Bouffon Imperator. Les Cent (premiers, hélas) Jours du Bouffon Morbide

Ce récit en forme de journal est une fiction.
Le héros, par antiphrase, en est un danseur
de corde, bonimenteur
et escamoteur, rompu à tous les arts grotesques de la charlatanerie,
d’où son nom : Bouffon.
Ce n’est certes pas notre faute si Bouffon ressemble comme un frère (Bouffon s’attribue quantité de « frères », dont aucun n’est recommandable) à un personnage public récemment hissé sur le pavois, dont le nom et les agissements n’en finissent pas d’occuper (dans tous les sens du terme) les espaces publics : on verra dans cette coïncidence la pure et simple manifestation de l’état déplorable des affaires publiques.

Alain Brossat  • 20 décembre 2007 abonné·es
Bouffon Imperator. Les Cent (premiers, hélas) Jours du Bouffon Morbide
© Nouvelles Éditions Lignes~­~Politis, 2007.

Illustration - Bouffon Imperator. Les Cent (premiers, hélas) Jours du Bouffon Morbide

Lors du défilé du 1er mai 2007, à Paris. LABAN-MATTEI/AFP

9 mai 2007 ­

Réflexion faite, Bouffon a décidé de reconvertir la retraite au couvent annoncée à coups de trompe peu avant l’épreuve finale ­ instant suspendu destiné à établir l’élu dans les dispositions convenant à sa charge ­ en croisière de luxe à Malte. Ce doit être à la sortie du Fouquet’s, où était célébrée la victoire en compagnie de quelques preux (Johnny, Sardou, Faudel…), qu’un coup de baguette magique a métamorphosé l’austère cloître en yacht avec piscine. Bouffon commence fort et Libération fait dans la facilité, en titrant : « Boat people ».

10 mai 2007 ­

Chez Bouffon, la totale discontinuité incohérente des énoncés successifs se compense avantageusement à coup d’effets de sincérité et d’arguments de camelot. Ainsi, à la veille de l’ordalie, le voici qui affiche son air le plus profond et dit : Si je suis l’Élu, ce qu’à Dieu plaise, je me retirerai du monde pendant deux semaines au moins, vouant ces longues journées de solitude à la méditation sur les servitudes et le sublime de la tâche qui m’est échue. Et comme ce sont les magazines qui constituent le plus courant des lectures bouffonnes, il énonce cette intention dans la langue burlesque du papier glacé : Je ferai le vide, afin de me laisser habiter par la grandeur de la fonction. Tant de hauteur de vue bouleverse le téléspectateur qui, le dimanche suivant, plébiscite Bouffon.

Et puis, lorsqu’à l’usage la Trappe se transforme en palais flottant, mis à disposition par un milliardaire, et que les journalistes qui ont encore (pas pour longtemps) mauvais esprit s’en esbaudissent un peu, Bouffon improvise immédiatement une autre pose, non moins réussie : comment, on en viendrait à me reprocher mon amitié pour ce brillant homme d’affaires ! Ah, Dieu fasse que la France qui est à la peine et à la traîne en compte davantage, de ces vaillants entrepreneurs par lesquels la croissance advient et revient, etc.

Ce qui compte, dans cette rhétorique des effets de manche, ce n’est pas la suite dans les idées, mais, tout au contraire, la qualité de la pose qui en élude l’absence. Dans ces gesticulations plus ou moins réussies (avec ce côté comédien spécialisé dans les rôles de composition et les numéros rodés) du politicien qui s’impose de plus en plus aujourd’hui (c’est l’affinité criante de Bouffon avec un Berlusconi), se manifeste la persistance de la figure de l’illusionniste crapuleux qui a fait irruption sur la scène publique dans l’Europe en ruines, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Avant de s’imposer en tête du hit-parade de la criminalité d’État des temps modernes, Hitler fut cela : inventeur de ce personnage du politique comédien, du comédien politique, un acteur davantage inspiré par la radio et le cinéma que par le théâtre (rompu à l’art des « prises » discontinues et travaillant dans l’optique du montage et des effets de continuité produits par celui-ci), l’inventeur d’une esthétique fondée sur la fusion du grotesque et de la terreur, de l’insignifiance et de l’effroi : Hitler le prophète, Hitler le vengeur, Hitler le plaignant, Hitler le socialiste, Hitler l’ami des trusts, Hitler le pacifiste, Hitler le conquérant ­ bref, Hitler comédien et martyr, pitre et vampire, Hitler le caméléon, brocardé par Brecht et Tucholsky, Heartfield et Chaplin…

La question n’est pas du tout, comme a tenté de l’accréditer l’intelligentsia ralliée au socialisme de patronage, que l’habit de lumière bariolé de Bouffon cache(rait) une chemise brune ; elle est, bien au contraire, que la démocratie d’opinion suscite ce type d’histrion dont l’agitation, à son tour, évoque irrésistiblement ces souvenirs d’une tout autre époque…

11 mai 2007 ­

Dans une tribune publiée par un quidam se présentant comme « conseil en communication publique et affaires publiques », cette hypothèse stimulante : ce qui a assuré la victoire de Bouffon, c’est qu’il a su se transformer en marque. C’est en tant que telle qu’il s’est vendu sur le « grand marché politique national », se manifestant comme « marque forte, identifiable, avec son territoire de communication, son positionnement, ses valeurs ».

L’idée incrustée dans la langue ligneuse du publicitaire serait celle-ci : le citoyen a définitivement basculé du côté de l’usager et du consommateur, il choisit et adopte désormais un candidat comme on opte en faveur d’une étiquette plutôt que d’une autre. L’homme ou la femme politique qui brigue ses suffrages est au fait de cette décisive évolution, il anticipe donc sur les comportements du public en se présentant lui-même comme un produit porteur d’une distinction particulière ­ ce qu’on appelle, précisément, une marque. Le programme du candidat devient, du coup, l’équivalent strict d’une publicité dont la destination est d’inciter à acheter. Il en irait donc ainsi du discours sécuritaire de Bouffon, de son agitation contre les étrangers sans papiers, etc.

Vu son métier, l’auteur de cette « opinion » se réjouirait plutôt de cette absorption du domaine politique par le marketing : il y voit assurément une confirmation de ce que son emploi vogue dans le sens du courant, davantage que celui des grincheux qui se font des scrupules à propos de la Politique d’Aristote. « Et vive [sic] les marques ! » est la conclusion joyeusement, impeccablement nihiliste de son papier.

12 mai 2007 ­

La petite, vraiment petite, taille de Bouffon saute aux yeux sur cette photo où il apparaît passant en revue, au lendemain de la victoire, une sorte de haie d’honneur grotesque composée de loufiats du Fouquet’s en tablier, et qui l’applaudissent comme des automates. Les petits caporaux d’aujourd’hui ont les Austerlitz qu’ils méritent, et les gardes impériales qui vont avec. Badinguet lui-même, avec ses dents pourries et son maintien d’arsouille, ferait presque illusion rétrospective auprès de ce gnome paré d’un jeans qui l’engonce, d’une veste sport façon Rotary club, et qui lève la main du geste fatigué d’un jet-setter fêtard surpris à l’aube par les paparazzi.

13 mai 2007 ­

Sur une autre photo abondamment reproduite par la presse durant la fameuse escapade maltaise, Bouffon apparaît en jogger, Ray Ban (marque déposée) sur le nez, à couvert d’une voiture de police. Le précédant de quelques pas, un body guard baraqué en tenue sportive esquisse le geste de repousser le photographe importun. Si c’est ça, le jogging, je remise ma paire de New Balance (marque déposée) sans délai… Ce qui me plaît, dans ce document, c’est précisément l’effet de parataxe : l’alliance des signes d’insouciance auxquels s’associe habituellement le jogging avec les emblèmes vulgaires du pouvoir.

14 mai 2007 ­

Samedi matin, dans le train qui me conduit à Lausanne pour un sage colloque de philosophie politique, ce douanier (pas même policier aux frontières) qui, sûr de son fait, m’interroge : « Et qu’allez-vous faire en Suisse ? » et que, conséquemment et subséquemment, j’envoie sur les roses…

Désormais, le bouffonnisme va se diffuser dans l’atmosphère que nous respirons en particules policières toujours plus denses. Il va nous falloir inventer la version résistante, politiquement résistante, de ces masques de ouate ou de tissu qui se portent en Extrême-Orient, en cas de pic de pollution.

15 mai 2007 ­

On nous dit que la direction du Journal du dimanche a renoncé, non sans déchirant trouble de conscience bien sûr, à publier un article évoquant la non-participation au vote de Dame Bouffonne, lors du second tour de l’élection.

On nous dit aussi que ce titre appartient à un certain Arnaud Lagardère, lequel se déclare publiquement le « frère » de Bouffon. On ne nous dit pas pour qui la dame a voté au premier tour ­ si elle l’a fait. On ne nous dit pas non plus si la quantité de couleuvres qu’elle est décidée à lui faire avaler en sa qualité de First Lady se comptera au kilo ou en tonnes. On nous cache presque tout, au fond, après nous avoir ainsi mis en appétit…

16 mai 2007 ­

Je me demande parfois avec une pointe de joie maligne où en sont mes (trop nombreux) amis et connaissances qui m’exhortaient à « faire barrage » au pire annoncé en faisant offrande de mon suffrage, dès le premier tour, à la cheftaine scout. Maintenant que le pire est là, tel qu’en lui-même, vers quel maquis ont-ils dirigé leurs pas, en quel austère Guernesey ont-ils élu domicile ? Se pourrait-il que, prenant si peu au sérieux leurs propres vaticinations, ils en soient, comme l’an dernier, tout simplement à acheter leurs vacances sur lastminute.com ?

17 mai 2007 ­

De ma chambre de l’hôtel Foenix, Porto, j’assiste sur BBC News à la cérémonie de passation des pouvoirs. Sur le perron de l’Élysée, Bouffon tâte avec un sourire de maquignon le gras du ventre du prédécesseur, lui flatte l’encolure, lui lisse le poil. Cela fait quelques années déjà que les gens d’État ont pris le parti d’afficher leurs connivences et de simuler l’amitié la plus vive en parodiant les gestes et tutoiements des copains d’atelier et de bistrot. Ce n’est pas qu’il s’agisse, pour ces héritiers et parvenus, de faire populo, ce qu’à Dieu ne plaise, mais plutôt, en adoptant ces poses non protocolaires, de créer l’illusion de la plus grande des proximités entre gens de pouvoir et gens ordinaires. Pas une réunion du G8 qui, désormais, ne prenne ainsi, grâce aux Bush, Blair, Berlusconi, des allures de banquet de l’amicale des chasseurs de Romorantin. C’est un peu comme si, brusquement, Sir Clifford se mettait à parler le patois gaélique de Mellors, dans l’Amant de Lady Chatterley

18 mai 2007 ­

Avant même d’être une flagrante manifestation d’opportunisme politique, la désignation d’un éléphant socialiste sur le retour au poste de ministre des Affaires étrangères dans le nouveau gouvernement de droite témoigne de la stricte équivalence des programmes de cette droite et de cette gauche, en matière de politique internationale : rien qui fasse la différence de manière significative sur les dossiers qui comptent ­ Israël/Palestine, Iran, Liban, relations avec les États-Unis, « lutte-contre-le-terrorisme-international »… La course au maroquin et aux postes, qui ne fait que commencer, n’est, dans ces conditions, que la version pressée du réalisme. Il est amusant, soit dit en passant, que cette dynamique s’inaugure avec le passage à l’ennemi du pionnier de la politique humanitaire et promoteur du droits-de-l’hommisme. Une séquence s’achève ici en débâcle, celle qui s’était inaugurée avec tambours et trompettes à la fin des années 1970 (opération « Boat People », cornaquée notamment par deux ralliés de choc à Bouffon).

19 mai 2007 ­

Bouffon, nous dit-on, ne craint pas d’afficher son train de vie patricien, ses vacances de parvenu, son goût pour le luxe et les dépenses somptuaires, tout ce côté tape-à-l’oeil de la réussite… En d’autres termes, la démocratie du plébiscite permanent veut être gouvernée avec paillettes et strass, et ses dirigeants doivent s’efforcer de ressembler aux animateurs des jeux télévisés qui se diffusent en prime time. Le Cincinnatus est, comme l’ours des Pyrénées, une espèce disparue, que remplace avantageusement le nouveau riche à la Bel Ami. L’institution politique ne prend même plus la peine de dissimuler son visage oligarchique et ploutocratique, bien au contraire, elle l’affiche, elle l’expose, convaincue, non sans motif, que le bon peuple téléphage en réclame toujours davantage…

20 mai 2007 ­

Ces derniers jours, Bouffon exhibe ses mollets sur le parvis du palais présidentiel, présentant au public, par la même occasion, et son short siglé Nike (marque déposée) de jogger supposé accompli, et sa forme inaltérable. Manière perfide, remarque le quotidien du soir, d’inscrire dans le « visuel » la différence d’avec son prédécesseur septuagénaire rassis et buveur de bière. Disons que ce qui s’expose ici, surtout, c’est la différence essentielle entre la simple santé, la bonne santé et la forme. Il ne suffit plus à l’homme d’État de publier régulièrement des bulletins de santé (au besoin interminablement falsifiés), il lui faut donner à voir par tous les moyens une forme explosive, une constitution de jeune homme perpétuel. Quelques remarques roboratives à propos de cette distinction fondamentale entre forme et santé dans la Vie liquide , de Zygmunt Bauman.

