Agnès Tricoire : « Il n’y a pas un seul visage du censeur »

Agnès Tricoire dénonce l’augmentation des tentatives d’interdiction d’œuvres artistiques. La plupart au nom de la « morale ».

Olivier Doubre  • 30 janvier 2014 abonné·es

Juriste spécialisée en propriété intellectuelle, déléguée de l’Observatoire de la liberté de création, structure interassociative née au sein de la Ligue des droits de l’homme, Agnès Tricoire a plaidé ou alerté à maintes reprises contre les volontés d’interdiction d’œuvres artistiques ou littéraires. Une forme particulièrement active aujourd’hui de retour à l’ordre moral dans le domaine culturel.

À partir de quand avez-vous vu réapparaître des tentatives de censure d’œuvres artistiques ? Et comment a été décidée la création de l’Observatoire de la liberté de création ?

Agnès Tricoire :  À partir de la seconde moitié de la décennie 1990, et plus encore dans les années 2000. J’étais alors membre du comité central de la Ligue des droits de l’homme (LDH), où il n’y avait plus de groupe de travail sur les questions culturelles, et j’ai proposé à la direction, Mes Michel Tubiana et Henri Leclerc, d’en refonder un, en l’orientant sur la censure. La raison était qu’Henri Leclerc et moi avions, en qualité d’avocats, des dossiers d’artistes censurés. Henri Leclerc venait de remporter un recours au tribunal administratif contre le maire de Toulon, alors Front national, qui avait fait détruire à coups de bulldozer une fontaine du plasticien René Guiffrey. Quant à moi, j’avais défendu Jean-Marc Bustamante, censuré en 1995 par un maire adjoint (proche de Bruno Mégret) de Carpentras. On a vu ensuite une démultiplication des tentatives de censure.

Quelles sont les principales tentatives de censure et que fait l’Observatoire ?

Cela commence surtout avec la plainte contre les organisateurs de l’exposition « Présumés innocents » à Bordeaux en 2000. Par ailleurs, entre 1999 et 2000, deux romans ont été accusés de « pédophilie » parce qu’ils traitaient de la pédophilie : Il entrerait dans la légende, de Louis Skorecki, publié aux éditions Léo Scheer, et Rose bonbon, de Nicolas Jones-Gorlin, chez Gallimard. On assiste dès lors à la montée au créneau des associations de défense de l’enfance – qui d’ordinaire s’occupent de l’enfance maltraitée. L’Observatoire, né au sein de la LDH et qui regroupe aujourd’hui un grand nombre d’organisations, d’enseignants, de plasticiens, de critiques, de cinéastes indépendants, etc., s’oppose alors à cette montée en puissance des demandes de censure d’œuvres, de la part de gens qui vont bientôt passer à la destruction de celles-ci ! Comme celle d’Andres Serrano, Piss Chris t, à Avignon, fracassée à coups de marteau au printemps 2011. Il s’oppose également aux manifestations de catholiques intégristes devant des théâtres, comme au Châtelet, pour tenter d’empêcher la représentation de la pièce Sul concetto di Dio, de Romeo Castellucci, ou, au théâtre du Rond-Point, d’une pièce de Rodrigo Garcia.

Ces tentatives de censure gagnent parfois certains rangs de la gauche, comme on l’a vu avec l’exposition à Paris du photographe Larry Clark, interdite aux mineurs par Bertrand Delanoë…

En effet. On voit là les retombées des affaires précédentes, notamment la plainte déposée contre l’expo « Présumés innocents », qui se fondait sur les articles du code pénal (L. 227-23 et 227-24) réprimant « tout message de nature violente, portant atteinte grave à la dignité humaine, ou pornographique ». Or, si on les appliquait à la lettre, on pourrait interdire beaucoup d’émissions de télévision – en premier lieu les JT ! Il faut savoir que les plaintes fondées sur ces articles ont toutes été déboutées (à une exception près). Les tribunaux sont en effet très protecteurs des libertés fondamentales. Néanmoins, le mal fait par ces plaintes apparaît dans l’affaire Larry Clark, car Bertrand Delanoë a expliqué qu’il avait interdit l’exposition au moins de 18 ans par crainte de voir une plainte déposée. Il aurait mieux valu attendre une plainte éventuelle puis se battre et expliquer ce qu’on fait, comme maire de Paris, en accueillant cette expo dans un musée de la ville ! J’ajoute que les articles en question ont été votés à l’unanimité par la gauche en 1995, lors de la réforme du code pénal. Cela pour dire que le « retour de l’ordre moral » traverse tous les partis, de plus en plus, et ne se limite pas aux seuls rangs de l’extrême droite ou des intégristes de toute religion… Dans des petites villes ou dans certains départements, y compris de gauche, il suffit parfois d’une demande de certains électeurs, ou d’un élu qui décide seul dans son coin, pour que des œuvres soient interdites d’exposition. Il n’y a pas un seul visage du censeur. L’historienne et ancienne présidente de la LDH, Madeleine Rebérioux, avait proposé d’ajouter le « chaos social » au titre d’une université d’automne consacrée au retour de l’ordre moral. Elle avait raison. Aujourd’hui, on pourrait y ajouter le chaos intellectuel du PS.

Publié dans le dossier
Le retour de l'ordre moral
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