Du bon calcul des alloc’

Le gouvernement relance l’idée de fiscaliser les prestations familiales. Des associations dénoncent une instrumentalisation du principe de justice pour réaliser des économies budgétaires.

Ingrid Merckx  • 28 février 2013 abonné·es

Pour certains, les « alloc’ », ce n’est pas du beurre dans les épinards, c’est ce qui fait bouillir la marmite. Depuis 1945, dans la « branche famille » de la Sécurité sociale, ces aides essentielles aux familles pauvres sont versées sans conditions de ressources à partir du deuxième enfant et ce jusqu’à leurs 20 ans : 127 euros par mois pour deux, 290 pour trois, 453 pour quatre… Elles sont non imposables. Pour l’instant. Devant le déficit de 2,6 milliards de la branche famille, le gouvernement a évoqué l’idée de les fiscaliser. Un serpent de mer. Raymond Barre y avait pensé en 1980, Alain Juppé en 1994, Martine Aubry était même passée à l’acte en 1998, avant un revirement du gouvernement Jospin.

Questionné pendant sa campagne présidentielle, comme tous les candidats, par l’Union nationale des associations familiales (Unaf), François Hollande avait répondu : « Je reste très attaché à l’universalité des allocations familiales […]. Elles ne seront donc pas soumises à conditions de ressources. » Il avait également écrit : « L’équité passe aussi par une solidarité particulière envers les familles les plus modestes. C’est pourquoi nous baisserons le plafond du quotient familial de 2 300 à 2 000 euros… » Alors que le Président attend, fin mars, le rapport sur les prestations familiales de Bertrand Fragonard, délégué du Haut Conseil à la famille (HCF), cette « taxe sur les alloc’ » fait figure de test d’opinion. Meilleure redistribution ou remise en cause du modèle social ? « Des économies sont possibles sans remettre en cause le modèle social français », a déclaré le président de la Cour des comptes, Didier Migaud, le 16 février. Huit cents millions d’euros, c’est ce que rapporterait une fiscalisation selon Bertrand Fragonard [^2]. La mesure consiste en une hausse des prélèvements obligatoires : certains paieraient un peu plus d’impôts, d’autres qui en étaient exonérés se retrouveraient à en payer. Selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), près d’un tiers des bénéficiaires de l’allocation seraient taxés. D’après Bertrand Fragonard, cela pèserait surtout sur les plus aisés. La Confédération syndicale des familles (CSF) estime que les classes intermédiaires seraient aussi très touchées.

  • Total des prestations de la Cnaf : 77 milliards d’euros en 2011, 52,6 milliards d’euros dédiés aux familles, 6,7 millions de foyers allocataires.

  • -Il existe trois blocs d’aides : 1) Aides sans conditions de ressources (plus de 16 milliards d’euros) : allocations familiales, allocation de soutien familial, allocation d’éducation de l’enfant handicapé, complément de libre choix d’activité, prestation d’accueil du jeune enfant (Paje).

2) Aides sous conditions de ressources (8 milliards d’euros) : complément familial, allocation de rentrée scolaire (356 euros), prime de naissance ou d’adoption et allocation de base de la Paje.

3) Allocations indexées sur le revenu (5 milliards) : prestations de garde du jeune enfant (de 143 à 556 euros).

Les allocations familiales sont un « symbole », défend Aminata Koné, secrétaire générale de la CSF. « Ce n’est pas un revenu mais une compensation de charges. » C’est la conception universaliste : si l’on reconnaît le droit de tout enfant à être pris en considération par la société indépendamment du revenu de ses parents, l’aide doit être la même pour chacun. « Les détracteurs de la fiscalisation craignent que les prestations sociales deviennent la variable d’ajustement budgétaire lorsque se manifestent des tensions sur les comptes publics, explique le sociologue Frédéric Pierru. A contrario, faire des prestations sociales un salaire socialisé et indirect, géré par les “partenaires sociaux”, était, selon eux, le meilleur moyen de sanctuariser […] ces mêmes prestations, en plus de faire contribuer les entreprises à la Sécurité sociale. Du point de vue des créateurs de la Sécurité sociale, fiscaliser (ou mettre sous conditions de ressources) les allocations familiales serait une hérésie, un contresens social et politique. »

Pourquoi les allocations familiales ne seraient-elles pas un instrument de justice sociale ?, interrogent certains. D’autant que la Cour des comptes pointait « l’ é chec des prestations en termes de réduction des inégalités » dans son rapport de septembre   2012 sur l’application des lois de financement de la Sécurité sociale. « Sous l’influence des politiques néolibérales dominantes, l’évolution actuelle de la protection sociale tend à diminuer les prestations universelles », affirme Christiane Marty, de la Fondation Copernic. Allocations familiales, Sécurité sociale, retraite   : même combat. « Le but de cette évolution est de faire des économies en matière de prestations sociales publiques et d’offrir le champ le plus vaste aux assurances privées. […] À partir du moment où les prestations financées collectivement ne sont plus universelles, le risque existe que la solidarité de ceux qui les financent en vienne à ramollir. » Pour Aminata Koné, il existe d’autres solutions nettement plus justes et rentables, comme réformer le quotient familial. Mais l’ensemble des prestations serait à revoir. Placer les allocations sous conditions de ressources remettrait également en cause le principe d’universalité. Il est aussi question d’un gel partiel des allocations à partir d’un certain niveau de revenus. Mais les associations familiales y sont opposées, « elles craignent qu’une fois la condition de ressources introduite, on n’ait de cesse de la durcir », explique Bertrand Fragonard. Autre proposition   : soumettre les allocations à une revalorisation inférieure au rythme de l’inflation. « Que l’État s’emploie à restaurer un impôt sur le revenu de plus en plus mité par les niches fiscales, à la progressivité de plus en plus restreinte et dont la part dans les ressources fiscales ne cesse de décroître », riposte Frédéric Pierru.

[^2]: Vive la protection sociale , Bertrand Fragonard, éd. Odile Jacob, septembre 2012.

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