Sarkozy au chevet de la presse

Après avoir commandé un rapport sur un secteur en difficulté, le Président a lancé des États généraux de la presse. Derrière la volonté de sortir d’une crise, se profile une évolution vers un « journalisme-business ».

Jean-Claude Renard  • 9 octobre 2008 abonné·es

Vue de loin, l’intention est louable : « La démocratie ne peut fonctionner avec une presse qui serait en permanence au bord du précipice économique. Je souhaite […] trouver des solutions et garantir ainsi l’indépendance de la presse et la diversité de l’opinion. » Fin mai, Nicolas Sarkozy annonçait ainsi les États généraux de la presse. Parallèlement, il confiait une mission à Danièle Giazzi, secrétaire nationale de l’UMP en charge des entreprises, conseillère de Paris : analyser le numérique et les médias. En effet, il y a matière à s’interroger quand un secteur est en crise depuis longtemps. La diffusion de la presse d’information générale a baissé de 400 millions d’exemplaires entre 1982 et 2000. Une baisse qui touche essentiellement la presse quotidienne. La situation s’est aggravée avec les gratuits et Internet.
Petit rappel : le fonctionnement actuel de la presse est né à la Libération, avec la loi Bichet, votée en 1947. Elle pose le principe de la diffusion et de l’accès à l’information pour tous, et la mise en place de sociétés de coopératives de messageries de presse. Ce sont les NMPP, détenues aujourd’hui à 49 % par le groupe Lagardère, à 51 % par les coopératives. Elles ont assurément permis la meilleure distribution possible. Il n’empêche, depuis plusieurs années, les points de vente diminuent, les kiosquiers croulent sous le nombre de titres (les magazines surtout), tandis que papier, impression et distribution représenteraient 50 % du coût de revient d’un quotidien. Fin 2007, les NMPP, pour enrayer la crise, ont lancé un plan de modernisation, « Défi 2010 », comportant la création de 570 points de vente, alors que le réseau en perd 500 par an.

Illustration - Sarkozy au chevet de la presse


Le réseau des kiosquiers perd cinq cents points de vente par an.
Bouys/AFP

La presse se maintient notamment grâce aux aides directes de l’État (282 millions d’euros dans le projet de loi finances 2008). Ce sont des aides à la distribution de la presse d’information politique et générale (ce qui exclut, par exemple, des titres comme les Inrockuptibles ou les Cahiers du cinéma ), des réductions tarifaires à la SNCF (60 % du coût du transport), des subventions accordées à la modernisation des espaces de vente des diffuseurs, à la distribution à l’étranger, au portage. D’autres aides, indirectes, s’appliquent, toujours pour la presse d’information générale et politique, comme les tarifs ­postaux préférentiels (28 % ­d’abattement) et un taux de TVA à 2,1 % sur les recettes de vente.

Dans un contexte qui ressemble à celui de la sidérurgie lorraine à la fin des années 1970, le rapport de Danièle Giazzi a été remis le 11 septembre dernier. Il présente trente-quatre « recommandations » . Certaines font ­l’unanimité : « Défendre et renforcer le pluralisme de la presse ; décentraliser les points d’impression pour diminuer les coûts ; favoriser l’ouverture de nouveaux lieux de vente ; développer la pratique du portage à domicile… » S’y ajoute un volet qui inscrit la déontologie des journalistes dans la convention collective (il n’est pas question ici de la déontologie des patrons de presse). Mais encore la possibilité d’améliorer le financement du secteur en développant le mécénat (pour ceux qui croiraient à la philanthropie).
Autant d’objectifs qui rassurent. Ce sont aussi des arbres qui cachent la forêt. D’une proposition l’autre, on observe combien le règlement de la crise se ferait du seul point de vue économique. Foin de contenu, du lectorat et de sa défiance à l’égard de la presse. Et, vu de près, le rapport ne manque pas d’interrogations.
La plus importante repose sur la volonté affichée d’abolir les seuils anticoncentration, pour « assurer la rentabilité et la compétitivité de nos entreprises de médias et faire ­naître des champions internationaux » . Mots ­d’ordre : « dérégulation » et « libéralisation ». Il y « urgence à faire sauter les verrous » . Cette abolition mettrait fin à la règle du deux sur trois (presse, radio, télé). Un groupe de médias pourrait posséder une télévision, une radio et un quotidien d’envergure nationale. Difficile de faire abstraction des amis du Président. Bouygues, Lagardère, Bolloré… Quid alors du pluralisme et de l’indépendance des rédactions quand les médias se concentrent en si peu de personnes ?…

