Sa méthode : ruser, biaiser, contourner…

Sourires et séduction sur les plateaux télé. Discours musclés dans la presse proche du parti. Décryptage de la stratégie de la fille du chef pour esquiver la diabolisation.

Michel Soudais  • 13 janvier 2011 abonné·es

Dans l’agenda médiatique officiel du Front national, envoyé à la presse le 4 janvier, Marine Le Pen truste quasiment tous les plateaux télé ou radio des jours à venir. Un direct dans le « 13 heures » de TF 1 est même prévu pour elle, dimanche, quelques instants après la proclamation du scrutin, ainsi qu’une conférence de presse en fin de mois. Rien en revanche pour Bruno Gollnisch, son challenger dans la course à la succession de Jean-Marie Le Pen. À douze jours du résultat du vote par correspondance des quelque 23 000 adhérents de la formation d’extrême droite, « le clan Le Pen » ne doutait pas de la victoire de sa championne. Signe que, par-delà les petits distinguos habilement mis en avant pour se faire un prénom, la fille du chef se situe dans la continuité de l’action politique paternelle.

Tel père, telle fille ? Jean-Marie Le Pen n’est pas le moins enclin à croire le dicton. « Sur l’essentiel, Marine a les mêmes idées que moi » , confiait-il fin octobre aux étudiants du Centre de formation des journalistes (CFJ). De fait, la benjamine des filles Le Pen n’a jamais cherché à « tuer le père ». S’il lui est arrivé de désapprouver quelques déclarations paternelles d’ordre historique, comme cet entretien à l’hebdomadaire Rivarol (7 janvier 2005) dans lequel il prétendait que « l’occupation allemande n’a pas été particulièrement inhumaine, même s’il y eut des bavures » , elle n’a jamais été jusqu’à les condamner publiquement. Marine Le Pen défend en revanche bec et ongles la préférence nationale, elle veut couper « les pompes aspirantes » de l’immigration et réformer le code de la ­nationa­lité, rétablir la peine de mort, en finir avec un système fiscal accusé de « brider l’initiative et l’esprit de conquête économique » , etc.

Nonobstant cette fidélité à l’orthodoxie lepéniste, Marine Le Pen incarne depuis 2002 dans les médias le nouveau visage du Front national. Une sorte de nationalisme à visage humain, « rajeuni et moins campé sur les thématiques traditionnelles de l’extrême droite » (Libération, 7 juillet 2009). Dès ses premières apparitions sur le petit écran entre les deux tours de la présidentielle qui a vu Jean-Marie Le Pen doubler Lionel Jospin, la jeune femme, tout à son objectif de « débarrasser » le FN de sa « tunique de Belzébuth » , s’emploie à normaliser ses relations avec la presse. Et ça paie ! Quand son père et les caciques du Front étaient boycottés sur les plateaux, Arlette Chabot l’invite dans ses grandes émissions politiques plus qu’à son tour, et les autres chaînes suivent.

Toujours pour « dédiaboliser l’image » de son parti, elle affirme également sa volonté de tourner le dos à ceux qu’elle qualifie de « bras cassés » de la mouvance, visant les « catholiques intégristes » , les « pétainistes » et les « obsédés de la Shoah » . En retour, les attaques virulentes et haineuses de ces derniers lui confèrent une réputation de moderniste. À bon compte.
Car sur l’avortement, par exemple, la position de Marine Le Pen est plus conforme à la doctrine frontiste que ne le laisse croire son refus de remettre en cause la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse. Elle-même assure, dans un entretien récent au quotidien maurrasso-pétainiste Présent (21 décembre), être « dans la droite ligne » des députés FN qui, en 1986, se contentaient de demander… « le déremboursement » de l’IVG. Accusant le Planning familial d’être « une structure d’incitation à l’avortement […] en contravention avec la loi initiale de 1976 » , elle souhaite « donner le choix aux femmes de ne pas avorter » au moyen d’une « information » culpabilisatrice et anxiogène d’abord, de l’instauration d’aides sociales spécifiques et en favorisant « l’adoption prénatale » enfin. Ces mesures sont de nature à « faire baisser » le ­nombre d’avortements « pour tenter de le ramener jusqu’à zéro » , ce qui est son « objectif » , soutient-elle.