21 mai 2007 ­

À en croire le Parisien libéré , organe de référence en la matière, les yeux de Bouffon se seraient embués, ce mercredi, à la lecture par une lycéenne de la dernière lettre, adressée à ses parents, du jeune martyr de la Résistance Guy Môquet. Plutôt que comme un habile ou odieux simulateur, Bouffon apparaît dans cette scène comme une sorte d’automate programmé pour y aller de sa larme lorsque celle-ci est de rigueur, de son coup de menton quand celui-ci est attendu (devant un parterre de flics, par exemple), de son air de béatitude hilare s’il badine en compagnie de beaux esprits du calibre de Faudel et Johnny. Bouffon est un personnage à transformations, un Zelig de l’âge médiatico-publicitaire. Il n’est ni plus ni moins que la succession des situations qui le font et le défont.

22 mai 2007 ­

Dans le Monde daté de ce jour, le faiseur de bons mots mensualisé Greilsamer évoque à son tour les larmes de Bouffon, jaillies à l’évocation des mânes du jeune militant communiste fusillé à Châteaubriant. Il écrit : « Vous avez vu [Bouffon] transpirer, vous le verrez pleurer ? C’est déjà fait. À la cascade du bois de Boulogne, en rendant hommage aux trente-cinq jeunes résistants fusillés par les nazis en août 1944, en écoutant la lecture de la dernière lettre, etc. [Il] a été ému aux larmes. Nous aussi. »

Remarquable « nous aussi ». Rien de tel qu’une visible émotion patriotique éprouvée au souvenir du plus sublime de l’esprit de la Résistance pour souder le rassemblement formé autour de… Bouffon. À défaut de pouvoir décemment invoquer quelque proximité politique que ce soit avec celui dont la foi du charbonnier avait pour articles premiers les noms de Thorez et Staline, la lutte des classes, la dictature du prolétariat et la révolution, Bouffon invente le partage des larmes qui efface toutes les différences, le consensus lacrymal ­ et le chroniqueur normalisé lui emboîte le pas : un homme d’État de droite qu’émeuvent aux larmes les derniers mots d’un jeune héros communiste, c’est du solide, ça ne se loupe pas. De même qu’existe un bureau chargé de sanctionner la publicité mensongère, de la même façon l’escroquerie aux sentiments, en matière politique, devrait être réprimée. Nous aussi entendons faire valoir notre droit à ne pas pleurer avec n’importe qui.

23 mai 2007 ­

Le nouveau numéro 2 de la grande chaîne hertzienne privée était, il y a peu de jours encore, directeur de campagne adjoint de Bouffon. Voilà qui a, du moins, le mérite de la clarté et qui manifeste le renforcement des affinités électives entre marchands de sable et gardiens du temple. Ou : la vie de l’État, dans ses plus hautes sphères, aux conditions du show permanent.

24 mai 2007 ­

Bouffon, de notoriété publique, fait partie de cette catégorie (toujours plus nombreuse) qui s’est émancipée du monde du livre (de la galaxie Gutemberg) ; il n’en prend pas moins la pose, pour son portrait officiel, devant les tranches dorées des classiques au mètre linéaire qui composent la bibliothèque de l’Élysée. Le livre retrouve ici sa fonction purement instrumentale et décorative, comme le petit chien frisotté sur les genoux de l’épouse du riche marchand dans certains tableaux de la peinture hollandaise, le service à café en porcelaine de Sèvres dans certains intérieurs bourgeois du XIXe, etc. Pour le reste, ce défenseur intransigeant des « frontières » de l’Europe a planté dans le décor le drapeau bleu étoilé, comme une oriflamme au donjon d’une forteresse bien gardée.

Reproduit à plus de trente mille exemplaires et accroché dans toutes les mairies du pays, ce chromo est destiné à y entretenir la dérision de l’État pour une durée de cinq ans, reconductible.

25 mai 2007 ­

C’est un « bon sens » absolument mortifère qui, naguère, inspirait cette sentence à Bouffon : « Si la Turquie faisait partie de l’Europe, ça se saurait » , et qui, avant-hier encore (à Bruxelles), le poussait sur les chemins de la récidive : « Je n’ai pas changé d’avis […] , je ne pense pas que la Turquie ait sa place dans l’Union européenne. »

Pensée basse et fausse évidence par excellence, car si l’Europe est faite d’une infinité de potentialités, elle est tout sauf ce que sont supposés dicter sa géographie, ses invariants culturels, ses atavismes religieux, tout, par définition, comme possible indéterminé, sauf ce que dicterait par avance la tyrannie de l’héritage. Page à écrire et non testament à exécuter. S’il ne s’agit que de se plier à ces prétendues injonctions que nous adresserait le passé, alors l’Europe est tout sauf un grand dessein historique à inventer, tout sauf une idée forte destinée à faire époque, à faire monde ­ elle n’est que la feuille de route d’une armée de fonctionnaires et aucunement notre affaire.

À la formule corrompue de Bouffon, destinée à rassembler les nostalgiques de l’Europe chrétienne et les tenants du « choc des civilisations », opposons la nôtre, qui nous laisse libres de faire de l’Europe l’oeuvre de création des générations montantes : si l’on savait par avance ce qu’est l’Europe, cela se saurait ! Nous avons connu tant de fantaisies, utopies, grands desseins, cauchemars européens, au cours des derniers siècles…

26 mai 2007 ­

Décidé à parer à toute éventualité, Bouffon nomme des « proches » (selon le vocabulaire en vigueur) aux postes clés à la direction de la police ; la DST et les Renseignements généraux emménagent dans les mêmes locaux, neufs, à Levallois-Perret ; le ministère de l’Intérieur, depuis quelque temps, lorgne sur la gendarmerie… À défaut d’être un penseur de grand-chose, à défaut assurément d’avoir lu Carl Schmitt, Bouffon a du moins l’intuition du Ernsfall, il sait que gouverner, c’est prévoir le cas d’exception, et se donner les moyens d’y faire face. Tout cela est un peu plus sérieux que les gesticulations sécuritaires et les litanies antiterroristes qui s’affichent dans la presse.

Et, pendant ce temps-là, nos rrrrrrévolutionaires, « 100 % à gauche », font leurs petits comptes d’apothicaires, dans l’attente des législatives ­ une voix, 1,65 euro ou : la politique « radicale » reconduite au niveau du tiroir-caisse.

27 mai 2007 ­

La distance protocolaire qui, naguère encore, séparait les corps des chefs d’États rassemblés en telle ou telle occasion manifestait physiquement l’écart persistant entre des positions, des intérêts, des souverainetés. La manie actuelle de ces messieurs-dames, poussée à son paroxysme par Bouffon, de se palper, étreindre, embrasser, tutoyer, congratuler…, et ce, avec d’autant plus d’ardeur que les journalistes et photographes sont témoins de ces effusions, semble destinée à adresser ce message puissamment tranquillisant au public : dormez, braves gens, nous, maîtres du monde, veillons à tout, dans la joie et la bonne humeur. Sur l’ardoise magique de cette promiscuité affichée, s’effacent tous les différends, toutes les rivalités et conflits d’intérêts. La Weltpolitik ainsi racontée aux peuples en images euphoriques en vient à ressembler à une partie de campagne racontée par un sketch publicitaire promouvant Hollywood chewing-gum.

28 mai 2007 ­

Le tour d’écrou qui constitue le fond des « réformes » proclamées urbi et orbi par Bouffon s’annonce, pour le moment encore, à coup de « mais » : « Je le dis sereinement : le droit de grève est indiscutable, mais la continuité du service public l’est tout autant. Je suis un homme d’écoute. Je respecte les partenaires sociaux. Je ne suis pas un idéologue. Mais je suis aussi un réformateur décidé. » Le procédé est classique : celui par lequel s’annonce, chez Shakespeare, un nouveau règlement de compte ( Jules César ).

29 mai 2007 ­

Au temps de la démocratie du public, le style de l’homme politique, du dirigeant l’emporte sur le programme, et cette mutation vaut a fortiori pour le chef de l’État, la girouette au faîte de l’édifice. « Le style [Bouffon] séduit les Français » , nous assurait il y a peu le quotidien conservateur voué, depuis le 6 mai, à encenser davantage qu’à blâmer. Mais de quoi le « style » est-il fait ? De l’exhibition des articles les plus courants de la modernité de marché : « dynamisme », « décontraction », « réactivité », « initiative » ­ tout le stock des « valeurs » de toc traduit en images et destiné à saturer les espaces publics. Le « style », tel qu’il va se trouver au bout de la chaîne plébiscité par le louche truchement du sondage, c’est le résultat du bombardement en tapis de ces messages sonores et visuels basiques : veste tombée, mollets exhibés, baiser sur la bouche (de l’épouse), baiser sur la joue (de la chancelière germanique), la citrouille se métamorphose en carrosse, l’histrion en héraut de la plus séduisante hypermodernité ­ c’est ça, le fond du « style ».

30 mai 2007 ­

Sonnés par le succès de Bouffon et déprimés à l’avance par son nouveau triomphe annoncé (les législatives), ils se sont instantanément convaincus que tout est destiné à lui réussir et ne voient aucun terme à sa marche sur Rome… Pure et simple réaction panique nourrie de l’oubli des conditions dans lesquelles un dessein politique s’installe dans la durée, une force politique affronte la résistance de la réalité. Il ne faudra pas bien longtemps pour qu’à l’épreuve du temps prospèrent sur ce fumier cafouillages et guerres de clans, ambitions contradictoires et initiatives hasardeuses ou provocatrices vouées à tirer le public fasciné de sa somnolence hypnotique.

C’est une société du 2 décembre hétéroclite qui s’est rassemblée autour de Bouffon, qui ne demeurera unie derrière lui qu’aussi longtemps que le destin lui sourira. Bouffon fascine, pour le moment, car il donne l’impression de prendre la réalité d’assaut, de la plier à ses diktats. Misérable miracle, entre narcose et euphorie, les retours de réalité sont d’autant plus cinglants, plus cruels que les lumières de la rampe ont rendu plus parfaite l’illusion d’un monde enchanté… qui vivra verra.

31 mai 2007 ­

En campagne dans un grand port, ex-bastion communiste, Bouffon fanfaronne : « Je serai inépuisable ! » , une formule qui enchaîne directement sur l’icône du jogger et l’affichage de la « forme » permanente. Une formule qui en annonce une autre, distinctement empruntée, elle, au registre publicitaire, à l’art du camelot ­ « Tout ce que j’ai dit, je le ferai ! >

Ces rodomontades sont à rapprocher de ce que nous savons du rôle que joue la fatigue dans les aléas de l’exercice de la magistrature suprême en France. La concentration du pouvoir a nécessairement pour effet qu’à échéance plus ou moins rapprochée un syndrome de surmenage s’abatte sur le porteur de cette charge, l’expédiant aux urgences du Val de Grâce, ou bien alors le vouant à une perpétuelle existence de valétudinaire camouflé. Il est constant que l’insipide prédécesseur de Bouffon ne fut visité tout au long de son second mandat par aucune idée politique digne de ce nom et gouverna, si l’on peut dire, cinq années durant, en pilotage automatique. Quant au prédécesseur du prédécesseur, une si grande fatigue cancéreuse s’était abattue sur lui pendant son second mandat qu’on ne l’appelait plus, les dernières années, que le Spectre.

L’expérience que nous sommes donc conviés à vivre en direct est celle-ci : sous quelle forme visible, nécessairement burlesque et sinistre, est appelé à se manifester l’épuisement progressif des piles assurant l’agitation du « Lapin Duracell » qui nous gouverne ? Le syndrome d’hyperactivité ne pouvant être confondu avec une garantie quinquennale contre l’usure des pièces composant cet automate, il nous faudra bien, pour le meilleur et pour le pire, assister à la montée de cette Grande Fatigue qui reconduira l’Inépuisable à sa condition de simple mortel…

1er juin 2007 ­

Depuis qu’il s’est lui-même emparé du sceptre présidentiel, Bouffon voit des présidents partout : en visite à Madrid auprès du chef du gouvernement espagnol, il lui donne gros comme le bras du « M. le Président », ce qui n’est pas bien aimable pour le détenteur de la Couronne d’Espagne… Avec Bouffon en visite à l’étranger, on a toujours l’impression d’avoir affaire à M. le Président du Comité des Fêtes de Sainte-Eulalie-des-Forges inaugurant le nouveau stade en présence de M. le Président du football club local : « Cher Président, ce n’est pas sans émotion, etc., etc. »

2 juin 2007 ­

Bientôt, les gens sensés n’achèteront plus que l’Équipe , le matin : le seul quotidien qui leur offre une chance d’échapper au sourire de hyène de Bouffon à la une et au récit envahissant de ses exploits en pages intérieures.

3 juin 2007 ­

C’est Nice-Matin qui l’annonçait, hier, d’un titre guilleret : désormais, par la grâce de la loi statuant sur les « peines plancher », quiconque se sera rendu coupable de deux vols successifs de quelques CD ne devra pas espérer s’en tirer à moins d’un an de prison. L’ère bouffonne a vraiment commencé, mais elle ne fait que commencer.

