Jacques Maximin, jardinier en chef

Le maestro incontesté des légumes fête les vingt ans de sa somme phénoménale. Enfin réédité, ce livre est une ode dont les notes sont produites par le potager.

Jean-Claude Renard  • 19 décembre 2018 abonné·es
Jacques Maximin, jardinier en chef
© photo : Laurent poulet/AFP

Crème glacée de tomates aux dragées d’ail ; aubergines naines confites au gingembre ; bâtonnets de betterave en sauce aigre-douce ; blanquette de crosnes aux mousserons ; tajine de légumes, pain perdu de poivrons, copeaux de parmesan ; tartelettes de patate douce à la mangue rôtie… Ce sont là six propositions, six recettes qu’on peut lire dans Jacques Maximin cuisine les légumes, paru à l’automne 1998.

Dans la lignée d’une collection sobre initiée par Claude Lebey, chez Robert Laffont, avec lequel il avait publié en 1984 Couleurs, parfums et saveurs de ma cuisine, Maximin remettait le couvert, se concentrant sur le végétal. Plus de quatre cents recettes, pas une seule photographie. Pari osé à une époque où l’image a déjà gagné du terrain sur le texte dans les livres de cuisine.

Jacques Maximin s’affiche alors sceptique. « On ne va pas en vendre beaucoup ! » Bien vu. « Tout compte fait, on a dû en écouler entre 2 500 et 3 000 exemplaires en près de vingt ans ! » Dont une centaine achetés par lui-même. « À l’arrivée, je crois bien que je devais des sous ! ironise-t-il de sa voix rocailleuse et veloutée de crooner éraillé. Mais, à l’époque, il n’y avait aucune tendance légumineuse. C’était dans l’air du temps, mais pas plus. Ça ne touchait que les quelques végétariens ou végétaliens. » En cette fin des années 1990, les enjeux écologiques ne se sont pas encore imposés dans le discours, ni le poids de l’élevage industriel sur l’environnement ; Alain Passard, rôtisseur à l’Arpège, n’a pas encore pris le virage potager ; et les consommateurs, dans l’ensemble, demeurent férus de carne.

Les temps ont bien changé. Deux décennies plus tard, seulement trois semaines après la réédition heureuse de cette bible, le résultat des ventes s’élève à plus de 15 000 exemplaires. Sans qu’on n’ait rien touché à l’original, toujours sans illustration, pas même en ajoutant une postface, voire une mise à jour. À vrai dire, en était-il besoin ? Non, tant l’ouvrage se veut encyclopédique, additionnant la variété des produits (présentés par ordre alphabétique), leurs origines, des plats chauds et froids, des recettes salées et sucrées, le respect des saisons, les accompagnements, les modes de cuisson, passant en revue les différentes techniques : pocher, sauter, frire, cuire à l’étuvée, farcir, poêler, braiser.

Mais, si Jacques Maximin cuisine les légumes fait la part belle au potager, ça n’en fait pas un livre à sens unique, un bottin vegan – « le pire régime qui soit, à y regarder de près, s’amuse le cuisinier, sans être diététicien ! ». Se croisent une fricassée de ciboules aux pommes de terre et à l’andouille, des salsifis pochés façon asperges aux œufs mollets, une marinade de poivrons grillés au carpaccio de thon frais, ou encore une soupe de lentilles égayée par de petits lardons. On y trouve aussi des perles, comme cette terrine d’ail doux qui débarrasse l’ail de son simple rôle de condiment. Des gousses blanchies et rafraîchies trois fois, longuement confites dans un bouillon, plongées dans une eau glacée avant de finir dans une gelée de volaille et de persil.

Le légume, plat principal

Le chef se souvient aujourd’hui avoir passé trois années intenses sur ce livre de recettes. « On avait inversé la donne : le légume devenait le plat principal et la viande l’accompagnement. Ce n’était plus un foie de veau aux radis roses, mais tout le contraire à imaginer. Une fricassée de radis roses avec un coulis de foie de veau ! Il fallait penser une cuisine en dehors des sentiers battus, avec des produits oubliés ou bien qui servent d’assaisonnement. C’est là que ça devenait intéressant, comme avec le céleri-rave, poché, pané ou frit. » Ou même lardé de couenne.

En 1998, à 50 ans, Jacques Maximin créait ainsi une nouvelle grammaire, bouleversait la table et les codes. Pas vraiment étonnant chez ce casseroleur à la réputation de franc-tireur, cadet virevoltant de la nouvelle cuisine (Michel Guérard, Pierre Troisgros, Alain Chapel). Au parcours romanesque, traînant dans sa caboche deux Larousse gastronomique. Des chariots de techniques, des rayonnages de recettes, un glossaire épais. Tout à la volée. Au débotté. Cuisinier en danseuse, pur grimpeur. Boxeur aussi. Dans une catégorie qui n’existe pas. Une guêpe, peu de poids, qui assène à chaque plat un coup dans le ventre de la gastronomie. Un verdict aux vérités irréfutables, qui triomphe d’autorité. Où la chicane n’existe pas.

Cuisine instinctive

Bougre natif du Pas-de-Calais, sur le terrain plat de Rang-du-Fliers, élevé dans un café-tabac-restaurant, taquinant d’abord le fourneau au Touquet, poursuivant chez Roger Vergé au Moulin de Mougins, Maximin a orchestré quelques gaillardes brigades (gavées d’étoiles Michelin). Des prestiges fébriles, fiévreux. Le Pré Catelan à Paris, le Chantecler de l’hôtel Negresco à Nice. Où déjà il décline en 1978 un « menu potager » : ballottine de poivrons, aïoli vert ; cannelloni de poireaux sauce cerfeuil ; bouquet garni étuvé, crème de persil (soit un bouquet garni à manger !), savarin de pois gourmands mentholé ; talmouse de pêches blanches, gondole de café glacé au whisky et petit baba.

