Traverser Mogadiscio

Traduit pour la première fois en France, « Une aiguille nue », écrit au début des années 1970, a valu à son auteur, le Somalien Nuruddin Farah, un exil de vingt ans. Un roman allègre et caustique.

Christophe Kantcheff  • 21 juin 2007 abonné·es

Les « intellectuels » français qui s’émeuvent, à juste titre, des massacres commis au Darfour, et de la guerre civile qui ronge la Somalie, devraient, au lieu de se goberger d’indignation, offrir une tribune en France à Nuruddin Farah. Il est en effet l’une des voix les plus critiques sur la situation de la corne de l’Afrique de l’Est. Dans ses prises de position, l’écrivain n’épargne personne et prend systématiquement la défense des droits des femmes. Quand il s’agit d’analyser les conditions d’accueil des 450 000 Somaliens jetés sur les routes de l’exil par la guerre, comme il le fait dans son livre magnifique traduit en français en 2000 aux éditions du Serpent à plume, Hier, demain : voix et témoignages de la diaspora somalienne , Nuruddin Farah met en cause l’incurie des organismes internationaux, les insuffisances de la Convention de Genève qui régit cet accueil, et l’hypocrisie d’États tels que le Kenya, l’Italie, la Grande-Bretagne, la Suisse ou la Suède.

En outre, s’il n’a pas encore en France la reconnaissance qu’il mériterait, à l’étranger, en revanche, plusieurs prix prestigieux sont venus distinguer son oeuvre en cours, notamment le Neustadt International Prize for Literature , sorte de Nobel américain. Nuruddin Farah compte parmi les plus grands écrivains africains de langue anglaise. Certains le désignent même comme l’un des plus grands écrivains de langue anglaise tout court.

Né en Somalie en 1945, Nuruddin Farah vit désormais en Afrique du Sud. Partir de son pays natal ne releva pas, à l’origine, d’un choix, mais d’une obligation. En effet, la parution de son deuxième roman, en 1976, déclencha l’ire du despote en place, le général Siyad Barré. Se trouvant alors à l’étranger, Nuruddin Farah reçut de son frère un coup de fil lui apprenant qu’il était devenu persona non grata en Somalie, et que sa vie même était en danger s’il revenait. Un coup de fil qui signifia vingt années d’exil forcé, jusqu’à la chute du chef d’État en 1996. Ce deuxième roman n’avait encore jamais été traduit en français. Le voici : Une aiguille nue .

Si tous les dictateurs sont chatouilleux, Siyad Barré avait quelques raisons de se sentir visé par cet ouvrage. Alors que le grand homme avait entrepris de transformer le pays au rythme d’une « révolution marxiste-léniniste », Nuruddin Farah ne proposait rien de moins qu’un regard acide et désenchanté sur les évolutions de la société somalienne et sur sa classe dirigeante. « La Somalie est un gros cabinet plein de sable, avec des gosses en rang d’oignons accroupis, déféquant sous les yeux de leurs mères qui les bénissent, priant Dieu qu’Il aide les petits à soulager leurs intestins ; soulager sa constipation est une occupation quotidienne ici. »

Pas vraiment dans la ligne, ces fortes paroles. Qui les énonce ? Le personnage principal, Koschin, professeur de lycée en rupture de ban, démissionnaire à cause des moeurs pédophiles du directeur de son établissement, en attente de l’arrivée de sa future femme, Nancy, croisée en Angleterre, à qui il promit le mariage si, deux ans plus tard, elle n’avait pas rencontré d’autre prince charmant que lui. Un drôle de zèbre, vivant dans un quartier aussi crasseux que ses sous-vêtements, nourri à la littérature et au marxisme, et encore idéaliste, mesurant l’écart qui se creuse entre les principes révolutionnaires et la réalité.

Probable clin d’oeil à l’ Ulysse de Joyce ­ écrivain que Farah admire ­, Une aiguille nue raconte vingt-quatre heures de la vie de Koschin, sous la forme d’une longue traversée de Mogadiscio et de ses différents milieux, qui s’avère aussi caustique que teintée d’une affection profonde. La narration est d’autant plus libre qu’elle semble obéir aux rencontres et aux désirs du personnage principal. On voit le film allègre et souple qui aurait pu en être tiré : les images défilent comme fusent les propos. Si Une aiguille nue était du cinéma, il aurait un ton fellinien première manière.

En mode mineur, s’y développe aussi une histoire d’amour improbable, entre la blanche Nancy, qui a retrouvé Koschin, et celui-ci, qui lui sert de guide dans les rues de Mogadiscio. Antiromantique au possible, Koschin lui parle souvent par énigmes, qu’il avoue ne pas toujours comprendre lui-même. « Je suis en train de vomir ma vie » , déclare-t-il, à un moment donné, à un autre personnage. La venue de Nancy aura eu au moins un bienfait : lui remettre l’estomac en place.

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