4 juin 2007 ­

À la télé, à l’heure du match de foot où quinze millions de personnes se trouvent « synchronisées » (Bernard Stiegler) devant l’écran par la grande chaîne privée, le plus infime détail se trouve démesurément agrandi. Samedi soir donc, à l’heure où des caméras serves s’attardaient sur l’installation de Bouffon dans la tribune officielle, flanqué de la pétulante yes-woman faisant office de ministre des sports et vêtue, pour ce motif, d’un maillot de l’équipe de France (on en est là…), fut offert à notre oeil attentif un plan furtif qui révoquait tout le reste : ce joueur antillais bouche cousue, mâchoires serrées (tandis que ses camarades simulaient l’enthousiasme pour Alonzanfan) et cet autre esquissant une prière pas très catholique, les deux paumes ouvertes vers le ciel. La création du ministère de l’Identité nationale et de l’immigration trouve dans ces petits gestes sa juste rétribution : jamais, quoi qu’il entreprenne dans le registre de l’infâme, l’exécuteur des basses oeuvres qui y officie ne se fera un nom (renom) qui se compare, pour le bon peuple, à celui de ces deux insolents.

5 juin 2007 ­

On désignera désormais du nom de « bouffonnade », néologisme inévitable, toute annonce proférée par un féal du Maître et destinée à produire des impressions de réalité plus ou moins fortes, à défaut d’effets tangibles de réalité. C’est ainsi que l’on entendit récemment la garde des Sceaux issue de la « diversité culturelle » (en français : nommée à ce poste, car pourvue d’un patronyme arabe destiné à donner corps à une impression d’ouverture) énoncer, donc : « Les droits de la personne humaine, fût-elle détenue, doivent être respectés. Nous devons, à cet égard, nous conformer aux standards européens. À terme, il serait souhaitable qu’il n’y ait plus qu’un détenu par cellule » , etc.

C’est très précisément parce que nul n’ignore que le tour d’écrou sécuritaire et répressif est voué à aggraver les conditions de l’emprisonnement dans les temps à venir que ces fortes paroles doivent être prononcées. À défaut d’être au programme des « réformes » bouffonniennes, l’amélioration de la condition pénitentiaire aura lieu dans le monde enchanté des bouffonnades. On n’en est pas encore à la création d’une « réalité bis », tissée des fantasmagories du pouvoir, mais plus vraie que la réalité réelle (car disposant des moyens d’imposer ses conditions, comme dans les régimes totalitaires), mais on s’essaie à ce grand art.

Le jour où les prisons françaises offriront à ceux qui y sont détenus des conditions « conformes à la dignité humaine », Bouffon sera Sultan de Constantinople et Rachida Dati, archimandrite à Byzance.

6 juin 2007 ­

Ce que le Monde désigne sous l’expression convenue « état de grâce » persistant, un mois après le couronnement de Bouffon, doit s’entendre ainsi : faute d’avoir rencontré, fût-ce l’amorce d’une force susceptible de s’opposer à sa marche en avant, l’automate Bouffon continue de fonctionner comme une fabrique de réalité à laquelle rien ne semble pouvoir résister. Tout se passe comme s’il suffisait que soit prononcé le mot magique « réforme », appliqué à quelque terrain que ce soit (Université, travail, justice, sécurité, immigration…) pour qu’aussitôt la réalité ploie et se rende aux conditions bouffoniennes. Où l’on retrouve le motif un peu convenu du totalitaire allégé (light) : une dynamique de pouvoir qui se renforce constamment, aussi longtemps qu’elle parvient à produire une réalité conforme à ses prédictions. Mais cette prise d’assaut de la réalité ne fait ses preuves qu’aussi longtemps qu’elle est en mesure de balayer toutes les contrariétés et résistances. Survient nécessairement le jour où la réalité agencée autour de forces en conflit se venge, en s’opposant au volontarisme démiurgique du présomptueux qui a prétendu la réduire à ses propres équations, se venge en rétablissant ses propres règles : ce jour-là, il ne reste plus à ce « dictateur » qu’à manger son chapeau, mordre les tapis ou couler pavillon haut.

7 juin 2007 ­

Il se passe finalement, avec le style informel affiché par Bouffon et qui séduit tant les journalistes, ce qui advint naguère avec les cheveux longs : les signes et gestes destinés à manifester une résistance à l’injustice, un refus du conformisme ambiant, passent à l’ennemi. L’effroi nous saisit, dit Pasolini, lorsqu’il nous fallut nous plier à l’évidence : un fasciste aussi peut porter les cheveux longs et donner ainsi le change ­ tous les emblèmes de la révolte ou de la sécession sont susceptibles d’être détournés et pervertis. Le problème avec le style bouffonnesque ­ il se veut cool et n’est que débraillé ­ est qu’on ne sait trop à qui il emprunte, avec sa manie du tutoiement et des claques dans le dos : à la culture des camarades ou à celle des truands ? Les admirateurs de Gabin le savent : c’est que les caves qui se disent « vous ».

8 juin 2007 ­

Courrier International reproduit un reportage publié par un journal de Melbourne (Australie), à propos de la campagne conduite dans une circonscription du Lot-et-Garonne par le juge Bruguière. « C’est un homme très actif, très offensif , déclare ce croisé de l’antiterrorisme, à propos de son mentor Bouffon. Nous travaillons tous les deux quinze à dix-sept heures par jour. Nous dormons mal, nous ne tolérons pas les temps morts. » Puis, pour faire bonne mesure : « [Bouffon] est très moderne, très conscient du fait que nous sommes en pleine guerre mondiale. »

Confession bien mal adressée : un psychiatre, un psychanalyste eût, en l’occurrence, mieux fait l’affaire qu’un journaliste. Notre malheur est que la Ritaline (marque déposée) ne puisse pas grand-chose pour (ou contre) ce genre de syndrome d’hyperactivité. Mais qui, alors, nous gardera de l’agitation mortifère et de l’incroyable présomption de ces grands malades qui, pour exister, ont besoin de s’éprouver perpétuellement en état de « guerre mondiale ? »

9 juin 2007 ­

Dans le Monde daté d’hier, un politologue patenté revient sur la mécanique de la victoire bouffonique : entre le premier et le second tour, notre homme progresse de plus de sept millions de voix, siphonnant les voix de toutes les droites réunies, effaçant toutes les frontières entre ces factions traditionnellement dressées les unes contre les autres. Mais il y a bien pire : la majorité qui s’est dégagée en faveur de Bouffon efface les frontières entre riches et pauvres, entre les classes, même : il rassemble 55 % des suffrages des employés, 52 % de ceux des ouvriers. Horrible miracle du bonapartisme : le candidat du Figaro élu par une majorité de gens au bord de la crise de nerfs, qui galèrent à longueur d’année et vivent à crédit.

10 juin 2007 ­

Le caractère intrinsèquement policier du régime bouffonesque s’affiche : aux dernières nouvelles, 83 policiers ont été recrutés pour la garde rapprochée de Little Big Man, une vingtaine d’autres sont appelés à les rejoindre bientôt. Pour tous ces coeurs vaillants, la prime (de quoi, on ne sait) a doublé, passant à 1 600 euros par mois ( l’Express du 7 juin 2007). Au reste, les journaux relèvent l’acharnement déployé par l’ancien ministre de l’Intérieur pour obtenir à toute force la condamnation du groupe de rap La Rumeur, coupable d’avoir évoqué la mémoire des travailleurs immigrés assassinés par la police (17 octobre 1961, bavures de banlieues, etc.). Sur ce genre de question, inutile de tenter de faire passer une feuille de papier à cigarette entre les syndicats de flics et Bouffon.

11 juin 2007 ­

Dans l’attente de l’écrasante victoire (annoncée) de son parti aux élections législatives, Bouffon se tait et jubile. Il apparaît ici distinctement, de l’autre point de vue, qu’il y a défaite et défaite. C’est une chose en effet de tomber pavillon haut, comme l’aurait fait peut-être, sans doute, le candidat qui se serait risqué à re-composer un peuple « marchant d’un bon pas », rassemblant les énergies résistantes, ravivant l’aspiration à l’autonomie, redonnant confiance et estime de soi à ceux qui ne l’ont pas oublié : la victoire, en l’occurrence, serait non pas d’être « majoritaire » mais bien plutôt, comme dit la chanson, « tout ». Et c’est une autre chose qu’essuyer une défaite dont le propre est de faire monter d’un cran encore le grand dégoût de la politique auprès de ceux, précisément, que l’extermination de la politique voue au premier chef à la vie mutilée (travaillez sans relâche, nous nous occupons du reste). C’est ce type de défaite que nous venons d’endurer et qui laisse sur le sable, les ouïes mazoutées, ceux-là mêmes qui ont composé, plutôt qu’un peuple, la « marée bleue ». La victoire de Bouffon fut bien à la vie politique, comme l’indique cette expression même, ce que la catastrophe de l’ Erika fut à l’environnement.

12 juin 2007 ­

C’est en premier lieu et sans surprise que notre marchand d’orviétan rencontre les premières contrariétés du réel sur la scène internationale : avec le dossier turc, d’abord, un trop gros morceau pour être traité aux conditions du simplisme bouffonesque, ou bien encore, plus récemment, avec la question du Kosovo. À l’usage, notre faiseur (de miracles) apprend, à ses dépens, qu’une « idée astucieuse » tirée du chapeau le matin même ne suffit pas à régler les litiges noués autour de tels dossiers et qu’en matière de politique extérieure importent doctrines, constance et continuités ­ ce qui constitue le tissu d’une politique et non d’une suite de « coups » plus ou moins heureux.

13 juin 2007 ­

Après les démêlés de Bouffon et Dame Bouffonne, voici que défraient la chronique ceux de sa concurrente malheureuse et du compagnon d’icelle, leader du parti rose. Le public assiste ici en direct à de ces débordements stridents d’affects (du meilleur de la haine et du ressentiment, pour tout dire) qui viennent balayer les contrats, les compromis, les armistices et arrangements les plus laborieusement élaborés. Sur ce plan, les élites politiques les plus exposées aux feux de la rampe ne semblent pas davantage maîtresses de leur destin que le tout-venant.

Étrangement, pourtant, l’étalage sur la place publique (sur le marché aux gossips et aux chromos) de ces fractures intimes ne semble pas contribuer de manière décisive au discrédit de ces personnages. « Les gens » y identifieraient plutôt ce trait d’humanité et de sensibilité qu’ils peinent, le plus souvent, à reconnaître lorsque ces ténors exposent leurs projets politiques. À défaut d’être porté à s’identifier à des programmes ou des propagandes, le public va se retrouver dans les indices de fragilité qu’exposent ces accidents de la vie (sentimentale, familiale) affectant la catégorie people des appareils politiques. Une séquence inaugurée par les révélations autour de la double vie de Mitterrand : les élites politiques cessent d’être perçues comme une espèce à part (de Gaulle, ce géant, ce héros…) et se « rapprochent » du peuple par le biais paradoxal de la vie dite privée ­ qui, du coup, cesse complètement de l’être ; là où, simultanément, un abîme béant, plus béant que jamais, sépare les politiques néolibérales, bleues ou roses, des dispositions et aspirations populaires.

14 juin 2007 ­

Ce qu’on entend, le matin, en se rasant : le Smic n’augmentera, en juillet prochain, que de 2 %, par effet dit « mécanique » de compensation de l’inflation, et la TVA, elle, augmentera de plusieurs points, à la faveur de la mise en place du dispositif nommé, par antiphrase, « TVA sociale », dont le principe est bien simple : prélever dans la poche du tout-venant ce qui ne le sera plus dans la caisse des entreprises, aux fins de financement des déficits de la Sécu. Comme annoncé, Bouffon applique son programme ploutocratique sans trop en dissimuler le principe : faire travailler et payer davantage la masse qui, déjà, peine à joindre les deux bouts, favoriser la prospérité des riches et du capital. La poussière d’humanité qui a joué avec le feu en plébiscitant Bouffon paie comptant, et n’a pas fini de payer.

15 juin 2007 ­

Le Canard enchaîné révèle la note obtenue par Bouffon pour sa copie de bac, en philo ­ 09/20. On peut tirer de cette information deux conclusions rigoureusement contradictoires : soit on dira qu’elle apporte la preuve flagrante que la philosophie n’est rigoureusement d’aucune utilité pour réussir dans la vie (mais on s’en doutait déjà), soit que, décidément, nous sommes gouvernés par n’importe qui. Que chacun opère son choix, selon ses inclinations.

