Subvertir la conception des rôles

Joan W. Scott, historienne à l’Institute for advanced study de Princeton, spécialiste de l’histoire des femmes, du féminisme et des questions de genre, publie un livre de théorie de sa discipline.

Olivier Doubre  • 11 juin 2009 abonné·es

Politis / Contrairement à vos travaux jusqu’ici traduits en France, qui traitaient de sujets historiques précis, en particulier le féminisme français [^2], ce livre est beaucoup plus celui d’une théoricienne de l’histoire, proposant une théorie très foucaldienne. Iriez-vous jusqu’à dire que c’est un livre de philosophie de l’histoire ?

Joan W. Scott / Oui, je crois que c’est ce que j’ai essayé de faire, même si je ne suis pas philosophe de formation. Je ne sais pas si c’est exactement pareil en France, mais, aux États-Unis, la discipline de l’histoire a toujours été construite en opposition à la philosophie. Il se trouve que je me suis intéressée à la théorie de l’histoire assez tôt dans ma carrière et que j’ai écrit pas mal d’articles sur ces questions et, très tôt, certains historiens m’ont reproché de faire de la philosophie et non de l’histoire. C’était quasiment une insulte dans leur esprit ! Je sais aussi combien Foucault lui-même a été attaqué par certains historiens qui ne supportaient pas la forte dimension historique de ses recherches. Or, selon moi, c’est aussi faire de la critique que de ne pas se plier aux frontières disciplinaires. L’historien devrait s’interroger sur sa façon de faire de l’histoire, c’est ce que j’ai essayé de faire.

Influencée fortement par les travaux de Foucault et de Derrida, notamment, vous placez au centre de votre réflexion la question de la critique, appliquée à l’histoire. Vous rapprochez en particulier la démarche de l’histoire critique de ce que Foucault appelait la généalogie…

Faire de la généalogie, c’est historiciser les grandes catégories (les femmes, le genre, la race, la classe, etc.), voire des concepts ou de grandes institutions (comme la démocratie, l’éducation, etc.), et refuser de croire que celles-ci sont immuables, c’est-à-dire qu’elles ont la même signification hier et aujourd’hui. Or, historiciser ces catégories et ces concepts dominants de la modernité – Foucault disait « montrer ce qui n’a pas toujours été »  –, c’est aussi ouvrir des portes vers le futur, vers un changement possible, en repensant les rapports entre présent et passé d’une manière différente.

C’est pour cette raison que vous insistez tant, dans le livre, sur le lien entre critique et démocratie ?

Je suis convaincue que la critique doit être au cœur de l’idée de démocratie. Si on vit dans une démocratie, on doit sans cesse s’ouvrir au changement, à la possibilité de faire évoluer notre conception des choses qui nous entourent, des rapports entre les individus ou les groupes d’individus. Je cite sur ce point un texte de Derrida où il parle de la « démocratie future »  : la démocratie n’est pas figée, elle est un horizon ouvert, un avenir inconnu, et il n’existe aucun plan préétabli pour nous orienter dans une direction précise.
C’est à nous de trouver les chemins, des possibilités dans le présent qui vont nous mener à des changements profonds de nos vies et de la vie de la cité. La démocratie, ce n’est pas seulement la possibilité de voter et d’élire les gouvernants, mais une notion bien plus large : il nous faut trouver les possibilités pour un changement plus radical, en profondeur, ce qui a à voir avec la pensée. La critique est donc une bonne démarche pour ce faire. Et l’histoire a un grand rôle à jouer de ce point de vue. Non pour un programme politique, car on sait bien aujourd’hui qu’utiliser l’histoire à des fins politiques est très dangereux, en particulier pour la démocratie, mais pour interroger certains objets historiques, dans le but de comprendre à la fois des événements passés, mais aussi ce qui est « à venir » – c’est d’ailleurs le titre de la collection où est publié ce livre, et je le trouve très beau.

Vous avez été l’une des initiatrices des gender studies [études de genre, NDLR] et donc une des premières à utiliser ce mot « genre » avec lequel, d’ailleurs, bien des intellectuels français ont des difficultés. La critique était inscrite dans l’utilisation même de ce concept de genre, n’est-ce pas ?

Tout à fait. Nous avons employé le mot « genre » comme un instrument de critique. Il s’agissait de subvertir la conception normative et figée des rôles des hommes et des femmes dans la société, et c’est pour cette raison qu’on a choisi le substantif utilisé en grammaire, pour bien se détacher des catégories traditionnelles de sexe que sont masculin et féminin. Nous insistions ainsi sur le fait que ce qui importe est la signification des rôles et non pas la biologie. Le mot « genre » permettait de critiquer radicalement la corrélation entre les rôles sociaux et la biologie des corps. C’était une façon de s’éloigner de tout ce que renvoie le mot sexe. Ce type de démarche correspond à ce que j’appelle un levier dans la démarche critique en sciences sociales : un moyen de « creuser », comme le dit Foucault, plus avant dans la recherche de sens.
À travers la notion de genre, cette forme d’investigation nous a permis d’historiciser les rôles sociaux dévolus aux femmes au fil des siècles dans les sociétés dites modernes et de décrire leur évolution. Au lieu de définir des modèles universels, nous voulions au contraire mettre en lumière les processus qui ont conduit aux rapports entre les hommes et les femmes dans le modèle dominant.

Et en vous tournant vers les gender studies , vous dépassiez en même temps les women studies [études sur les femmes], auxquelles vous aviez beaucoup contribué auparavant…

En effet. En se limitant à faire une histoire des femmes uniquement, on s’empêche de penser les rapports de pouvoir entre les sexes et l’évolution des significations des rapports femmes/hommes dans les sociétés au fil des siècles. En étudiant la question du genre, nous ne nous bornions plus à étudier uniquement l’objet « femmes ».
Ce qui n’est pas inintéressant, et je l’ai fait longuement durant ma carrière d’historienne des femmes. Mais cette approche occulte de fait l’étude des processus de leur domination. Dans ce domaine, la démarche critique est donc intrinsèquement liée au concept de genre, puisque celui-ci induit une catégorie d’analyse spécifique permettant cette historicisation. Si l’histoire des femmes a été tout à fait utile au départ car elle était auparavant totalement ignorée en sciences sociales, il est devenu peu à peu indispensable d’étudier la problématique des genres dans les sociétés. C’est pourquoi, selon moi, la critique est au cœur du féminisme car il interroge et remet en question les grandes catégories de sexe et les normes régulatrices des rapports entre eux. C’est d’ailleurs certainement ce qui, en tant qu’historienne, m’a intéressée et orientée à travailler sur l’histoire des militantes féministes, et notamment des féministes françaises puisque j’ai longuement travaillé sur la France. Écrire l’histoire des féminismes combine pour moi la recherche historique en tant que telle et la critique en historicisant les normes et les rapports femmes/hommes, et leur contestation.

[^2]: Cf. notamment Parité ! L’universel et la différence des sexes (Albin Michel, 2005) et la Citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme (Albin Michel, 1998). Voir Politis n° 872 du 20 octobre 2005.

Idées
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