Désoccidentalisez… il en restera bien quelque chose !

À travers deux ouvrages distincts, parus avec trente ans d’écart, le politiste Thomas Brisson et l’intellectuel haïtien Rolph-Michel Trouillot interrogent l’hégémonie culturelle des savoirs occidentaux et leur ambivalence lorsqu’ils sont teintés de progressisme.

Olivier Doubre  • 5 décembre 2025 abonné·es
Désoccidentalisez… il en restera bien quelque chose !
En Amérique, les colons rencontrent Massasoit, chef de la tribu des Wampanoag, autour de 1620.
© Bianchetti/Leemage / Bridgeman Images via AFP

La désoccidentalisation des savoirs, Thomas Brisson, éd. La Découverte, 252 pages, 22 euros.

Faire taire le passé. Pouvoir et production historique, Michel-Rolph Trouillot, préface d’Enzo Traverso, postface de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot, traduit de l’anglais par Paulin Dardel, éd. Lux, 280 pages, 23 euros.

Désoccidentalisation. Le substantif désigne une mise à distance active de l’Occident et de son emprise sur les cadres de pensée. Concernant les sciences humaines et sociales, cela évoque bien sûr les postcolonial studies, voire les subaltern studies. Dans un sens plus large, ces dernières ne se limitent pas aux sociétés des contrées ou nations jadis colonisées par les empires, mais considèrent d’abord leurs populations dominées, asservies. Et surtout ignorées, des siècles durant, par les disciplines qui auraient justement dû les considérer.

Pourtant, cette « désoccidentalisation des savoirs », pour reprendre le titre de l’ouvrage du politiste Thomas Brisson, ne saurait être appréhendée ni comprise « à sens unique ». C’est là l’apport de ce travail que de souligner combien cette désoccidentalisation, dès le XIXe siècle, à l’heure des débuts d’une mondialisation encore balbutiante, « recouvre deux processus opposés ».

D’un côté, en dépit des rapports « asymétriques » induits par l’impérialisme (intellectuel) colonial, européen et nord-américain principalement, elle a signifié la diffusion des savoirs occidentaux au-delà des océans et des frontières – « dont l’appropriation au-delà de leur contexte d’émergence leur a permis de supplanter ou, en tout cas, de “déréguler” les savoirs autochtones ».

Quand éclate la Révolution noire à Port-au-Prince en 1791, celle-ci est simplement impensable pour les colons, mais aussi pour les élus de l’Hexagone.

Où les savants non occidentaux, s’appropriant les recherches et modes de pensée occidentaux, participèrent à leur « homogénéisation » bien au-delà des contrées de leur conception. Non sans « adaptations, reformulations, réinterprétations et sélections » des apports de ce qui est souvent appelé la « modernité européenne  », battant déjà en brèche l’axiome supposé d’un « ethnocentrisme » occidental. Mais, d’un autre côté, la désoccidentalisation des savoirs désigne aussi la « mise en cause de leur hégémonie au nom d’autres modes de pensée qu’il s’agit alors de revaloriser ou d’inventer ».

Sur le même sujet : Genèse des intellectuels postcoloniaux

Les études postcoloniales s’inscrivent bien sûr dans cette seconde approche de « critique » ou de « diffraction » des savoirs occidentaux. Et le chercheur de se demander, à l’heure d’une globalisation multipolaire où le soft power est toujours moins négligeable, si « le futur pourrait donner droit à l’expression de modernités alternatives et permettre l’ouverture d’espaces de pensée pluriels, dans lesquels l’Occident ne jouirait d’aucune position particulière ».

Figurants

Michel-Rolph Trouillot (1949-2012) souligne ces questionnements fondamentaux dans un ouvrage datant de 1995, dont la traduction en français paraît trente ans plus tard. Cet intellectuel haïtien fut « une figure inclassable, un penseur critique, réfractaire aux disciplines », selon l’historien Enzo Traverso dans la préface. Quand éclate la Révolution noire à Port-au-Prince en 1791, celle-ci est simplement « impensable » pour les colons, mais aussi pour les élus de l’Hexagone, alors que la Révolution française bat son plein.

Même parmi les plus progressistes des députés, dont ceux qui dénoncent l’esclavage, tels l’Abbé Grégoire ou Condorcet au sein de la Société des Amis des Noirs, littéralement « déstabilisés » par l’événement ! En effet, les Noirs ne sont pas des sujets historiques, encore moins des acteurs, et ne peuvent être des sources de la recherche historique. N’étant que des « figurants » dans la grande Histoire, ils sont des « invisibles » (terme souvent usité dans les subaltern studies), les Lumières (de Rousseau à Diderot) devant leur être apportées par la pensée civilisatrice de la métropole.

L’ouvrage de Trouillot illustre là aussi le double sens de la « désoccidentalisation des savoirs », puisqu’il suppose que « les leaders de la Révolution haïtienne étaient pétris des idées des Lumières ». Et l’impact là-bas de la Déclaration des droits de l’Homme, mais aussi du Décret d’abolition de l’esclavage de 1793 – même si, souligne l’auteur, il ratifiait in fine un fait accompli après la victoire de Toussaint ­Louverture et de ses camarades –, fut considérable.

Sur le même sujet : Braquer les Lumières sur le passé colonial

Il demeure que l’émancipation inscrite dans les grands textes occidentaux ne peut être rejetée en bloc parce qu’elle provient de l’Occident dominateur et impérialiste. Thomas Brisson développe aussi dans son livre la question de l’adaptation du marxisme en dehors de l’Occident (où il eut un vif succès, de la Chine au reste de l’Asie), alors que l’auteur du Capital, dénonçant pourtant le colonialisme, restait persuadé que l’Occident allait apporter les idées d’émancipation, imprégnées d’une conception du progrès très européo-centrée.

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