16 juin 2007 ­

Les attaques récurrentes de Bouffon contre Mai 68 sont profondément indigentes, écrit Josep Ramoneda dans El Pais . D’abord parce qu’il affecte de croire que cet événement a été une particularité française, alors qu’il fut, de notoriété publique, européen, mondial, anticapitaliste à l’Ouest, anticommuniste à l’Est. Ensuite, parce que « l’année 1968 marque dans le monde entier le début de la transition libérale qui connaîtra sa grande éclosion en 1989 avec l’effondrement du système de type soviétique » . Enfin, parce que Mai 68 a fait « voler en éclats des façons de comprendre et de vivre » qui, si elles s’étaient maintenues, auraient rendu impossible l’accession à la magistrature suprême d’un personnage comme lui ( « La morale de l’époque n’aurait pas toléré que la première famille de France soit un couple avec cinq enfants issus de trois mariages et de quatre géniteurs et constamment au bord du divorce » ). Le culot avec lequel Bouffon « impute à Mai 68 jusqu’aux plus flagrants excès du capitalisme d’aujourd’hui [est] un alibi pour le jour où [il] se pliera aux volontés de ses compagnons de yacht » , conclut le chroniqueur.

Tout cela serait bel et bon si ce n’était un nouveau trait d’ineptie journalistique qui venait parachever cette analyse : « Enterrer Mai 68 est un exercice inutile parce que c’est déjà fait depuis longtemps. »

L’enterrement de ce qui fait Événement (et, à ce titre, revient sans fin dans le présent) et la célébration sans relâche des faux évenements (du genre : centenaire de la grande crise du phylloxéra ou trentenaire de la mort de Dalida) comptent parmi les nombreuses passions tristes qui animent le zèle des journalistes. Si, pour parodier Bouffon, Mai 68 faisait Événement en tant que « début de la transition libérale », cela se saurait et le Medef ferait célébrer des messes pour l’anniversaire de la Nuit des barricades. Tel est bien le problème de notre temps : le plus souvent, ce qui se met en avant pour récuser la Bêtise n’en est qu’une autre version.

17 juin 2007 ­

Désormais, les signes de défaillance des corps dirigeants sont scrutés, surexposés, répercutés tous azimuts par les machines médiatiques mondiales. Sur ce théâtre, l’Internet joue le rôle de chevau-léger, lorsque les grosses machines tardent à se mettre en branle. C’est la Toile qui, la première, s’est emparée de l’étrange entrée en scène de Bouffon lors de sa conférence tenue devant la presse internationale, en marge de la réunion du G8. Une mésaventure qui, toutes choses égales par ailleurs, rappelle celle survenue à Clinton dans le Bureau ovale de la Maison Blanche. Tous ces petits et grands écarts ou manquements sont à rapporter à l’immense fatigue qui guette ces corps faillibles, constamment astreints à faire bonne figure et à se plier à des emplois du temps surhumains.

Dans le cas présent, le présentateur de la télé publique belge qui, relayé par You Tube et Daily Motion, lança l’hypothèse de l’excès de boisson met trop facilement les rieurs de son côté. Le problème de Bouffon, ce n’est certainement pas la bouteille, c’est la pharmacopée. Ce type de drogué du pouvoir, constamment en état de vigilance rouge et de surchauffe, ne peut tenir qu’à coup de boissons énergétiques, de cachetons et autres stimulants divers (avant d’être le fléau du sport dont on nous rebat les oreilles, le dopage est le travers le mieux partagé dans le milieu d’où a surgi Bouffon ­ gens de médias et du spectacle, publicitaires, hommes d’affaires et jet-set speedée…). Cela fait moins rire dans les chaumières que l’hypothèse du petit verre de vodka en trop, mais c’est plus réaliste. Demeure ce goût croissant dans le public pour la ridiculisation des grands personnages de l’État et hommes politiques. Allez savoir pourquoi…

18 juin 2007 ­

Bouffon, pauvre Bouffon, s’est fait voler la vedette, au soir du second tour des législatives, par les amants maudits de la rose clique : ceux-ci ont su très habilement tirer profit de cette soirée des dupes (une victoire de la faction bouffonne en forme de défaite) pour faire passer la nouvelle de leur séparation avant le résultat même des élections. Au jeu de la peopolisation, les battus en remontrent parfois aux gagnants. Les journalistes adorent ce mélange des genres et, avec eux, les citoyens en canapé.

19 juin 2007 ­

On m’assure que le nom Bouffon ne figure sur aucun des annuaires des anciens élèves de Sciences-Po (rue Saint-Guillaume), qu’il a trouvé son diplôme de cette institution renommée dans une pochette-surprise (en l’occurrence : une école « supérieure » privée de Neuilly) ; on me dit que les journaux se sont toujours montrés rétifs à suivre cette piste bien intéressante, tout comme ils ont fait peu de cas de l’affaire des travaux réalisés dans l’appartement de Neuilly, lancée en pleine campagne électorale par le Canard Enchaîné . Davantage qu’un honorable refus de « fouiller les poubelles » des hommes publics, ce qui a travaillé la presse, en l’occurrence, est bien l’obscur désir de voir cet ambitieux aller au bout de son chemin. Les journaux sont fascinés par les bêtes de pouvoir, ils en révèrent l’énergie, en admirent le cynisme, en craignent, éventuellement, les coups de crocs. Il y a déjà quelque temps que, sentant dans quelle direction le vent soufflait, ils ont renoncé à désigner Bouffon par son sobriquet bien trouvé de « Lapin Duracell » (marque déposée)…

20 juin 2007 ­

Dans le quotidien du soir, un survivant de toutes les majorités de la Ve République adresse à Bouffon cette exhortation un peu mièvre : « Vous donnez le sentiment de vouloir tout faire en hâte quand la sagesse vous suggérerait d’agir autrement » ; légère remontrance que complète cette formule de comice agricole : « Méfiez-vous du cartésianisme qui nous fait croire que tout est noir ou blanc. »

Il est constant que, chaque fois qu’un crocodile du marigot politique évoque un auteur ou une doctrine philosophique, il profère une énormité qui, pour un peu, justifierait à une prise d’armes. Avec cet ancien ministre du Général rallié sur le tard au Spectre, Bouffon a trouvé un partenaire à sa mesure, en matière de doctrines et de concepts.

21 juin 2007 ­

Pérorant devant les parlementaires de son parti puis occupant les écrans de télé, Bouffon multiplie les « Je… moi-même », les coups de clairon et de menton ( « C’est un président qui dit « je » comme il respire, au risque d’étouffer son gouvernement » , lit-on dans un journal). Puis, histoire d’élever le débat, il se laisse aller à une confidence : « Je ne suis pas un théoricien, moi, je ne suis pas un idéologue. Oh, je ne suis pas un intellectuel ! Je suis quelqu’un de concret. »

Le culte du « concret », philosophie toutes mains et science universelle des imbéciles (décidément, on note vraiment trop large au bac).

22 juin 2007 ­

Revenant sur ces images largement diffusées par l’Internet (en passe de devenir le nouveau vecteur « mondial » des inusables et multiples usages de la moquerie populaire) où il apparaît quelque peu « décalé » à Heiligendamm, Bouffon rétorque, impérial : « Moi, je n’ai jamais bu une goutte d’alcool de ma vie ! »

Une occasion, encore, de crier gare. De deux choses l’une, en effet : soit celui qui professe un tel intégrisme de tempérance est un menteur effronté (ce qui, au demeurant, se confirme suffisamment, dans le cas présent), soit cet affichage vertueux révèle un tempérament psychorigide, phobique, une propension au fanatisme. Dans ce type de registre, les «~jamais !~» sont toujours suspects, quand ils ne sont pas l’effet de prescriptions culturelles, religieuses ou communautaires. Or, que je sache, Bouffon n’est pas musulman.

23 juin 2007 ­

Une notion qui nous vient des Anciens : l’aptitude d’un sujet à gouverner les autres (une Cité, un Empire) est tributaire de sa faculté de se gouverner soi-même. Le « spasmodisme » bouffonnien, ses affabulations, ses sautes d’humeur et, affirment les journalistes, ses crises de fureur noire, nous en disent suffisamment long sur les dissensions qui, en permanence, déchirent ce tempérament, en dissocient les éléments et l’empêchent de trouver l’équilibre nécessaire, le « juste milieu » des principes en lutte. L’agitation permanente de ce petit homme en proie à son excès de narcissisme, la fuite en avant sans fin qu’il pratique sont la manifestation de cet échec sans fin à se gouverner soi-même. Et c’est sur cet échec qu’est calquée la présomption selon laquelle il aurait vocation à gouverner les vivants de ce pays.

24 juin 2007 ­

Les journaux veulent bien servir la soupe à Bouffon (et ne s’en privent guère par les temps qui courent), mais les journalistes veulent que les formes soient respectées et ils renâclent si César, du haut de son char, s’adresse à eux un ton trop haut. Le Monde relève ainsi avec acidité l’injonction lancée par notre héros à l’issue de la négociation-marathon sur le « traité simplifié » européen qui vient de s’achever, à Bruxelles : « C’est le sommet le plus important depuis des années. Vous qui êtes des spécialistes, vous pouvez le dire ! »

« Il encourage la presse à lui tresser des lauriers » , s’offusque le journal, plus chatouilleux sur son « indépendance » que les grosses machines médiatiques : peu de jour auparavant, à l’occasion de l’entretien avec Bouffon réalisé pour le compte de la chaîne béton/coca, le journal de 20 heures avait été carrément présenté par les deux momies de service depuis un bureau attenant à celui du maître des lieux, au Palais présidentiel… Les mauvais esprits ont déjà forgé le concept destiné à signaler ce « rapprochement » entre pouvoir exécutif et pouvoir médiatique : « brejnévisation des médias ».

25 juin 2007 ­

Invité à commenter la prestation bouffonienne à Bruxelles, l’ancien ministre socialiste de la Culture, au temps de la splendeur mitterrandesque, déclare : « Le Président a pris l’initiative de ce traité allégé. Il a aidé à bonifier les relations entre Allemands et Polonais, ses rapports amicaux avec Tony Blair n’ont pas été inutiles. Je suis tellement européen que j’empoche tout progrès et toute avancée. C’est du beau boulot. Franchement nous n’aurions pas fait mieux. »
La braderie aux éléphants est ouverte.

26 juin 2007 ­

Bouffon, quoiqu’il apparaisse comme le promoteur de l’ultralibéralisme aux yeux de larges secteurs de l’opinion, en France, est suspecté d’étatisme, de protectionnisme par une partie de l’eurocratie. Une remarque anodine, faite en passant à propos de la compétition qui ne doit pas devenir un « dogme » et des populations européennes auxquelles des « protections » devaient continuer à être accordées, a suffi à ce que ces intégristes du marché et apôtres des privatisations tous azimuts soupçonnent le nouvel élu d’être un partisan de la protection des entreprises nationales contre la concurrence étrangère et un nostalgique de l’État social.

La voilà bien, l’Europe de ces « élites » ! Bouffon, en bon gardien et de la chèvre et du chou, avait lancé cette formule modique : « Je crois à la compétition et au marché, mais comme un moyen et non pas comme une fin en soi […] L’Europe existe pour protéger les gens, non pas pour susciter peur et anxiété » ( The Guardian , 25 juin 2007), et voici ces Messieurs qui sonnent le tocsin : Keynes et l’économie collectivisée sont de retour ! Et pourquoi pas Marx et Bakounine, tant qu’à faire ?

27 juin 2007 ­

Privé de presse française depuis deux jours, semi-reclus dans ma chambre de l’hôtel Gorenje ­ Pristina, Kosovo ­ (quatre étoiles, disent-ils, car les lumières s’y allument et éteignent automatiquement, lorsqu’on entre et sort de la salle de bains), je peux à loisir me poser la question : de quelle nécessité émane donc ce journal ?

Rien d’impérieux, à proprement parler, une sorte de curiosité, plutôt : comment donc est appelé à s’inscrire dans la durée cet avènement dont tant de bons esprits nous ont dit, avant de retourner au plus ordinaire de leurs occupations, qu’il porterait, s’il survenait, la marque du plus irréparable des désastres ? À ce titre, cet enregistrement au jour le jour du temps d’installation de Bouffon et de l’engeance qui lui fait cortège trouve son point de départ dans une dispute autour des fantasmagories de l’exception et de la règle : Bouffon n’est pas l’exception barbare contre laquelle toute alliance, tout « moindre mal » sont bons à prendre. Il est le désastre continué, aggravé, c’est-à-dire en ce sens l’ordinaire du présent de notre défaite perpétuée. Rien de ce qu’entreprend Bouffon victorieux sous nos yeux ne s’oppose distinctement à ce qu’aurait entrepris, de même, sa concurrente malheureuse que nos amis vertueux ont tenté de nous vendre comme celle par qui surviendrait le salut. Il est, à ce titre, une incarnation plus tranchée de la présence du désastre, toujours « déjà là » et non pas à venir ­ Walter Benjamin dixit . Bouffon ne s’oppose pas comme l’exception d’un règne obscurantiste et violent à la règle d’une tempérance et sagesse gouvernementales incarnée par une « gauche » éclairée, il est l’actuel de la domination et des rapports de forces, sans fard, sans le drapé menteur dans lequel sont passés experts ses concurrents.