Dans le même temps, Giazzi désire « supprimer les seuils de détention capitalistique (49 %, 15 %, 5 %) » , parce que c’est une « source de fragilité ». Martin Bouygues, détenant 49 % du capital de TF 1, pourrait en obtenir 100 % (et vendre ainsi TF 1 pour acquérir Areva, le nucléaire étant plus lucratif). Avec cet esprit de libéralisme, elle préconise un « observatoire du pluralisme de la presse » , rattaché au Premier ministre. Dans un contexte où, bientôt, le chef de l’exécutif nommera lui-même le président de France Télévisions. On appelle ça verrouiller le déverrouillage.

Là-dedans, le droit d’auteur risque de dérouiller. Car « obsolète » , limitant « considérablement les développements éditoriaux multi-supports » . Giazzi milite pour la cession des contenus de l’auteur « à l’ensemble d’un titre ou marque » (papier, Internet, mobile). Le journaliste n’écrirait donc plus « uniquement pour le papier ou le web mais pour un titre multisupports ». Suivant cette logique, le rapport recommande la formation des journalistes au numérique. Pas de hasard, alors, si une « recommandation » pousse à « susciter des formations marketing dans les ­écoles de journalisme » . Tout se tient. L’information se veut marchandise. Avec des journalistes communicants. Telle est la direction. Dans ce maelström, le rapport préconise encore de doter l’AFP, jusqu’à aujourd’hui sans capital ni actionnaires et disposant de fonds propres, d’un « statut et d’une direction pérennes ». C’est-à-dire transformer l’agence de presse en société anonyme, ouvrir son capital, sous prétexte de développer sa migration vers le numérique. En têtes d’affiche des actionnaires, pourquoi pas Bolloré ou Lagardère ? Tout reste possible.

La coupe est pleine. Est-ce pourquoi Nicolas Sarkozy, dans son discours du 2 octobre, marquant le coup d’envoi des États généraux de la presse, s’est gardé d’évoquer ce rapport qu’il a lui-même commandé ? Qu’à cela ne tienne. Il a exprimé sa défense du pluralisme, son refus d’une crise trop longue, insisté sur l’idée de « rentabilité » , sur l’efficacité des aides publiques, et s’est posé en défenseur de la presse écrite payante d’opinion. Et il a annoncé une réflexion sous la forme du Grenelle de l’environnement, avec quatre tables rondes dirigées par Bruno Frappat (ancien directeur de la rédaction du Monde puis de la Croix), président de Bayard Presse, pour « l’avenir des métiers du journalisme » ; Arnaud de Puyfontaine (ex-Mondadori France), pour « le processus industriel de la presse » ; Bruno Patino (ex-directeur du groupe le Monde), directeur de France Culture, pour « la presse numérique » ; et François Dufour, cofondateur du groupe Play Bac, pour « rapports entre la presse et la société » . Autant de patrons de presse censés plancher deux mois.
En attendant, la Ligue des droits de l’homme s’inquiète déjà d’une « berlusconisation de la presse écrite, audiovisuelle et Internet » . En attendant encore, il y a là comme des relents de la Commission Copé, bâtie sur l’idée juste de supprimer la publicité sur le service public. Gavée de bons sentiments. Après quoi, le Président a retouché comme il lui plaisait. Au profit des chaînes privées (et de ses proches). Parce que tout était décidé à l’avance. La presse pourrait subir le même sort.

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