Elle et lui, remake à deux

Anna, 27 ans, et Enzo, 30 ans, sont ensemble depuis presque dix ans. De l’échec de leur première cohabitation à leur « déconstruction » commune, Anna nous raconte un pan de son expérience amoureuse.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 17 novembre 2021
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Elle et lui, remake à deux
© Illustrations de Johanne Licard nwww.johannelicard.com

a première fois que nous avons emménagé ensemble, j’ai eu l’impression de découvrir l’envers du décor du couple hétérosexuel ! » Parce qu’il ne savait « rien faire », elle devait « tout lui apprendre ». Pour Anna (les prénoms ont été modifiés), c’est sans doute là que la question de leur éducation – genrée, mais pas seulement – a commencé à se poser. Et avec elle, celle des tâches ménagères. Elle dit « une question d’éducation » car, même si la jeune femme sait qu’elle a été élevée comme une femme, avec toutes les assignations de genre que cela suppose, sa mère l’a surtout éduquée dans l’idée qu’il fallait être « libre et indépendante ». « On ne disait peut-être pas le mot “féminisme” et on ne lisait pas de grands essais, mais il y avait une certaine idée de la lutte à la maison. »

Chez Enzo, le conjoint d’Anna, ce n’est pas la même chose. L’organisation de la vie commune et les liens entre les membres de la famille sont « plus traditionnels ». Les femmes et les hommes n’accomplissent pas les mêmes tâches et les rapports de domination ou le sexisme ne sont pas un sujet dont on débat. Enzo et sa sœur n’ont par exemple jamais réalisé les mêmes corvées. Deux enfants du patriarcat, mais bien différents.

Au moment de leur installation dans cet appartement commun, Anna a tout juste 19 ans. Enzo, 22 ans. Ils se sont rencontrés un an plus tôt, l’été de son baccalauréat à elle. Ils sont amoureux, certes, mais « ça ne se passe pas bien » : « Je souffrais de ne pas comprendre pourquoi je devais faire les choses, et pas lui. » Étudiante, Anna décide de partir un an en échange universitaire. À son retour en France, les cinq années suivantes de leur relation se passeront chacun·e chez soi.

Ce n’est qu’il y a trois ans environ, à la faveur d’un déménagement du couple à Paris, qu’Anna et Enzo décident de renouveler l’expérience. Mais cette fois ils parlent – beaucoup – de leur projet et décident de mettre en place une sorte de planning pour se répartir les tâches ménagères. « Il n’était pas question que ça se passe comme la première fois, et Enzo était complètement d’accord avec ça. » Une fois dans le même appartement, ça se passe « mieux », et chacun·e prend sa part.

« Je souffrais de ne pas comprendre pourquoi je devais faire les choses, et pas lui. »

Toutefois, « l’envers du couple hétérosexuel », ce n’est pas seulement l’exécution mécanique des tâches ménagères : « À ce moment-là, je n’avais pas du tout pensé à la charge mentale (1) et émotionnelle. Je me suis retrouvée à devoir gérer tout ce qui était invisible. » Et comme Enzo ne comprend pas de quoi elle parle, les disputes s’enchaînent, empiétant sur leur relation. Alors Anna décide de mettre un système en place : lister pendant au moins une semaine ce que chacun·e fait pour leur couple et l’appartement, y compris ce qui ne se voit pas. « Je pense qu’il est un peu tombé des nues. Il a vu que j’anticipais certaines choses, des besoins, des envies, des plaisirs. En fait, j’étais constamment à la recherche du bien-être de notre couple, ce que lui ne faisait pas. Pas parce qu’il ne le voulait pas, mais parce qu’il n’avait pas conscience de cette organisation. Tout reposait donc sur ma volonté de mettre en place notre agenda. Ça concernait l’organisation de nos sorties à deux ou entre ami·es, l’enrichissement de notre couple, le choix de nos discussions, qui pense à acheter quoi pour telle occasion, l’entretien des liens avec la famille, etc. »

