Sarcey a coécrit avec quatre autres chercheur·es la première version de l’« Appel des intellectuels en soutien aux grévistes », alors que le mouvement social de fin 1995 battait son plein. L’historienne revient sur la genèse de ce texte, qui marqua un tournant dans le mouvement social en cours.

Olivier Doubre  • 4 décembre 2025 abonné·es
« Appel des intellectuels » de 1995 : « Bourdieu a amendé notre texte, en lui donnant une grande notoriété »
Michèle Riot-Sarcey le 9 mai 2017 au Lieu Unique, à Nantes
© DeuxPlusQuatre / Wikipédia / CC BY-SA 4.0

Avec quatre autres intellectuels et collègues engagés, l’historienne Michèle Riot-Sarcey (1) a écrit la première version de la pétition en soutien aux grévistes à la fin de 1995, qui rassembla un grand nombre de chercheurs contre le « plan Juppé » et le soutien que lui avait apporté certains des intellectuels médiatiques (néo)libéraux. Avant que Pierre Bourdieu ne rejoigne leur initiative, lui apportant sa très grande notoriété dans les médias – tout en en modifiant le contenu. Le texte ainsi amendé, intitulé « Appel des intellectuels en soutien aux grévistes », a paru dans Le Monde en décembre 1995.

Derniers ouvrages parus : Mais où est passée l’émancipation ?, éd. du Détour, 2025 ; L’émancipation entravée, La Découverte, 2023.

À l’occasion des trente ans de ce qui reste la dernière grande mobilisation populaire en France (cf. notre dossier spécial), elle a retrouvé – et confié à Politis – la première version de ce texte, qui eut une grande importance à l’époque (voir ici ledit texte). Elle se remémore ici sa genèse. Petite archéologie de la naissance d’un mouvement populaire et de la structuration intellectuelle de la gauche radicale contre l’offensive néolibérale.

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Pourquoi avoir voulu faire ce texte ? Comment est-il né ? Et que dit-il ?

Michèle Riot-Sarcey : Après la prise de position d’Esprit et de la dizaine d’intellectuels qui la soutenaient, mettant en cause des acquis sociaux fondamentaux, il nous apparaissait important de nous élever contre cet abandon de la pensée critique. Nous avons donc, mon compagnon Denis Berger et moi-même, spontanément écrit un texte de solidarité avec les grévistes. Au même moment, deux autres personnes, la sociologue Catherine Lévy et l’historien du colonialisme et de l’esclavage Yves Bénot, écrivaient un texte semblable. Nous nous sommes très vite retrouvés pour finaliser un texte commun, rejoints par Henri Maler, historien et politiste, qui avait, lui, plus d’entrées du côté des médias.

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À cinq, nous nous sommes aisément entendus pour affirmer que notre prise de parole n’était pas celle d’un groupe d’experts mais de responsables conscients de la gravité de situation sociale. Nous avons donc écrit ce texte à cinq, sans croire un instant qu’il obtiendrait l’assentiment immédiat d’un si grand nombre de professions scientifiques et littéraires des plus diverses. Nous nous sommes réunis assez vite, d’abord au Centre protestant, avec des militants. Puis quelques jours après, dans l’immeuble alors occupé par les mal-logés de la rue du Dragon, dans le VIe arrondissement à Paris, à l’initiative de Droit au logement. Celui-ci nous avait ouvert facilement les portes.

Très vite, des journalistes se sont intéressés à notre initiative, qui n’était au départ qu’un texte refusant l’abandon des salariés en lutte.

Mais nous avons été alors stupéfaits de voir une véritable foule rassemblée dans ce lieu devenu lieu de résistance. Ils venaient de tous horizons, de toutes professions, de tous secteurs. Historiens, anthropologues, sociologues, des philosophes physiciens, archéologues, biologistes ! Tous étaient là pour protester contre les prises de position des responsables CFDT d’alors, soutenus par les amis d’Esprit s’arrogeant le titre d’intellectuels. C’était tout à fait étonnant. On s’est dit : « Il se passe vraiment quelque chose ! »

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Les médias ont-ils suivi cette mobilisation si rapide ? Et la signature de Bourdieu a-t-elle été déterminante ?

Oui ! Très vite, des journalistes se sont intéressés à notre initiative, qui n’était au départ qu’un texte refusant l’abandon des salariés en lutte. Surpris par cette foule rassemblée ce jour-là, nous n’avions d’ailleurs prévu aucune intervention, ni prises de parole. Les gens discutaient entre eux et étaient en somme d’accord sur l’essentiel : la solidarité avec les grévistes et le refus de cette remise en cause des acquis de ce qui fut mal nommé l’État-providence, d’après-guerre. Catherine Lévy, sociologue connaissait bien Bourdieu.

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Elle nous avait suggéré de solliciter sa signature, certaine de l’audience obtenue. Malgré l’opposition de Denis Berger, au fait des méthodes des « bourdieusiens » promptes à s’arroger des initiatives qui ne sont pas les leurs, nous avons accepté de faire la démarche auprès de Bourdieu, lequel a largement amendé notre texte, en imposant entre autres, la défense de la République, ce qui nous paraissait inutile, mais là n’était pas l’important. Le texte amendé fut donc publié dans le Monde le 4 décembre. Il y a tout juste trente ans.

Votre initiative, relayée par les médias, y est devenue très vite la « pétition Bourdieu ». Êtes-vous restés amers sur cet épisode ?

Non. Pas du tout. La signature de Bourdieu a apporté, non seulement d’autres signatures, même si nous en avions beaucoup recueilli. Et un plus grand retentissement dans les médias et l’opinion. Ce qui était excellent pour le mouvement. Mais cela participe de ces pratiques d’intellectuels dominants de s’approprier le travail des autres sans aucune hésitation. Pratique courante, hélas. Nous aurions pu faire une mise au point, mais ce n’était ni le moment, ni important à nos yeux, y compris à ceux de Denis Berger. Car ce qui comptait, c’était le soutien aux grévistes et à ce mouvement critique contre l’offensive néolibérale.

1995 a marqué un moment de rupture entre la « gauche » modérée, et la gauche critique, en perdition aujourd’hui.

Aujourd’hui, ce serait sans doute plus difficile, encore que… Mais, le plus important, c’est que, pour l’avoir relu dernièrement avant le débat que nous avons eu avec Politis et la Fondation Copernic, j’écrirai mot pour mot exactement la même chose ! 1995 a marqué un moment de rupture entre la « gauche » modérée, et la gauche critique, en perdition aujourd’hui, étant supplantée par une gauche dite radicale oublieuse de ce qu’est l’exigence d’une pensée à distance des idéologies trop souvent manipulatrices.

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Ce texte fut ensuite amendé par certains militants et grandes signatures, en premier lieu celle de Pierre Bourdieu. Mais les cinq rédacteurs de sa première version – qu’a retrouvée Michèle Riot-Sarcey et que nous publions grâce à ses bons soins – se voulaient d’abord une réponse aux soutiens au plan gouvernemental.
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