Consigner un désastre poursuivi sur une pente un peu plus raide est une tâche assez ingrate, souvent décourageante (à quoi bon ?) ; mais, d’un autre côté, il s’agira, en prenant le contre-pied de ce catastrophisme inconséquent qui, après avoir prophétisé le pire, retourne à l’ordinaire de ses petites affaires lorsque celui-ci survient, de ne pas lâcher le morceau en tentant de déceler ce que cette singularité abjecte (mais nullement cataclysmique ­ s’il est un vocable d’esbroufe pure dans le lexique bouffonnien, c’est bien celui de « rupture ») peut, envers et contre tout, présenter d’intéressant, d’ardu à décrire sur un mode non feuilletoniste et, plus encore, à penser en concepts. Il faut alors surmonter l’aversion première qu’inspire le quotidien de cette séquence résolument versaillaise pour tenter d’y repérer les détails qui révulsent ou enchantent et disent le tout sur le tout. L’ennemi mérite davantage qu’un haut-le-coeur passager ­ un effort d’attention et de pensée.

C’est qu’après tout, à défaut d’être le hors-norme de la démocratie contemporaine entendue comme seul régime conforme aux exigences de la vie civilisée (et qui pourtant, à l’usage, s’avère ne pas mériter une telle estime), Bouffon, avec son profil césariste affirmé, n’est pas non plus tout à fait l’ordinaire de la classe politique contemporaine. Sa carrière, son programme, son exercice du pouvoir se déploient dans cette sorte de zone grise où s’intriquent ordinaire du désastre perpétuel et apparition d’une singularité qui accentue les traits insoutenables de la démocratie du public. Tout cela mérite bien un journal de cent jours et pose toutes sortes de problèmes de forme passionnants : Bouffon, jusqu’ici, prête plus souvent encore à rire qu’à monter aux barricades, mais ce rire, fût-il jaune, peut aussi bien être une défense contre l’odieux et une facilité destinée à en éluder l’insupportable. Le mélange inextricable de grotesque, de dérisoire et d’abject qui se présente aussi bien dans le discours bouffonesque que dans son action gouvernementale place le plus souvent le chroniqueur en porte-à-faux, qui ne sait jamais trop quand il convient de donner libre cours à son hilarité et quand il convient de statuer : fini de rire, la mesure est pleine.

28 juin 2007 ­

Bouffon, émettant au cours de son entretien avec Michel Onfray (pas dégoûté, le philosophe tout public) l’hypothèse selon laquelle les pulsions pédophiles pourraient avoir une origine génétique, ne forme pas un énoncé qui emprunte à la médecine ou à la science, mais, donne libre cours, tout simplement, à sa passion de punir. Ce qu’il veut dire en proférant cette énormité est une chose bien simple : que ces nouvelles espèces dangereuses (les délinquants et criminels sexuels, les pédophiles…) doivent être exclues du champ de la vie commune et faire l’objet de procédures punitives d’exception. C’est le décret d’exclusion (mise au ban) destiné à les frapper qui, a posteriori, doit se donner un alibi de type scientifique : l’acquis, l’héritage génétique étant, par définition, ce qui demeure hors d’atteinte de tout traitement ou prise en charge ; la rage d’étiqueter, ostraciser, expulser, enfermer (etc.), dont Bouffon est le plus influent des protagonistes, en notre pays, trouve là son parfait alibi.

29 juin 2007 ­

Afin que nul ne l’ignore, tous les journaux gratuits du matin et du soir nous en ont tenus informés : Bouffon a assisté en personne, hier, aux obsèques du chef d’escadron de gendarmerie tué d’un coup de fusil par un cambrioleur, dans la banlieue de Lyon, à l’occasion d’un casse parti en vrille. Pour faire bonne mesure, Bouffon était flanqué, lors de la cérémonie, de la ministre de l’Intérieur et du ministre de la Défense.

Le même jour, on enterrait à Marseille le gamin fauché quelques jours plus tôt, sur un passage clouté, par une voiture de police amok. Ni Métro , ni Direct Soir n’ont tenu à nous informer de ce que Bouffon n’était pas présent lors de cette cérémonie. Toute la question de « l’impartialité de l’État » tient dans ce rapprochement. Du point de vue de l’homme d’État, la police est un corps sacré, et toute atteinte à ce corps doit être sanctionnée sur un mode exemplaire, et la victime policière honorée sur un mode exceptionnel. Le quidam qui subit la violence policière, déclassée comme « bavure » ou « accident » passe, lui, aux pertes et profits. Loin que toutes les vies se valent, aux yeux de l’État démocratique contemporain, une inflexible hiérarchie en fixe la valeur et la dignité ; et, tout en haut de l’échelle, une vie de flic en uniforme, « mort dans l’accomplissement de son devoir ».

30 juin 2007 ­

Dans l’Hebdo de Lausanne, repris par Courrier International , une journaliste et professeur de sport tourne en dérision le style sportif mis en scène par Bouffon : « […] Il court très mal. Sa foulée est d’une inefficacité ahurissante pour un homme qui se veut synonyme d’efficience […]. Son déplacement est laborieux. Ses rictus de souffrance accompagnent des efforts bien mal récompensés, parce que mal investis […]. Ses pieds orientés à 11 h 05, voire 10 h 10, évoquent Chaplin, mais ne favorisent pas sa course. Idem pour le moulinet du bras droit. Quant à sa foulée rasante, due à un cycle arrière quasi inexistant, elle ne lui permet pas de rebondir, mais le scotche carrément au sol […] », etc.

Cette savante « analyse biomécanique » de la course bouffonne est surtout une allégorie du mauvais gouvernement : tout y est, les membra disjecta , les énergies dilapidées, les actions inappropriées, la discorde établie au sein d’un même corps… Nous y revoici : dis-moi comment tu cours, je te dirai comment tu gouvernes ! « Puisse sa politique ne pas subir le même sort [que sa foulée inefficace] », conclut, non sans criante hypocrisie, la spécialiste helvétique…

1er juillet 2007 ­

Bouffon se rend en visite auprès de la classe ouvrière, sur un chantier de construction. Il en profite pour livrer la philosophie portative qu’il destine aux gars du bâtiment et, plus généralement, à ceux d’en bas :

  1. « Travailler plus pour gagner plus, voilà la martingale gagnante. » Toute espèce de critique du travail est devenue, de nos jours, l’équivalent d’un blasphème ou d’un sacrilège au temps de la Sainte Inquisition. « Gagner plus » est le but et l’espérance qui se sont substitués à l’Au-delà, à la vie éternelle parmi les bienheureux.

  2. « Toutes ces théories économiques… moi-même, parfois, je suis un peu perdu. Ce que je veux, c’est que les choses marchent. » Admirable « moi-même ». Si même cet Himalaya de la connaissance qu’est Bouffon s’y perd « parfois », quel sens y aurait-il à ce que ses interlocuteurs aux mains calleuses se mêlent de comprendre les ressorts qui meuvent ces hypostases qui les surpassent ­ le Marché, le Profit, la Concurrence, les cours de la Bourse… ? Que les maçons maçonnent, que les affaires marchent, et les vaches seront bien gardées. Mêlez-vous de ce qui vous regarde : travailler, « gagner plus », encore une fois ­ le reste, tout le reste, nous revient.

  3. « Pendant cinq ans, je continuerai à aller sur le terrain, pour donner, psychologiquement, de l’énergie et de la confiance. » « Sur le terrain » ­ variante du culte du « concret » et de la politique de la présence, de l’occupation du terrain. Les prédécesseurs de Bouffon avaient théorisé la rareté des apparitions présidentielles, censée en accroître le poids. Avec Bouffon, c’est l’inverse exactement ­ un principe d’ubiquité et d’omniprésence. « De l’énergie », « que les choses marchent », « sur le terrain » ­ maîtres-mots d’un volontarisme d’entraîneur d’équipe de foot villageoise…

    2 juillet 2007 ­

    Le Canard enchaîné daube à longueur de colonnes sur la fébrile agitation bouffonne ­ « Il est partout et décide seul de tout. » Ce qui est à l’oeuvre ici est bien la pure et simple appétence pour l’exercice du pouvoir, une forme de boulimie brouillonne sévissant dans l’horizon de cet exercice et de la supposée jouissance qui s’y associe.

Pour remobiliser l’image sportive précédemment évoquée, on dira : Bouffon peut être comparé à un de ces coureurs de fond présompteux qui entament un marathon sur des bases beaucoup trop élevées. L’asphyxie est promise au trentième kilomètre, au plus tard. C’est pourtant le B.A.BA de l’art de gouverner : savoir s’installer dans la durée, s’établir pour durer. Avec ses rodomontades de boxeur vantard, Bouffon prend la direction opposée.

3 juillet 2007 ­

On devrait se demander pourquoi les scandales et révélations n’affectent plus la carrière des hommes politiques et gens d’État comme ils le faisaient au temps des diamants de Bokassa, sous Giscard, des scandales immobiliers sous Pompidou, des révélations à propos du double jeu de Mitterrand au temps de l’Occupation, etc. On peut invoquer bien sûr la perte de mordant de la presse, sur ces questions, de plus en plus pusillanime et révérente (les liens et collusions entre pouvoir journalistique et surtout médiatique, d’un côté, et politique ­ étatique ­, de l’autre, n’ont cessé de se renforcer au cours des dernières décennies). Mais sans doute est-ce aussi et peut-être surtout le résultat d’un changement de dispositions du côté du public. Le nihilisme ambiant chez les élites l’a contaminé, il est, lui aussi, résolument entré dans l’ère post-morale : ce n’est pas seulement que les bénéfices tirés par les hommes politiques de leurs positions pour s’enrichir et prospérer, faire rénover leurs appartements aux frais de la princesse et s’offrir des vacances de nabab ne le choquent plus ; c’est que, de surcroît, ce public n’est pas loin d’admirer, conformément à l’air du temps, l’absence de scrupules et la belle énergie cannibale de ces « gagnants ». Ce n’est plus l’abnégation austère des Caton que l’on révère ; c’est bien plutôt la roublardise des malins qui se débrouillent et demeurent impunis que l’on salue. Ce sont davantage les seconds que les premiers que l’on souhaiterait imiter, si on en avait le talent, les moyens et l’audace. Non sans un léger frisson de dégoût pimenté de mépris. Mais à ce côté légèrement repoussant des gagnants de la politique contemporaine, le peuple des addicts aux chaînes hertziennes (les chaînes de l’esclavage, version contemporaine) que n’étouffe pas l’estime de soi sera également porté à s’identifier…

4 juillet 2007 ­

On nous dit que Dame Bouffonne a restitué la carte de crédit magique qui lui permettait de tirer des traites sur le Trésor public pour ses petits et grands frais « personnels ». « J’estimais que c’était un moyen plus simple, plus rapide, plus moderne de répondre à ses frais professionnels classiques, tels les cadeaux protocolaires aux épouses des chefs d’État étrangers, les gerbes de fleurs ou les frais de représentation » , a commenté à ce propos la directrice du cabinet bouffonnien… Où le culte néo-versaillais du « moderne » ne va-t-il pas se nicher ? Voici donc Marie-Antoinette en Prada privée de sa carte. Celle-ci avait surtout servi, jusqu’alors, à régler quelques discrets déjeuners en ville.

5 juillet 2007 ­

Bouffon s’est équipé d’un Premier ministre escamotable qui est le premier à le proclamer : il est bien normal que le Président décide de tout ; le premier aussi, comiquement, à se demander si, selon la forme actuelle des institutions, un Premier ministre est vraiment… nécessaire. À Ubuland, le Grand Chambellan est nécessairement doté d’une irrésistible vis comica involontaire.

6 juillet 2007 ­

Quatre heures de perquisition au domicile de l’ancien Premier ministre, soupçonné d’avoir monté le coup des faux listings de Clearstream et tenté de démolir par ce biais la carrière de Bouffon. « Si je trouve celui qui a fait ça , aurait alors déclaré à chaud ce dernier lorsque la conspiration fut éventée, je le pendrai à un croc de boucher. »

C’est toujours intéressant, lorsque Bouffon laisse parler son inconscient : ici pour s’identifier à la SS, plutôt qu’aux conspirateurs contre Hitler.

7 juillet 2007 ­

Ce qui stupéfie, avec Bouffon, c’est le nombre d’« amis » qu’on lui prête, certains même intimes au point qu’ils se disent ses « frères », d’autres qu’ils furent ses témoins lors de son mariage (pas le genre à se marier « dans la plus stricte intimité », Bouffon…), etc. ­ des amis partout, donc, dans la presse, le commerce des armes, l’industrie aéronautique, le show-biz, le sport, les cabinets d’avocats d’affaires… Mais, une fois encore, quel sens a au juste le mot ami pour Bouffon et sa clique ?

8 juillet 2007 ­

Hier, pour une fois, un dessin drôle et non aligné, dans le Monde : le juvénile porte-parole de l’Élysée y apparaît, un communiqué à la main, l’air embarrassé ; il dit : « En raison d’un petit problème d’agenda, le président de la République ne pourra pas courir le Tour de France. » Dessin de Pancho, qui efface les mièvreries de Plantu à la une.

9 juillet 2007 ­

Sous le règne de Bouffon, s’invente et prospère une nouvelle langue de bois dans laquelle se consignent le nouveau tour de présidentialisation du régime et la politique de débauchage destinée à plumer les hautes sphères de l’opposition. Dans ce registre vont faire merveille des syntagmes comme « ministre d’ouverture », « candidat d’ouverture »… Bouffon, habile manoeuvrier à défaut d’autre chose, jette à plaisir du sel sur les blessures ouvertes. Politicien du « troisième type » (du temps de la démocratie du public), il sait parfaitement qu’aucune différence principielle ou programmatique ne fait obstacle au libre-échangisme entre droite et gauche, gauche et droite, que ce soit en termes d’« idées », de slogans ou de seconds couteaux. Il sait aussi que le public ne prend plus suffisamment au sérieux la (supposée) différence entre droite et gauche institutionnelles pour se scandaliser du rachat d’un éléphant de gauche par un directeur de cirque de droite.