Bien sûr, réfléchir à ces questions, ça ne vient pas comme ça. En parallèle, Anna lit et écoute beaucoup, construit son féminisme. Elle s’intéresse surtout aux masculinités et en parle souvent avec son partenaire, qui finit, lui aussi, par y regarder de plus près. Elle lui conseille des pistes de réflexions, comme la BD d’Emma sur la charge mentale, que le jeune homme aurait « adorée ». Mais, parce que désapprendre les codes et les injonctions du couple hétéro, c’est d’abord en prendre conscience, Anna et Enzo s’interrogent aussi sur la possibilité de déconstruire certaines choses individuellement avant de le faire ensemble – et donc de se laisser mutuellement le temps d’avancer. « Car, moi non plus, je ne suis pas déconstruite à 100 %, et c’est ça qui est chouette : on avance à deux. »

Pour Anna, cela signifie notamment apprendre à ne pas tout prendre en charge, tout vérifier, tout anticiper, et à ne plus s’en excuser – même si elle a encore parfois des difficultés à « lâcher » ou à analyser « ce que je suis en train de reproduire ». Dans le choix des discussions, « on part du principe que tous les sujets qui ont un lien avec la société, et donc avec nous, méritent d’être abordés, même si, parfois, on peut d’abord avoir besoin de le faire chacun·e de son côté », résume Anna. Les discussions sont nombreuses, toujours inachevées.

Côté tâches ménagères et charges « visibles », Anna peut affirmer aujourd’hui avoir atteint l’égalité avec Enzo. Pour elle, « ce n’est plus un sujet », ou alors de manière très épisodique, « si l’un·e de nous a la flemme ». Mais ce n’est pas forcément le cas sur tout ce que peut comporter la charge mentale, et « il serait d’ailleurs malhonnête de dire que ce n’est pas moi qui ai la charge de sa déconstruction », complète Anna. Car, même si son conjoint déconstruit certaines choses de son côté « et les amène ensuite dans [leurs] discussions », c’est elle qui apporte la majorité des sujets dans le couple. Comme il y a un an, lorsqu’elle a commencé à parler de la charge émotionnelle (2) après en avoir eu un peu assez « de vivre avec un homme qui, de par son éducation et sa socialisation, n’élabore pas vraiment de réflexion autour de qui il est, ou de pourquoi il ressent ce qu’il ressent ». Parce qu’il rentrait du boulot énervé et ne savait pas expliquer pourquoi, « en me le faisant retomber dessus ». Ou parce que « ses copains s’adressaient d’abord à moi au sujet de certaines de leurs émotions, pas forcément en lien avec lui, afin que je fasse l’intermédiaire entre eux et Enzo, et qu’ils puissent ensuite en parler ensemble ».

C’est Anna, d’une certaine manière, qui est chargée des liens socioaffectifs, y compris avec la famille d’Enzo : « Par exemple, récemment, j’ai acheté une carte d’anniversaire pour son neveu, puis je l’ai remplie et envoyée, continue Anna. Enzo a mis un mot aussi, et il était très content que j’y aie pensé. Évidemment, la lettre de remerciements, c’est à lui seul qu’elle était adressée… » Et si Anna s’en ouvre auprès de ses ami·es, la plupart du temps elle n’est pas comprise. En effet, son conjoint est constamment cité en exemple, surtout par les femmes de son entourage : « Comme on me dit que j’ai de la chance d’avoir quelqu’un qui fait autant de choses à la maison, ça ne me permet pas d’avoir l’espace pour me plaindre d’un truc en particulier. Alors que passer l’aspirateur, je trouve que c’est normal, tout comme de penser tout seul à son rendez-vous médical ou de gérer soi-même ses liens avec ses proches. En fait, comme il s’investit moins émotionnellement, il a toujours le beau rôle. » Déconstruire cette charge qui incombe majoritairement aux femmes, c’est encore déconstruire la masculinité. « Un travail qui lui appartient », estime Anna. Car, finalement, « l’idée n’est pas de lui taper sur les doigts » quand il fait quelque chose, « mais de comprendre pourquoi il le fait de cette manière ».

