La gauche et la méritocratie : une longue histoire
Les progressistes ont longtemps mis en avant les vertus de l’école républicaine pour franchir les barrières sociales. Mais le néolibéralisme dominant laisse peu de chances aux enfants des classes populaires de s’extirper de leur milieu d’origine.

© Charles PLATIAU / POOL / AFP
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Tel Georges (1), recruté en 1936 par le Front populaire, qui aura dû, pour sortir de sa condition d’orphelin de la guerre de 1914-1918, retourner sur les bancs de l’école et passer son certificat d’études à 26 ans pour pouvoir ensuite se présenter au concours d’entrée de l’École de la gendarmerie nationale du Puy-en-Velay, préfecture de la Haute-Loire.
Grand-père de l’auteur de cet article.
Son fils, interne au collège puis au lycée dans le Loiret, toujours premier de sa classe, deviendra, à la force de sa plume Sergent-Major, agrégé de physique et docteur en sciences. Une brillante carrière de chercheur et de professeur d’université attendait celui qui était fermement convaincu que l’école instituée par Jules Ferry offrait la possibilité à ceux qui « s’en donnaient la peine » de s’élever socialement et surtout, beaucoup plus important pour lui, intellectuellement.
Le très rationnel physicien sera toute sa vie reconnaissant à la République, à cette France tricolore aux 95 départements, aux frontons de mairie flanqués de l’inscription « Liberté, égalité, fraternité ». Jusqu’à voter Chevènement, leader socialiste s’il en fut de ce courant idéologique défenseur de la méritocratie républicaine.
L’autre élément qui a porté la gauche française à défendre bec et ongles la méritocratie est le concours. Forme de sélection supposée égalitaire, car reposant sur les seules capacités d’un candidat à un moment donné, dans une matière donnée. La réussite de l’impétrant tient alors à son travail de préparation scolaire et intellectuelle, sans possibilité durant l’épreuve (ce terme en dit beaucoup) de faire jouer ses relations, son entregent, sa position sociale ou son rang déjà acquis, ni même l’hérédité, qui pourraient peser sur l’issue de ce moment unique pour le candidat. Seul devant sa feuille blanche, comme les autres.
L’autre élément qui a porté la gauche française à défendre bec et ongles la méritocratie est le concours.
« Héritiers » et « reproduction »
Parmi les exemples illustres d’individus « sortis du ruisseau » grâce à l’école, mais (déjà) souvent issus de la petite-bourgeoisie un brin lettrée : Jules Vallès, Jean Jaurès, Marx Dormoy ou Paul Verlaine. Mais aussi Albert Camus – orphelin de père, fils d’une femme de ménage sourde et analphabète, ayant gravi tous les échelons grâce au soutien de son instituteur, Louis Germain. Puis ceux que l’on appellera bientôt des « transfuges de classe », franchissant les barrières sociales : Pierre Bourdieu, Daniel Bensaïd ou Didier Éribon, qui racontera cette expérience dans son superbe Retour à Reims (2009).
La liste s’est encore étoffée ces dernières années – avec des récits allant jusqu’à constituer un genre en soi, tels ceux de Rose-Marie Lagrave, Chantal Jaquet, Fatima Daas, Faïza Guène… Ou encore Édouard Louis, qui consacre la plupart de ses livres à cette rupture avec son origine sociale, le sous-prolétariat de Picardie.
Les exemples se multiplient aujourd’hui, preuve sans doute que l’école française parvient à arracher quelques-uns de ses élèves à la reproduction sociale, rares destinées qui font parfois mentir les statistiques. Pourtant, en ces temps d’accroissement des inégalités, en raison d’un néolibéralisme toujours plus décomplexé, les « héritiers » des classes favorisées demeurent massivement majoritaires au sein de celles-ci. Et les « biens-nés » ont beau jeu, sinon intérêt, à mettre en valeur les quelques – rares – individualités « sorties du lot ». Des auteurs critiques parmi ceux précédemment cités – comme Rose-Marie Lagrave, Didier Éribon et Édouard Louis – sont d’ailleurs les premiers à le souligner.
Car le fameux ascenseur social tant loué par la doxa républicaine hexagonale paraît de moins en moins fonctionner, quand bien même deux éminents sociologues de l’éducation, jadis proches du philosophe Louis Althusser, Roger Establet et Christian Baudelot, montraient en 1989 (2) que le niveau scolaire ne cessait de « monter » depuis plusieurs décennies, à rebours des clichés réactionnaires.
Le niveau monte !, Christian Baudelot et Roger Establet, Seuil, 1989.
Mais deux mots ont dominé l’analyse du système scolaire : « reproduction » et « héritiers ». Ils apparaissent jusque dans les titres de deux ouvrages (3) publiés en 1964 et 1970, qui furent lus par toute une génération d’étudiants se reconnaissant eux-mêmes dans leur description.
Avec son coauteur et collègue Jean-Claude Passeron, Pierre Bourdieu, lui-même exemple de transfuge de classe, professeur au Collège de France et agrégé de philosophie né dans une famille rurale béarnaise, a montré, en forgeant le concept de « capital culturel », combien, pour sortir du prolétariat, la méritocratie demeure un mythe.
Les Héritiers. Les étudiants et la culture (1964), La Reproduction. Éléments d‘une théorie du système d’enseignement (1970), Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Minuit.
Un mythe qui ne peut que plaire à une gauche à laquelle on ne saurait reprocher d’avoir cherché, coûte que coûte, à faire progresser les processus sociaux en vue d’une égalité moins formelle et plus efficiente.
La social-démocratie a longtemps cru que, grâce à l’école républicaine, les classes défavorisées allaient finir par parvenir à « faire leur trou ». Le système capitaliste reste cependant implacable, et le dernier rapport du Laboratoire sur les inégalités mondiales, hébergé à l’École d’économie de Paris sous la direction de Thomas Piketty, publié le 10 décembre, montre que la fenêtre est toujours plus étroite. Même « quand on veut », c’est toujours plus difficile de « pouvoir ». Sinon impensable.
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