10 juillet 2007 ­

En visite officielle à Alger, ce drôle de Bouffon pense s’en tirer avec des tours de magicien de Foire du trône : passons l’éponge sur le passé (« assez de repentance »), tournons-nous vers l’avenir en faisant du business ensemble et en construisant l’usine à gaz de l’« Union méditerranéenne » !

Quand Bouffon prend en main des dossiers sensibles et complexes de politique internationale (les relations franco-algériennes le sont évidemment au premier chef), on a souvent l’impression de voir un enfant aux commandes d’un sous-marin nucléaire. Il faudrait tout le talent visionnaire d’un Kubrick pour imaginer cet ignare sans complexes au poste de pilotage, dans une situation de crise internationale majeure…

11 juillet 2007 ­

Insistons : sur les questions difficiles (et autrement décisives que celles dont les journaux font leurs titres et où l’opposition se tient en embuscade) de politique internationale, Bouffon ne « rompt » ni n’innove en rien, il persiste dans les orientations désastreuses fixées par ses prédécesseurs ­ ou alors, il aggrave. Ainsi, pour lui comme pour Jospin et Chirac, le Hezbollah qui sut abattre la superbe de l’État d’Israël pendant l’été 2006 est un mouvement « terroriste », et la seule manière d’en finir avec la guerre des mémoires entre la France et l’Algérie est de déchirer les pages qui fâchent et de cesser de se prendre la tête à propos des horreurs de la colonisation. On pourrait appeler cela un volontarisme de la présomption, un crétinisme mémoriel.

12 juillet 2007 ­

Dans le Monde , un responsable du secteur international taille en pièces le grand dessein bouffonnien d’une « Union méditerranéenne ». Une chimère, tranche-t-il, dont on ne peut certainement pas attendre qu’elle efface « la frontière la plus inégale du monde » qui sépare les pays du Nord du bassin méditerranéen de ceux du Sud. En effet, comment réunir autour d’un programme suffisamment éclectique pour inclure la lutte contre le terrorisme, la gestion des migrations, le droit économique et commercial, la promotion de l’État de droit et des droits de l’homme, des dirigeants de pays régis sur un mode généralement autocratique et qui, souvent, vivent en état d’hostilité mutuelle déclarée ?, se demande ce spécialiste.

Tout donne à penser, à la réflexion, que la belle idée de Bouffon se réduit à un renforcement de dispositifs policiers destinés à traiter, à la faveur de savants amalgames, la « lutte contre le terrorisme » et la répression de l’immigration clandestine.

L’occasion nous est donnée ici de redécouvrir l’adage oublié, qui prévalait encore au temps de de Gaulle : c’est à l’aune de la politique internationale que s’évalue le calibre d’un homme d’État.

13 juillet 2007 ­

Tout comme son prédécesseur, Bouffon l’énonce, la main sur le coeur, à l’occasion de son déplacement au Maghreb : la Tunisie de Ben Ali est « en cheminement vers la démocratie » . La décorative secrétaire d’État aux Droits de l’homme qu’il transporte pour l’occasion dans son paquetage ne dit mot et consent, et ne trouve pas une minute pour rencontrer à Tunis les organisations de défense des libertés.
C’est « la rupture », camarades.

14 juillet 2007 ­

La Cour de cassation fait exactement là où Bouffon lui prescrit de faire : deux fois débouté de sa plainte contre le chanteur du groupe de rap La Rumeur, le défenseur de l’honneur de la police vient d’obtenir satisfaction devant la dernière instance ­ Hamé, le chanteur qui évoquait la mémoire des « centaines de nos frères abattus par les forces de police » , est renvoyé devant les juges, pour diffamation.

Il ne sera pas dit que, Bouffon régnant, les violences et exactions policières seront un sujet dont il pourra être débattu à loisir. Si Hamé veut donner libre cours à son goût pour la caricature, qu’il s’en prenne donc à Mahomet. À ce propos, un dessin misérable de Plantu, à la une du Monde : une « racaille » en tenue de racaille tague sur le dos d’un flic le mot « assassin ». Le flic, patient et pédagogue : « Je t’explique : ce que tu fais est illégal. » Le rappeur, énervé : « En plus, il me tutoie, ce nazi ! »

À comparer, pour mémoire, à cette petite infamie, la formule irréprochable qu’a inspirée au chanteur la décision de la Cour de cassation : « Depuis l’époque coloniale, il y a une permanence de certaines formes de violences et de brutalités policières qui jouissent d’une immunité. »

15 juillet 2007 ­

Soutien inconditionnel de la garde des Sceaux et de la Diversité à la promotion de laquelle elle a activement contribué, Dame Bouffonne enfile à ce propos cette série de perles, pour le compte d’un hebdo : « C’est plus qu’une amie, c’est ma soeur [une maladie, décidément, chez les Bouffon, rien que des frères et des soeurs]. Je ne la lâcherai jamais. Je connais tout d’elle. Elle est de la race des Seigneurs. »

« Je ne la lâcherai jamais… » Est-ce à dire que, sous ce régime de néomonarchie, Dame Bouffonne dispose souverainement du privilège de la collation des titres, de l’attribution des fonctions, de la distribution des postes ? Et puis surtout : « …La race des Seigneurs » ­ majuscule… Dieu, quelle école ont donc fréquenté ces gens-là, pour parler si couramment, si spontanément la Lingua Tertii Imperii ???

16 juillet 2007 ­

Apparemment rabiboché avec le Monde , Alain Badiou y livre en exclusivité son analyse du phénomène Bouffon :

1 ­ L’accession aux affaires de ce dernier sanctionne la « véritable fin de la forme française de l’après-guerre : un système droite-gauche qui avait en partage un bilan très particulier de la guerre, du pétainisme et de la Résistance » .

2 ­ Bouffon est l’incarnation d’une nouvelle droite dont le credo est : « capitalisme décomplexé et réhabilitation de la loi à la fois factice et agressive du signifiant national » . Les maximes du nouveau régime sont : « C’est très bien d’être riche » et « Que les pauvres travaillent plus et nous obéissent » ­ à quoi s’ajoute la persécution des étrangers « surtout s’ils sont ouvriers et/ou pauvres » .

Enfin, les ralliements d’intellectuels à Bouffon et à la Bouffonnerie « symbolisent la possibilité pour [ceux-ci] et des philosophes d’être désormais des réactionnaires classiques » . Mort de l’intellectuel « de gauche », figure héritée de l’après-guerre, fin d’une séquence.

Pour peu que l’on fasse abstraction de son insupportable séquelle d’adulateurs et de sa monomanie platonicienne appliquée notamment à la Révolution culturelle, Badiou compte encore parmi ce qu’il nous reste de plus lucide.

17 juillet 2007 ­

Une des idées fixes de Bouffon est d’en finir avec l’interdiction, pour le chef de l’exécutif, de se présenter devant le Parlement et d’y exposer sa politique. Dans la tradition française, instruite par les cuisantes expériences de Louis-Napoléon Bonaparte, Thiers, Mac Mahon, etc., cette clause institutionnelle a son importance : elle signale l’indépendance du pouvoir législatif face à l’exécutif et la préserve. Même de Gaulle s’est bien gardé de la remettre en cause. Mais le « modernisme » de Bouffon consiste, entre autres, à vouloir s’affranchir de toutes ces séquelles d’un encombrant passé. Et puis, comme le rappelle un godillot en livrée (sur ce plan, les traditions se conservent), la pensée présidentielle est tout entière habitée par un vif désir d’état d’exception : en cas de « situation internationale extraordinairement conflictuelle » , il serait imaginable que le président de la République veuille s’adresser directement au congrès du Parlement… pour le convaincre de valider les pouvoirs spéciaux, peut-on imaginer sans excès de malice.

18 juillet 2007 ­

Ce qui frappe en premier lieu avec Dame Bouffonne, c’est sa parfaite interchangeabilité avec les gens de télévision ou les compagnes de sportifs célèbres dont les photos font les beaux jours de Gala et Télé Magazine . Toute cette engeance porte les mêmes marques, les mêmes lunettes de soleil italiennes, fréquente les mêmes boutiques sur la « plus belle avenue du monde » et parle l’idiome de Johnny Hallyday. Pour cette raison, Bouffon redoute davantage qu’une attaque de missiles russes les prises de parole publique de sa moitié : elle fait oeuvre utile au service de son image de Grand Humanitaire, mais il est préférable qu’elle s’abstienne de parler à la télé.

19 juillet 2007 ­

Bouffon, l’excellent Bouffon, a des attentions pour tous, et même de la considération pour les petits, les anonymes, les « derniers ». Il dit : « Même celui qui arrive dernier, il mérite, par son travail, ses efforts. C’est exceptionnel. » Bouffon, bien sûr, parle ici du Tour de France, dont il vient de suivre une étape de montagne en voiture, mais c’est l’occasion d’énoncer une plus ample pensée et d’adresser un message de sincère compassion au smicard invité à « travailler plus » et à la boucler. Pour le reste ­ qu’est-ce qui, dans tout ça, est « exceptionnel » ? ­, nous ne le saurons jamais. Très souvent, les phrases qui sortent à gros bouillons de la bouche de Bouffon donnent l’impression d’être produites par une sorte de mécanique déréglée, comme les boudins de plastique dans une scène fameuse de Mon Oncle . Ce n’est pas le sens qui compte, l’idée (il n’y en a pas), c’est le bruit produit par la bouche auguste et l’impression suscitée.

20 juillet 2007 ­

C’est un peu à qui, aujourd’hui, réussira à imposer l’autorité de son concept, plutôt faible que fort, destiné à caractériser synthétiquement ce qui, avec Bouffon et son art de gouverner, se distinguerait des figures antérieures. « Américanisation », « peopolisation » du pouvoir, lance, sans grand risque, l’éleveur de chevaux qui tenta sa chance au centre. Ces vocables passent à côté de l’essentiel, qui ne se nomme pas aisément : le basculement d’un régime de discours dont la matrice est l’énonciation de points de vue et intérêts politiques à un autre, dans lequel le contenu des messages s’efface devant la pure efficience de leur mode de diffusion. En ce sens, Bouffon est un communiquant en premier lieu, un homme politique au sens courant du terme (représentant d’un parti, d’une position, d’une doctrine, d’un groupement d’intérêts) en second lieu seulement.

Ce qui veut dire plusieurs choses. Par exemple, que ses talents, qu’il exerce dans la sphère politique avec le succès que l’on sait, pourraient être indifféremment employés dans le monde des affaires, de la publicité, dans un cabinet d’avocats, au service d’une grande chaîne de télévision ­ pas dans l’enseignement de la philosophie. Ensuite, Bouffon ne parle pas selon des convictions, des opinions mêmes, des positions arrêtées, mais selon une évaluation de ce qu’il convient de dire en telle ou telle circonstance pour retenir l’attention du public et obtenir son acquiescement. Bouffon n’a, de ce point de vue, aucune, rigoureusement aucune idée personnelle, juste quelques gros plis obsessionnels, mais il sait, en chaque situation, attendue ou inattendue, placer ou improviser les phrases adaptées aux conditions du moment : qu’il s’agisse du G8, du Tour de France, des obsèques d’un policier, d’une garden-party à l’Élysée, de la réception d’un chef d’État étranger… C’est sans doute là le point de rupture majeur avec ses deux prédécesseurs, qui, certes s’entouraient de conseillers en communication, certes jouaient à fond le jeu du présidentialisme, mais qui, au reste, demeuraient des « animaux politiques » en premier lieu, occupant une position déterminée sur l’échiquier des partis, tributaires de traditions, d’appareils ­ des « héritiers », malgré tout.

Avec Bouffon, au contraire, la politique cesse d’être un espace de confrontation d’opinions, points de vue et intérêts en conflit pour devenir cette sorte de lieu vide où circulent d’inconsistants messages sans suite, un lieu vide paradoxalement saturé de flux de type publicitaire. Dans cette nouvelle topographie, le pouvoir revient à celui qui parvient à occuper la place du Grand Émetteur, à capter l’attention et à imposer sa novlangue ­ ce que, par antiphrase sans doute, les journaux ont désigné comme la victoire de Bouffon dans la « bataille des valeurs » ! Ce ne sont plus maintenant les journalistes de télé dont le métier est d’interviewer les hommes politiques qui doivent calquer leur style et leur vocabulaire sur celui de ces derniers, c’est au contraire l’homme d’État qui doit s’efforcer de ressembler au plus près à un présentateur du JT ­ et à ce jeu, évidemment, Bouffon, personnage de pure surface, est sans rival…

21 juillet 2007 ­

Travaux pratiques sur ce même thème : commentant deux récents suicides commis par des salariés sur leur lieu de travail, Bouffon est, dit son porte-parole, « très touché par la nouvelle » et souhaite « que l’on creuse des pistes pour tenter d’apporter des remèdes à ces problèmes qui sont toujours très difficiles » . Paroles verbales, phrases toutes faites ­ mais ce n’est pas cela qui compte. Ce qui importe est l’existence d’un « message » présidentiel à propos de ces suicides en entreprise, un phénomène qui tend à devenir épidémique. Ce qui compte, c’est la présence de ce message « correct », c’est-à-dire vide, et l’occupation par celui-ci de l’espace communicationnel. Une stratégie calquée sur celle que vantait naguère le PDG de la chaîne leader et qui fit florès : en investissant l’espace communicationnel, qu’il s’agisse de vendre une boisson gazeuse ou de la compassion bouffonnienne, on « mobilise » non pas les esprits mais les cerveaux, on les investit, on les saisit et les immobilise.