« Il ne travaillait qu’avec des producteurs locaux, en circuits courts, se rappelle Valère Diochet, qui a fait quelques-unes de ses classes chez le maître queux, maintenant au piano du château Les Carrasses, à Quarante (Hérault). La carte était écrite au jour le jour, on ne passait pas une semaine à dresser un plat. C’était une cuisine instinctive, à la minute, sans chichi dans la déco. Ça ne rigolait pas, mais on apprenait. Je me souviens surtout des odeurs, des parfums qu’on ne retrouve plus aujourd’hui en cuisine parce que tout est aseptisé et qu’on passe plus de temps sur le graphisme de l’assiette. »

À la fin des années 1980, Maximin ouvre son propre établissement dans un ancien théâtre de Nice, 4, rue Sacha-Guitry. Démesuré, ahurissant. Au service, lever de rideau, génuflexion devant la clientèle. Applaudissements. Le guide Michelin et le Gault&Millau encensent. Le rideau tombe cependant. Périclite et déception. Le chef se replie chez lui, avec son tablier et son pantalon rayé. Sur les pentes de Vence, chemin de La Gaude, créant son restaurant dans sa maison. Il a suffi de disposer quelques tables en plus, de lustrer le métal oxydé. La cuisine possédait déjà sa batterie dans cette ancienne maison de métayer au décor luxuriant, foisonnant, entre sculptures, fontaines, tableaux, jarres et bronzes, côté salle et côté jardin. Des ferronneries 1930, un collage de petites guitares d’Arman, des huiles et des œuvres sur papier de Kÿno, de César. À la carte, en exergue, ces quelques mots de Marcel Pagnol : « Je ne m’intéresse plus qu’à ce qui est vrai, sincère, pur, large, en un seul mot, l’authentique, et je suis ici pour cultiver l’Authentique. »

Le turbulent cuisinier s’est assagi. Il a connu l’Olympe. Il est redescendu, racleur de chaudron, relevant l’échine. L’artiste a viré artisan. On ne fêtise plus, on pianote, sans bavardage. Ça cogite dans la carcasse, entouré d’une équipe réduite et gouverné par ce principe : « la patronne à la caisse et le patron aux fourneaux ».

La bosse roulée partout, Maximin sait quand il a créé un plat, sûr de ses sources. Quand il confectionne sa première terrine à l’ail, il se demande pourquoi il n’y a pas songé plus tôt. Il est comme ça. Reste un défaut : il n’est pas un homme d’écrit. C’est dire si la rédaction de sa cuisine des légumes a été un tour de force physique et mental. À ses débuts, il a noté sur un cahier d’écolier des recettes. Toutes ses créations titrées, datées, guidées par une marotte : « Sortir des clous. Je voulais montrer que j’avais un peu d’imagination. Et surtout ne pas faire ce que font les autres ! » L’écriture est celle d’un môme bien appliqué qui soigne la lettre. Il y a ce grand cahier bleu, et puis c’est tout. Ça n’empêche pas d’être pillé. Copié, imité, Maximin. Pour sa croquette de gousses d’ail, sa terrine de pain mouillé, ses chips de navet, son candi de chicorée, sa pastilla de mandarine, ses raviolis au chocolat, sa tarte de fleurs… De quoi sortir cette maxime : « Créer, c’est ne pas copier ! » Il défend depuis longtemps l’idée d’une reconnaissance officielle de la création culinaire, à la manière des auteurs.

Tout imaginer

En aparté, Jacques Maximin donne sa lecture de la cuisine : une question de chiffres. « Avec quatorze chevaux à Vincennes, on peut avoir trois mille combinaisons. Il existe peut-être cinq mille produits en référence entre nos mains. Sans être mathématicien, on devine que c’est colossal en termes de recettes. Ça donne beaucoup d’espoir pour l’évolution de la cuisine. À chacun de trouver les mélanges et les accords qui vont plaire. On peut penser que tout a été fait. Loin de là ! On peut tout imaginer. En sachant où commence et où finit l’erreur, la curiosité. »

Avec six décennies de casseroles au compteur, Jacques Maximin peut bien juger ses jeunes pairs. « J’attends que la cuisine actuelle soit codifiée, rédigée dans un manuel pratique pour rivaliser un jour avec Le Guide culinaire d’Escoffier. C’est bien joli, les magazines, la télé-réalité, mais il n’y a là aucune nouveauté ! On est à l’artifice, au copiage, à la reprise de recettes éculées à peine modifiées. » Toujours cette notion d’authenticité, ce besoin de sincérité. Et une certaine modestie devant l’ouvrage. « La cuisine est une alchimie droite et maladroite. C’est bien le paradoxe d’une profession qui voit les chefs préparer différemment le même produit », seule définition de la gastronomie.

Jacques Maximin a fermé son dernier restaurant, un bistrot marin, en 2016, avant de monter une société de conseil autour du métier de bouche. « Il y en a qui font de l’argent, moi je continue à faire de la cuisine. Je suis addict ! » Il n’en a pas terminé avec ses combinaisons. Cinq mille produits en référence, ça laisse une marge.

Jacques Maximin cuisine les légumes, avec Martine Jolly, Albin Michel, 490 pages, 24 euros.

Société Culture
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