Même s’il y a eu « beaucoup d’avancées », toutes ne sont pas totales et pérennes. 

La question de la charge contraceptive et sexuelle a également déboulé dans leur quotidien, notamment parce qu’Anna ne supporte pas les moyens de contraception hormonaux et a dû se faire enlever son stérilet après un an et demi de douleurs. « Ça a créé pas mal de disputes, parce qu’il n’avait pas conscience de ce qu’était le syndrome prémenstruel et ne comprenait pas pourquoi j’allais mal, pourquoi j’étais fatiguée, pourquoi je manquais d’énergie. J’avais des douleurs constantes et je ne savais pas moi-même pourquoi exactement. Lui ne cessait de m’encourager à aller voir les médecins, alors que le corps médical ne me prenait pas au sérieux et relativisait ma douleur. »

Une fois le stérilet retiré, Enzo propose d’utiliser une contraception masculine, ce qu’Anna refuse : « J’adorerais faire confiance là-dessus, mais c’est trop important pour moi de ne pas avoir d’enfant tout de suite et de pouvoir contrôler mon corps. Donc, il a été question de remettre le préservatif. » Une perspective qui n’enchante guère Enzo dans un premier temps, mais soulève d’autres questionnements. « Ça a été l’occasion de repenser plein de choses sur notre sexualité, même si c’est un sujet dont nous parlons depuis dix ans… On s’est par exemple interrogé·es sur l’obligation de la pénétration ou sur le consentement dans notre couple. Comment se dire non ? Est-ce que je me sentirais de te le dire ? Est-ce que ça aura un impact sur notre relation ? Est-ce que ta réaction va avoir des répercussions sur moi et me pousser à accepter un rapport sexuel que je ne voulais pas ? »

Bien sûr, il est arrivé qu’Anna ait eu envie de « baisser les bras », qu’elle se demande si c’était vraiment à elle « de prendre en charge l’éducation de [son] mec ». Car même s’il y a eu « beaucoup d’avancées », toutes ne sont pas totales et pérennes. Parfois, « le travail est à refaire » et ce sont les mêmes conversations qui recommencent, ce qui peut être très «fatigant ». Une perspective qui peut inquiéter la jeune femme lorsqu’elle s’imagine avec des enfants. Enzo et elle souhaitent tous deux en avoir et sont d’accord sur les « grands principes » de l’éducation qu’ils aimeraient leur donner. Mais Anna sait aussi que l’arrivée d’un ou de plusieurs bébés amènera de nouvelles batailles, et encore beaucoup de remises en question.

Et si la lutte a une place importante dans leur relation amoureuse, la jeune femme ne l’envisage pas toujours comme un combat qui n’en finira jamais. Elle la pense aussi comme un cheminement qui lui permet de se sentir bien et à l’aise dans sa relation hétéro, malgré toutes les contradictions que cela soulève. « C’est parce qu’on a cette relation d’amour qui nous lie que je me sens les épaules pour le faire. Parce qu’il y a toujours quelque chose qui est en évolution et que j’ai quelqu’un en face de moi qui est réceptif, quelqu’un qui a compris que l’intime était politique. »

(1) Comme la résume Emma dans ses bandes dessinées, la charge mentale, qui repose quasi exclusivement sur les femmes, « c’est le fait de toujours devoir y penser », le fait que les femmes soient « naturellement » en charge de la gestion et de l’organisation du foyer.

(2) La charge émotionnelle, conceptualisée par la sociologue Arlie Russell Hochschild en 1983, désigne le travail affectif dont héritent en général les femmes, en particulier dans les couples. Elles sont ainsi en charge de tout ce qui relève du bien-être, de l’écoute, de l’anticipation des besoins.

Société
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