22 juillet 2007 ­

Ayant énoncé dans la forme requise ce qui devait l’être à l’occasion du 65e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv ( « Nous ne devons pas oublier » ), Bouffon fait savoir qu’il se rendra prochainement en Libye « si cela peut être utile au dénouement de l’affaire » . Il y a évidemment une colossale présomption à s’établir ainsi dans la position du recours providentiel, concernant un conflit qui, après tout, met aux prises deux pays qu’aucun lien particulier n’attache à la France, la Bulgarie et la Libye. Sur les ruines du destin conquérant de la Grande Nation ne prospèrent plus que les opportunités humanitaires, une Weltpolitik de Petites Soeurs des Pauvres. Surtout, à défaut de la capacité d’incarner une « grande politique » internationale, Bouffon va s’efforcer d’endosser le rôle qui lui permettra de ne pas disparaître totalement de cette scène : celle du pompier volant mondial calculant chacun de ses « coups » en fonction de l’audimat…

23 juillet 2007 ­

Henri Guaino, le cerveau prothétique de Bouffon, se déclare partisan de l’adjonction d’une dose de césarisme à l’institution politique, histoire d’apporter du sang neuf à celle-ci. Il faut, dit-il, que la démocratie soit incarnée, afin que les gouvernés puissent s’identifier au pouvoir. Ce qui est une autre façon d’énoncer, si l’on comprend bien, qu’il faut que la démocratie rompe avec le principe même de son invention (Claude Lefort), afin que puisse se rétablir cet élément d’identification, voire de fusion entre gouvernants et gouvernés, qui est au fondement de la monarchie absolue ­ mais aussi, accessoirement, de la dictature totalitaire. En effet, le propre de la démocratie moderne est d’établir le pouvoir en un lieu incertain, indéterminé, dans lequel la légitimité de l’institution ne coïncide avec la visibilité d’aucun corps particulier, c’est de « fonctionner » à la désincarnation du pouvoir. Enonçant benoîtement ceci : « La démocratie, ce n’est pas seulement un système de règles désincarnées, c’est aussi un pouvoir visible, responsable » , Guaino ne fait pas seulement de l’anti-Lefort sans le savoir ; il donne surtout libre cours à une nostalgie des pouvoirs anciens qui, dans le monde contemporain, ne saurait trouver satisfaction qu’avec l’établissement d’un régime populiste autoritaire dopant d’une bonne dose d’exception la normativité démocratique. Réclamer, dans les conditions démocratiques, davantage de « visibilité » du pouvoir, c’est exiger un renforcement des traits bonapartistes de la démocratie contemporaine. Or, ceux-ci sont déjà très accentués selon les institutions actuelles, tout particulièrement en France, depuis 1958. Le plus d’incarnation que revendique le think tanker de Bouffon recèle donc une demande « d’autre chose » qui n’ose pas (encore) dire son nom. Attendons.

24 juillet 2007 ­

Les sondages ne nous enseignent rien que nous ne sachions déjà, en revanche ils contribuent efficacement à produire des effets d’amplification des dynamiques en cours. Ainsi, quand le Journal du dimanche commande et publie un sondage nous « informant » que 66 % des « Français » (935 personnes interrogées) sont « satisfaits » de Bouffon ­ il sait ce qu’il fait. Titrant en une sur les « Deux Français sur trois » qui expriment leur satisfaction, il ne se contente pas de voler au secours de la victoire, il la consolide et la proroge. C’est d’ailleurs en ce lieu géométrique que s’opère la jonction entre les dispositions de la presse et la fonction des sondages : l’un comme l’autre sont des machines opportunistes destinées à renforcer la force d’évidence des « réalités » massives et majoritaires, des consensus et entassements, des dispositifs servant à accentuer les plis dominants. Avec un même sondage, Rochefort ou Bloy aurait titré : « Déjà un Français sur trois excédé par Bouffon »

25 juillet 2007 ­

Où l’on voit à quel point la vie politique est désormais captée par les règles qu’imposent la publicité et la communication : tonnant non sans motif contre la politique des bons coups conduite par Bouffon (à l’occasion de l’opération dite humanitaire conduite tambour battant à Tripoli), le chef du parti rose ne conçoit pas qu’il puisse faire passer son message sans l’agrémenter d’un bon mot destiné à passer en boucle sur France Info : « Une politique du coup d’éclat permanent » , lance-t-il avec un sourire en coin, bien content de sa trouvaille.

On imagine difficilement dans les chaumières la débauche d’efforts que peut coûter à un état-major de parti l’invention d’un tout petit bon mot de cette espèce, destiné à chatoyer dans une actualité pressée quelques instants seulement. Autant de temps volé à la lecture de ces classiques abscons dont ces messieurs-dames ont parfois entendu parler, sans jamais avoir eu le loisir de s’y plonger… À la bourse de la communication, un bon mot s’échange contre cent concepts.

26 juillet 2007 ­

On notera, dans le même ordre d’idée, que Dame Bouffonne dispose au Palais présidentiel d’un bureau et d’une équipe parmi laquelle figure une attachée de presse tout droit venue d’EuroDisney. Le genre de détail que les journalistes relatent de manière routinière, tant il fait partie de l’ordre des choses. Désormais, les bonnes oeuvres libyennes seront vendues au populo comme de petits Mickeys.

27 juillet 2007 ­

« Elle a compris très vite qu’il fallait prendre toutes les douleurs en considération », pontifie Bouffon à propos de la bonne action de Dame Bouffonne à Tripoli. Voilà qui a une autre gueule que le mesquin refus énoncé naguère par un Premier ministre (à peine) rose d’accueillir « toute la misère du monde » . Et lorsque quelques mauvais coucheurs de l’opposition demandent à quel titre Madame s’acquitte de ce genre de mission de haute volée, le chef du parti gouvernant, lui-même ancien d’ Occident recyclé, rétorque, superbe : « Dans les monarchies, le conjoint du monarque a une place institutionnelle. » Sommes-nous donc déjà en monarchie ? Voilà qui éclaire les propos du conseiller Guaino sur « l’incarnation ». Encore un peu de patience : dans l’attente du Sacre, les courtisans sont déjà à pied d’oeuvre.

28 juillet 2007 ­

En déplacement au Togo et au Gabon, Bouffon fait l’éloge de deux des autocrates les plus constants au pouvoir dans « nos » anciennes colonies en Afrique : Omar Bongo et Sassou N’Guesso, tous deux poursuivis devant des juridictions françaises pour détournement de fonds publics. « S’agissant du Gabon , dit-il notamment *, je ne pense pas que ce soit le pays qui ait le plus à rougir du point de vue de la démocratie interne. »* Bongo, il est vrai, n’est à la tête de son pays que depuis quarante années ; et, après tout, en 2047, Bouffon, toujours juvénile à 92 ans, continuerait assurément de faire merveille, avec une énergie intacte, aux commandes de l’État…

29 juillet 2007 ­

En visite officielle à Dakar, Bouffon paie rapidement son tribut à la critique de la colonisation ( « le colonisateur a pris, s’est servi, il a exploité, il a pillé les ressources… » ), puis en vient aux choses sérieuses : sa propre version des difficultés de l’Afrique et qui serait comme du Hegel mélangé à de la soie de cochon hachée : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’Homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire […]. Jamais il ne s’élance vers l’avenir […]. Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout est écrit d’avance […]. Il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. »

Un best of rétro de clichés évolutionnistes rescapés de l’avant-dernier siècle, mais destinés à véhiculer un message très distinct : foin de toute repentance, si l’Afrique se porte mal, c’est sa faute et rien que sa faute… Aucun rapport entre l’« accroche » sur la colonisation prédatrice et ce développement, mais, encore une fois, cette incohérence est sans importance aucune, puisqu’il ne s’agit pas d’argumenter, d’enchaîner des raisonnements, mais de « faire passer » un message. Ici : démerdez-vous avec vos problèmes, nous n’endosserons aucune responsabilité pour ce qui les concerne et serons impitoyables avec vos immigrants clandestins.

30 juillet 2007 ­

On imagine aisément que le présent tel que le perçoit Bouffon gros comme le boeuf ressemble aux campagnes françaises telles que nous les voyons défiler sous nos yeux de l’intérieur d’un TGV lancé à 300 km/h entre Paris et Nancy : un zapping permanent et vertigineux d’un conseil des ministres au désert libyen, d’un jogging matinal à une virée dans la forêt équatoriale gabonaise, etc. On peut aisément concevoir que la continuité de la pensée saurait difficilement s’accommoder non seulement de la vitesse de ces déplacements, de leur rythme effréné, mais surtout de l’absolue discontinuité et hétérogénéité des séquences enchaînées. Un tel mode d’existence en forme de travelling accéléré permanent ne saurait être constitutif d’un champ d’expérience propre. C’est la raison pour laquelle Bouffon se présente à nos yeux comme un automate voué à prononcer des paroles et accomplir des gestes programmés, plutôt que comme le sujet ou l’auteur d’une politique qui lui soit propre.

31 juillet 2007 ­

Le diable, on le sait, habite dans les détails, spécialement lorsqu’il s’agit de la vie des grands de ce monde et des importants (des Incroyables et Merveilleuses de notre temps). Ainsi, le quotidien post-mao/néo-rothschildien publie en première page une photo des mains enlacées de Bouffon et Dame Bouffonne. Au poignet de la seconde, une de ces gourmettes en forme de coeur que nos élèves ­ féminins ­ de seconde reçoivent en gage d’amour éternel lors de leur premier flirt. Que celle-ci provienne d’une boutique à émirs de la place Vendôme, et non pas de la souscription d’un abonnement à l’Express , ne change finalement rien à l’affaire ­ à chacun ses moyens, après tout. La pauvreté se venge, et une joie maligne nous illumine chaque fois qu’il nous est permis de constater que le parvenu réalise le tour de force, avec tous ses moyens, d’imiter la passion pour le kitsch des plus démunis. Nous nous prenons alors à imaginer la belle application avec laquelle Bouffon a choisi ce magnifique porte-bonheur destiné à sceller une si périlleuse réconciliation…

1er août 2007 ­

Envie de vomir, hier soir, ni plus ni moins, à entendre Bouffon faire l’article, avec des accents de télévangéliste, en faveur du prélèvement d’une dîme sur le remboursement des médicaments par la Sécu, au nom opportun de cette nouvelle Grande Cause nationale ­ la maladie d’Alzheimer. Ici, l’escamoteur est vraiment au sommet de son art. C’est tout simplement le principe de la pompe à phynances, directement branchée sur la poche du tout-venant du côté prélèvement, des lobbies intouchables de l’autre ­ tout récemment encore, le tarif de la consultation des généralistes était augmenté d’un euro. La « Grande Cause nationale » trouve ici son vrai visage : tout pour le pouvoir médical, et que l’argent continue à aller à l’argent. C’est la version bouffonne du mémorable « salauds de pauvres ! » ( la Traversée de Paris ) : « Vous m’avez voulu, vous m’avez élu, salauds de pauvres ­ eh bien payez maintenant ! »

2 août 2007 ­

Et voici que l’héritier Khadafi crache le morceau : le deal conclu entre autorités françaises et libyennes, à l’occasion de la libération des infirmières bulgares, va un peu plus loin que la fourniture d’un système de dessalinisation de l’eau de mer… L’arbre humanitaire cache la forêt d’un solide contrat concernant des matériels militaires. Interpellé à ce sujet, Maître Bouffon nie tout en bloc, et de même son valet rose, ministre des affaires étrangères.

Nous n’en sommes déjà plus tout à fait à la séquence rêvée où le nouvel élu prenait la réalité d’assaut et la pliait à son fantasme, peu à peu le monde enchanté produit par la faconde bouffonne s’écaille et réapparaissent les contours du bon vieux cynisme ­ mais pas même à hauteur de raison d’État machiavélienne ­, ici est l’intérêt de notre puissance, et foin des scrupules moraux ­ non, simplement au niveau de l’intérêt glacé du trafiquant d’armes.

3 août 2007 ­

Grosse bronca pour Bouffon, ce matin, dans les journaux, la teneur du contrat de ventes de matériels militaires par EADS à la Libye étant maintenant publique. Tandis que notre paladin préfère s’éclipser pour ses vacances américaines chic et choc, ses partisans et porte-parole improvisent des explications embarrassées. Le brouillard de la glorieuse action humanitaire dissipé, demeure le parfum âcre du mensonge et de la manipulation. Nous n’en sommes pas encore au point où le public bombardera l’escamoteur de projectiles divers et exigera le remboursement de son ticket, mais… Il faut laisser le temps au temps, disait l’autre, le Spectre.

