Terrorisme : « L’Occident a oublié ses modes de résistance »

Le psychanalyste Alain Abelhauser décrit les ressorts psychiques – individuels ou collectifs – qui permettent d’affronter le traumatisme dû à un événement d’une grande violence.

Olivier Doubre  • 9 novembre 2016 abonné·es
Terrorisme : « L’Occident a oublié ses modes de résistance »
© Photo : MIGUEL MEDINA/AFP

Chercheur et psychanalyste, Alain Abelhauser [^1] travaille notamment sur les traumatismes, tant collectifs qu’individuels. Il a récemment participé à l’organisation d’un colloque international et pluridisciplinaire à Rennes sur l’approche clinique des fanatismes religieux. Bon observateur de nos sociétés et de ses fêlures, il analyse ici les possibles réactions du psychisme humain face aux attentats et à leurs tragiques conséquences.

Par quelles étapes passe-t-on après un événement traumatique comme un attentat ? Comment, si l’on y parvient, résiste-t-on ?

Alain Abelhauser : Je crois tout d’abord qu’il faut distinguer le plan individuel et le plan collectif. Même si, bien entendu, la dimension collective a des incidences sur le ressenti individuel – dans le sens où l’on est un individu forcément pris dans une culture, une civilisation, un mouvement général, des liens sociaux, etc. – et qu’on ne saurait penser ces deux niveaux indépendamment l’un de l’autre.

Face à un trauma, chacun réagit évidemment en fonction des liens sociaux dans lesquels il est inscrit, mais, surtout, comme relevant d’une structure particulière, d’une histoire particulière. L’individu développe alors ses propres solutions – ou son absence de solutions – pour parvenir à se débrouiller avec ce qu’il doit affronter, avec ce qui vient faire traumatisme. Sur le plan collectif, je crois que notre vieil Occident a oublié, ou perdu, ses modes de résistance. Il est ainsi frappant de constater que ce type de violence exprimé par les attentats était jusqu’alors considéré chez nous comme appartenant à un ailleurs, à des contrées lointaines. Je crois en effet que résister signifie trouver – ou retrouver – des conduites, des manières de penser, des liens collectifs passablement perdus.

Quelles formes peut donc prendre cette résistance ?

La première forme de résistance, selon moi, consiste à pouvoir penser ce qui arrive. Or, nous nous sommes rendu compte à quel point nous étions mal préparés socialement. C’est ce symptôme qui s’exprime lorsqu’on entend des reproches adressés aux politiques du type « on ne nous protège pas », ou mieux : « Vous ne nous protégez pas. »

Une forme de conquête, à l’issue du XXe siècle, a sans doute été, en Occident, de considérer que, si la guerre existe, elle n’a plus lieu sur notre territoire. En ce sens, la sanctuarisation de notre espace me semble extrêmement factice. C’est d’ailleurs la même chose sur d’autres plans. Ainsi de l’économique : comment croire véritablement que nous sommes indépendants des flux mondiaux ? C’est absurde ! Et pourtant on caresse souvent cette croyance, raisonnablement dépassée, que nous vivons protégés, dans un sanctuaire économique, politique, culturel, etc. Or, c’est à l’évidence démenti sans cesse.

La première des résistances consiste donc à penser, à se remettre à penser, ces choses-là. Et donc à penser le monde avec ses violences, sans croire que nous pouvons en être indemnes, sans croire que nous sommes coupés de toutes les violences qui lacèrent le monde. Je crois qu’un grand nombre de nos concitoyens imaginaient que les choses terribles qui se produisent sur la planète étaient réservées au cadre de la télévision, que c’était « ailleurs », que l’on y était confronté uniquement par le biais des médias, et non dans une réalité immédiate.

La réaction « guerrière » de nos dirigeants au lendemain des attentats ne vous semble-t-elle pas contre-productive pour dépasser l’effroi de la violence et se remettre du traumatisme, en figeant l’agressivité ?