Au passage, la probable future présidente du FN distille à l’intention de sa « famille de pensée » , qui se complaît à « lutter pour des batailles déjà perdues » et « rate systématiquement les batailles actuelles » , une leçon de politique : « Parfois il faut savoir contourner le problème » , explique-t-elle avec une rare franchise. « J’essaie de me battre avec des armes qui portent. […] On a aussi le droit d’être malin quand on fait de la politique. »
Ruser, biaiser, contourner… La méthode « mariniste » vaut sur d’autres sujets, comme la laïcité ou la République, deux thèmes qui heurtent le corpus doctrinal traditionnel de l’extrême droite. L’instrumentalisation tactique de la première, dont elle réclame une application « extrêmement ferme » , est évidente : « Il n’y a pas cinquante moyens de lutter contre l’islamisation de notre pays, explique-t-elle dans Présent (22 décembre). Il y a soit la laïcité, soit la croisade. Comme je ne crois pas beaucoup à la croisade, je pense qu’il faut user de la laïcité, qui n’est pas le laïcisme. » Le biais purement tactique consiste ici à s’appuyer sur « un principe de la République française admis et aimé par les Français » pour cibler la seule religion musulmane et prolonger ainsi la guerre quadridécennale du FN contre l’immigration. « C’est le seul moyen de refuser la suppression du porc dans les cantines » , résume-t-elle.

Laïque, Marine Le Pen ? L’escroquerie éclate au grand jour quand, dans le même entretien, la députée européenne livre sa lecture de la devise de notre République. La liberté, qui « n’est pas le libertarisme » , l’égalité, qui « n’est pas l’égalitarisme » , et la fraternité, qui ne nous oblige pas « à nous sacrifier nous-mêmes pour prendre en charge toute la misère du monde » , « sont des valeurs chrétiennes qui ont été dévoyées par la Révolution française » , lance-t-elle. « Quelle autre religion que la nôtre [sic] fait la promotion de la liberté individuelle ? L’égalité est cette idée que chaque homme, quelle que soit sa naissance ou quelle que soit sa fortune, est égal à l’autre. C’est la chrétienté ! Et la fraternité, c’est la charité. » Dès lors, Marine Le Pen assure « que défendre ces valeurs-là, c’est nous donner la possibilité de rechristianiser en quelque sorte note pays » . Les contre-révolutionnaires du XIXe siècle tels Edmund Burke, Louis de Bonald et Joseph de Maistre n’y avaient pas pensé.
Cette rhétorique de la ruse a d’autres applications, parfois très concrètes, en fonction du contexte politique. Le dossier des retraites en est un exemple. Dans son programme de gouvernement rendu public pour l’élection présidentielle de 2007, Jean-Marie Le Pen (et tout le FN avec lui) se prononçait clairement pour « le retour à 65 ans de l’âge légal de la retraite » .

Une réécriture discrète de ce chapitre impulsée par Marine Le Pen a fait disparaître cette mesure du site Internet du parti, permettant ainsi à sa porte-parole de critiquer le report de l’âge de départ en retraite « imposé » par le gouvernement. Mais si le FN prône désormais « le maintien à 40 annuités maximum de cotisation sans considération d’âge légal » et « la liberté de travailler au-delà » , ouvrant la voie à une retraite à la carte, il propose aussi de développer et d’ouvrir à tous « des régimes de retraite complémentaire par capitalisation » avec « versements déductibles des revenus imposables »  ; une mesure dont on voit mal comment elle pourrait « en finir avec les inégalités et les injustices » .

Cela augure la forme que pourrait ­prendre le programme économique et social d’un FN dirigé par Marine Le Pen. Élue du Pas-de-Calais, où elle tente de s’implanter à Hénin-Beaumont, celle-ci se pique de défendre les ouvriers, les employés et les chômeurs, qui constituent l’essentiel de son électorat dans cette région. Dans les grandes lignes, le discours peut sembler attrayant. Mais dans les détails se niche le diable.

Temps de lecture : 7 minutes