4 août 2007 ­

Vacances de parvenus pour Bouffon et Dame Bouffonne dans le New Hampshire, où « des amis » ont retenu pour eux, et pour 30 000 dollars la semaine, la propriété d’un ancien responsable de Microsoft. Compiègne et ses fastes se délocalisent. Dans cette modeste cabane, plusieurs suites avec vue sur le lac Winnipesaukee, un salon de cinéma et média, huit chambres, onze salles de bains, un quai pouvant accueillir quatre bateaux, sans oublier une cuisine « digne des plus grands restaurants » , disent les journaux.

Selon un sondage sur mesure publié par le Figaro Magazine , 74 % des Français, éblouis par tant d’ors et de pompe, s’en remettent à Bouffon pour « résoudre les problèmes qui se posent en France actuellement » .

5 août 2007 ­ Petit supplément à la Critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk : à l’âge bouffonnien, le schmalz humanitaire, avec ses bonnes joues roses et son impeccable moralité, n’est aucunement ce qui s’affronte au froid calcul de l’homme d’État ou du businessman, il en est au contraire l’habit de lumière et le nécessaire apparat. Dame Bouffonne, jouant les utilités à Tripoli et Sofia, est le ruban noué autour d’un lot de missiles Milan. Cynisme en phase terminale, pourrait-on dire.

6 août 2007 ­

L’hyperactivisme de Bouffon et de sa séquelle entraîne ceux-là même qui le censurent dans son sillage, il impose son rythme propre, assure le triomphe de l’anecdote sur la réflexion. D’où cette sorte de tétanie de la pensée face à ce qui constituerait le novum de ce règne tonitruant, une incapacité mal compensée par la remobilisation improvisée de souvenirs de concepts hérités des temps héroïques (bonapartisme, césarisme…). Ce matin, les journalistes du service public, comme on di(sai)t filles publiques, s’émerveillaient de ce que le nouveau maître ait su, en moins de cent jours, « faire oublier » son prédécesseur, en renvoyant le souvenir vers les temps archaïques d’un autre siècle ­ image contre image, celle d’un Oblomov corrézien, reclus dans sa forteresse présidentielle, s’opposant à cette autre où un homme d’action juvénile avale quatre à quatre le perron de l’Élysée, le portable collé à l’oreille… De l’image, rien que de l’image ­ pas une idée, une image efface l’autre, c’est la loi du présentisme (François Hartog) universel et généralisé, dont Bouffon est l’un des hérauts.

7 août 2007 ­

En ne manquant pas une occasion d’afficher ses vacances dispendieuses, Bouffon fait le pari que nous sommes passés d’une société de patriciens et plébéiens, riches et pauvres (dans laquelle les seconds sont rassemblés par l’animosité, la rancune, le dégoût ou l’envie que leur inspire la comparaison entre leur condition propre et celle de l’ennemi atavique), à une société de téléspectateurs et de lecteurs de Paris-Match , toute disposée à se laisser séduire par les chatoyantes images du luxe et du gaspillage (symboles de réussite) exhibés par les vrais gagnants. À cette société pulvérisée, il adresse ce message débordant de joie maligne : à nous les plaisirs, à vous les images ­ une manière draconienne de remettre à leur place ces brebis déjà dociles.

8 août 2007 ­

« J’ai le droit d’avoir des amis ! », proteste Bouffon, lorsque l’opposition donne de la voix pour lui reprocher de se placer dans la position du « débiteur d’intérêts privés », en passant des vacances de PDG de multinationale à Wolfeboro ­ à l’invitation, précisément, d’anonymes « amis ». On voit petit à petit se préciser le sens que le chef suprême des armées de la République accorde au mot « ami » : quelqu’un avec qui on est en affaires, avouables ou inavouables, qui vous rend des services en échange d’autres services. C’est le sens que toutes les mafias du monde donnent au mot « ami ». C’est aussi ce qui explique que, souvent, l’on préfère que le nom de ces « amis » demeure confidentiel.

9 août 2007 ­ Le Pen accorde un satisfecit à Bouffon. Il le loue d’avoir tenu « un certain nombre de ses promesses électorales » (devinez lesquelles) et a bonne opinion de ses premières semaines au pouvoir. « Chacune de ses actions est mûrement réfléchie, pesée, très bien informée et jusqu’ici assez bien réalisée, il faut le dire. »

On pourrait se contenter ici d’un laconique mais facile « qui se ressemble s’assemble », mais ce serait l’arbre qui cache la forêt. Ce que nous avons ici sous les yeux est bien en premier lieu le naufrage définitif de ce discours anémié et pourtant contagieux, indexé sur la notion d’un partage stratégique entre l’insupportable (fascistoïde) lepéniste d’un côté et le supportable (républicain) de l’autre. Maintenant que toute frontière séparant Bouffon de l’ancien para aux électrodes devient indistincte, on discerne mieux, en revanche, l’origine du désastre qui conduit au couronnement de Bouffon : ce certain jour de mai 2002 où le parti de la trouille plébiscita ce gardien de la République destiné à écarter la peste brune et qui ne fut, en fin de compte, que le fourrier de la petite apocalypse bouffonne…

10 août 2007 ­

Tout se passe distinctement comme si Bouffon avait été élu pour diffuser par ondes concentriques et à l’échelle de la nation tout entière le stress perpétuel qui le met en mouvement. Il est de ce point de vue l’équivalent hexagonal de ces chefs de bureau et autres moniteurs de colonies de vacances, adjudants-chefs de régiment disciplinaire dont l’agitation spasmodique et vacharde se destine à rendre insupportable la vie de ceux qui sont soumis à leur autorité. Répercuté et amplifié par les médias, ce vibrionnage contamine l’Hexagone tout entier, lorsque notre agité national se met à jouer à saute-mouton par dessus les continents pour ne pas rater les funérailles quasi-nationales accordées en la cathédrale de Notre-Dame à l’émule du Pape et du Dogme restauré (Lustiger), ceci sans rater, bien sûr, la rencontre annoncée avec Bush le jeune en la résidence familial d’icelui… En diffusant sa fébrilité avec tant de constance et d’intensité, Bouffon invente une version nouvelle de la gestion par le stress, magnifié ici en gouvernement par le stress d’une population entière soumise au bombardement incessant d’injonctions de ce type : « Faites comme moi ! Remuez-vous ! Travaillez plus ! Plus vite ! Toujours plus ! » Une version, speedée, hypermoderne, du joueur de flûte de Hamelin…

11 août 2007 ­

Admirable, sublime déclaration, hier, d’un « proche » (catégorie à distinguer soigneusement de celle d’« ami ») de Bouffon Imperator : puisqu’il avait assisté aux obsèques de Jean-Claude Brialy, remarque ce sage, il n’était pas disproportionné (sic) qu’il se rendît à celles du cardinal, fût-ce au prix d’un aller-retour transatlantique. Toutes questions de « proportions » mises à part, l’homme du sérail décrit au mieux la compulsion vorace du collecteur, du collectionneur qui se manifeste ici : hier Bouffon enterrait un acteur, aujourd’hui un cardinal, demain un joueur de foot, un flic ou, qui sait, l’ourse Franska victime de la violence routière et qui, elle, du moins, ne se mêlait pas de nous évangéliser…

12 août 2007 ­

À la une du Journal du dimanche , le genre de photo que Brecht aurait aimé faire figurer dans son Abécédaire de la guerre : au centre, Bouffon, flanqué des deux Bush, « 41 » et « 43 », Bouffon, donc, chemise blanche échancrée, jean et ceinturon, Ray Ban (marque déposée) à verres réfléchissants, Bouffon comme dans une pub, affichant l’air de contentement qui sied à la circonstance, et qui semble nous lancer, narquois et triomphant : « Eh bien voilà, j’y suis, et au diable qui s’en offusque ou me jalouse ! »

Dans le même journal, ce trait empoisonné, décoché par un ancien Premier ministre, en principe rallié à notre héros : « Pour l’instant, [Bouffon] va plus vite que la contestation. Cela fait partie de sa méthode. Pour lui, toute pose est un recul. Le mouvement est sa philosophie. »

Assassin « pour l’instant… ». Il ne suffit pas de cultiver le mouvement pour être de la race des Napoléon, et le diagnostic de notre connaisseur recèle une prédiction : celui qui a fait de la vitesse l’atout majeur de sa conquête en est en vérité l’esclave et au moindre fléchissement du rythme ­ patatras ! C’est à peu de chose près la description que fait Hannah Arendt du destin du dictateur totalitaire ; c’est, plus modiquement, l’histoire du personnage de BD qui continue à marcher… au-dessus du précipice.

13 août 2007 ­

Ce qui importe, c’est la signalétique, ce que signale la mise en scène : ainsi, en vacances, Bouffon dort dans des avions, assiste à des obsèques, téléphone à ses conseillers, ses « proches », ses « amis », ses ministres, adresse une multitude de messages, y compris à propos d’un accident ferroviaire au Congo, improvise des conférences de presse, engueule des photographes, rend visite aux Bush etc., donc tout sauf de ces vacances où l’on fainéante, se plonge dans un gros livre, flâne avec des amis, randonne, médite ­ mais ce n’est pas cela qui compte, c’est l’image, le pur signe « vacances ». À cela suffiront quelques chromos de Bouffon en tenue décontractée, avec le zeste de hâle réglementaire, une paire de lunettes de soleil, un hors-bord et trois petits saluts de la main… Et voilà, le message est passé : Bouffon, à l’instar de ses concitoyens, à l’unisson de la nation, est en vacances. Et voyez comme il s’amuse !

14 août 2007 ­

Cent jours déjà ! L’échéance fixée, donc, pour l’arrêt, en plein vol, de cette chronique. Pas de regrets, une fréquentation si assidue de l’ennemi ne laisse, à la longue, d’être éprouvante. À défaut d’un meilleur concept, avançons pour prendre congé celui de désastre moléculaire, continué, interminable. Bien sûr, la rupture terrible annoncée par des prophètes de malheur intéressés n’a pas eu lieu. Depuis le 6 mai, la vie a continué, les dirigeants de l’opposition n’ont pas été jetés en prison, les universités n’ont pas été épurées, les livres de Jean Genet et du marquis de Sade sont toujours sur les rayons des bibliothèques, le couvre-feu n’a pas été rétabli, le Tour de France a eu lieu avec son lot habituel d’épisodes paramédicaux… Des signes de continuité suffisants pour que nombre de ceux-là mêmes qu’habitaient les plus grandes préventions contre Bouffon en viennent à éprouver comme un vague soulagement ­ ah bon, ce n’était donc que cela !

Or, c’est bien là qu’est le piège, précisément : dans la forme non apocalyptique du désastre. Car le désastre est bien là, et son nom est ce qu’en dirait Foucault : l’intolérable, c’est-à-dire tout autre chose que ce qui suscite des réserves, des désaccords, des mouvements d’opposition plus ou moins décidés. L’intolérable, entendu comme la marque, le signe de ce qui établit une situation d’irréconciliation et fait de celui par lequel il advient un pur et simple ennemi.

Intolérables rafles de parents d’élèves étrangers aux portes des écoles, intolérable chasse au clandestin dans les cafés de Belleville, sur les marchés de Barbès et jusque dans les appartements. Intolérables « reconduites aux frontières » par les sbires de la PAF, dans les avions de ligne d’Air France. Intolérable politique du stigmate, de la mise au ban, de la punition infinie d’espèces désignées à la vindicte publique (le récidiviste, le criminel sexuel…), en vertu de laquelle prend corps un nouvel esclavage du temps des Droits de l’homme, l’esclavage pénitentiaire. Intolérable révisionnisme mémoriel (encore et toujours, l’enjeu colonial). Intolérable, la démonstrative génuflexion devant la puissance aveugle ­ à quand l’envoi d’un contingent français en Irak ?

La question, infiniment sérieuse et irrésolue pour le temps présent est bien celle-ci : que fait-on face à l’intolérable ? Au cours de séquences antérieures, différents types de dispositifs de résistance ont vu le jour, selon les enjeux concernés et les circonstances, et dont le propre était de se tenir à la hauteur de l’intolérable en rompant, précisément, avec les moyens coutumiers (et en quelque sorte programmés par l’institution politique et juridique) de protestation et d’opposition : le Manifeste des 121, le soutien financier et logistique apporté au FLN algérien, la formation des comités de soldats et les manifestations de bidasses après Mai 68, la création et l’action du Groupe d’information sur les prisons, à l’initiative de Foucault, Vidal-Naquet et quelques autres, les occupations d’immeubles vides par le DAL, etc.

À l’aube de ce règne placé sous le signe des petites et grandes infamies, la question demeure pendante : que faisons-nous face à l’intolérable ? Où est la troisième voie, l’étroit défilé entre prise d’armes, comme effacée de l’horizon historique (au point qu’on hésite même à en prononcer le nom), et l’infinie acedia de l’exil intérieur ?

À défaut d’autres mérites, l’avènement de Bouffon, Gorgone d’un régime sans boussole, aura servi à réveiller ces questions indispensables.

Politique
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