Je crois que beaucoup de ces réactions, ou de ces mesures, sont essentiellement destinées à la population civile, dans le but de rassurer, de donner des cadres, en anticipant une posture revancharde. Je pense qu’il s’agit, dans l’esprit de ceux qui le tiennent, d’un discours quasi obligé (celui qui ne le tiendrait pas pourrait même se le voir reprocher), répondant à une attente supposée. Pourtant, l’efficacité de ce type de discours est, selon moi, extrêmement restreinte. Et, de surcroît, tout à fait limitée dans le temps, en étant clairement inefficace à long terme, et même à moyen terme. Enfin, elle est totalement inopérante sur le plan de la politique étrangère.

Le Premier ministre, Manuel Valls, a déclaré au lendemain des attentats qu’« expliquer, c’est déjà un peu excuser ». Cela relève-t-il de la même logique simplificatrice et aveugle ?

Absolument. Une telle position est non seulement simplificatrice, mais aussi parfaitement absurde. Une grande part de notre humanité relève de la compréhension. Comprendre et penser, cela ne signifie en rien excuser ou accepter. Il y a un gouffre entre penser et légitimer : cela n’a même rien à voir ! Or, qu’un homme politique fasse une telle comparaison me semble très grave. C’est un peu comme de dire, face à une agression : « Tous les moyens sont bons. »

En réalité, je pense que ce type de réaction constitue un symptôme social, un indicateur de l’évolution de notre société, qui, d’une certaine façon, ne sait pas se défendre et se refuse à penser l’événement.

Quel rôle peuvent jouer les lieux de mémoire ou les objets compassionnels déposés aux abords des scènes de massacre pour aider à dépasser le traumatisme ou l’effroi suscités par l’événement ?

Sur ce sujet, je vois trois plans à appréhender. D’abord, celui du « devoir de mémoire », que remplissent ces lieux et ces objets, dans le sens où il est important de se souvenir, et qu’il n’est pas question de refouler ce souvenir traumatique. Il est important de se souvenir, de conserver des traces, parce que c’est cette activité symbolique qui fait de nous des humains. C’est ainsi que les anthropologues considèrent que l’homo sapiens est apparu à partir du moment où l’on a enterré les morts, dès lors qu’il y a eu un rituel, une efficacité symbolique. Il est fondamental de pouvoir mettre en œuvre cette activité symbolique de pensée, de ritualisation, face à tout réel qui fait intrusion.

Je distingue ensuite un -deuxième plan : à l’instar d’un bénéfice secondaire, ces lieux ou ces objets constituent du lien social. Quelque chose de collectif se produit, est mis en œuvre. C’est l’occasion de mobiliser du collectif, ce qui est très important dans ce type de circonstances.

Quel serait le troisième niveau ?

Le troisième niveau, qui est d’un registre un peu différent, rejoint d’abord ce que l’on dit des reliques : la relique est la trace du souvenir, dans ses différentes dimensions. De façon globale, elle rend présente l’absence. Or, en psychanalyse, nous disons que la relique constitue également un moyen de se garantir que le disparu ne revienne plus. C’est une manière de se protéger du mort, même si cette -dimension est très enfouie, puisque la relique semble à première vue participer du « devoir de mémoire » en rendant presque un culte au disparu, en l’honorant, en conservant son souvenir. En réalité, se trouve là quelque chose de sous-jacent, qui est important malgré tout et consiste, de manière imaginaire, à s’en protéger.

En l’occurrence, je crois qu’investir ces lieux, conserver ces objets et ces messages, souscrire à ces rituels – ce qui n’a certes rien d’illégitime – renvoie à un reste de pensée magique, traduit la volonté que ceci ne se reproduise plus. C’est d’ailleurs tout à fait logique : tout le monde souhaite que plus jamais un tel événement n’arrive.

Mais il ne faut pas se cacher que cette attitude peut comporter en même temps une dimension de piège : cette invocation magique peut en effet nous faire croire que nous serions protégés, alors qu’évidemment il n’en est rien. Et elle peut accréditer l’idée suivante, que chacun peut caresser à sa guise : le sentiment, pour le dire rapidement, que chacun, s’il croise les doigts, sera épargné et qu’un tel drame n’arrivera plus ! Il s’agit donc bien d’une fausse protection. Et d’un mode de résistance derrière lequel on ne saurait s’abriter…

[^1] Dernier ouvrage paru : Mal de femme. La perversion au féminin, Seuil, 2013.

Alain Abelhauser Professeur de psychopathologie clinique à l’université de Rennes-II.

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