Des visages et des murs

Cinéaste du clair-obscur, le Portugais Pedro Costa achève sa trilogie
sur les déshérités d’un bidonville proche de Lisbonne avec un western immobile, crépusculaire et radical.

Ingrid Merckx  • 14 février 2008 abonné·es

Ce fut le choc de Cannes 2006. À sa première projection de presse lors du festival, En avant, jeunesse a été lâché par deux tiers de la salle, qui, extérieurs à ce qui se passait sur l’écran, sont sortis progressivement, laissant le reste des spectateurs médusés, éblouis. Parce que ce film a quelque chose d’immédiatement pictural : premier plan sur une cour décrépite, quelqu’un jette par une fenêtre-trou des meubles qui s’écrasent sur un sol de cailloux. La scène est filmée depuis l’ombre qui envahit le contour de l’image. Le ciel est d’encre, la fenêtre-trou apparaît comme dans le halo d’un lampadaire. Deuxième plan, même principe : toute l’image est dans l’ombre sauf en son centre, où émerge en gros plan une femme noire brandissant un coutelas. Les yeux dans le vide, elle explique comment, gamine, elle nageait loin au large, défiant les requins. Son récit terminé, elle repart en reculant dans le souterrain. Troisième plan, un grand homme noir longe un haut mur mi-clair mi-sombre. Là aussi, la scène est prise d’en bas.

Clair-obscur et contre-plongée sont les deux principaux ressorts stylistiques qui confèrent à ce film un caractère à la fois éminemment plastique et fabuleusement intrigant. Cela tient aussi aux personnages : de véritables figures de western-théâtre. Cette femme armée d’un couteau, Clotilde, on ne la verra plus. Apparition, disparition. Elle n’est là que pour hanter l’esprit de Ventura, le personnage principal. Un vieil ouvrier qui va trouver les uns après les autres ceux qu’ils appellent ses enfants : Bete, qui le laisse à la porte de sa baraque, Vanda, la toxicomane dans son HLM-hôpital, Lento, l’ouvrier laconique avec qui il prend ses repas et joue aux cartes… À chacun, il annonce le départ de Clotilde et répète sa petite musique intérieure : « J’aurais voulu t’offrir mille cigarettes, une douzaine de robes des plus modernes, une automobile, la petite maison de lave dont tu rêvais tant, un bouquet de fleurs à quatre sous. Mais avant tout autre chose, bois une bouteille de bon vin et pense à moi. Ici, on n’arrête pas de travailler. On est plus de cent à présent. »

Ce texte n’est pas seulement la lettre d’amour que Ventura transmet à ses « enfants » après le départ de leur mère. Ni ce que laisse en héritage ce vieil immigré à la génération suivante. C’est, chanson, prière et incantation, la formule magique que répète ce fantôme noir. Ce passe-muraille qui fait des allers-retours entre le bidonville déserté et la cité HLM flambante où les déshérités sont relogés. Ventura navigue du passé au présent, de l’ombre à la lumière, de la rue au musée (où il va contempler une toile de Rubens), d’un récit de vie à l’autre. Il erre entre les baraques qui sont son histoire et les logements sociaux qui ne sont pas son avenir, trop secs, trop vides… « Vanda, où es-tu ? , crie-t-il au milieu des tours violemment lumineuses qui aspirent les perspectives. Ils t’ont mise dans un sous-sol ? »

Il y a plus qu’une charge politique sur les souffrances du relogement dans En avant, jeunesse : la mise en scène radicale et épique des parcours de démunis. Du documentaire vers la fiction : En avant, jeunesse est le troisième volet d’une trilogie entamée avec Ossos (1997), tourné à la Fontainhas, une banlieue délabrée au nord-ouest de Lisbonne, où des immigrés cap-verdiens sont arrivés en nombre dans les années 1970. Et poursuivie avec Dans la chambre de Vanda (2001), séjour au chevet d’une toxicomane sur fond de démolition des baraques environnantes. Roi-clochard, icône de l’ouvrier-immigré errant à travers les âges et les formes urbaines, Ventura est l’incarnation de l’esprit de cette communauté en souffrance, démunie socialement mais aussi moralement du fait de la destruction des seuls repères qu’elle avait. D’où l’absence de ciel dans ce film, le poids du plafond, mais aussi la dilatation du temps dans l’enceinte des murs et la place donnée à une parole retravaillée.

Les personnages d’ En avant, jeunesse ne transposent pas un drame social, ils recréent une tragédie intemporelle dans un décor qui tire vers la science-fiction. Une atmosphère crépusculaire, une grande fatigue diluée, des regards qui se perdent en diagonales : quelque part entre John Ford et Pasolini en passant par les tableaux du Caravage, Pedro Costa dresse la fresque sublime des miséreux. D’où vient cette beauté ? Le cinéaste portugais a passé deux ans dans le quartier de la Fontainhas, congédiant la machinerie lourde d’un tournage habituel pour ne garder qu’une minicaméra à la main. Dans Ossos, il recueillait les histoires de chacun. Dans En avant, jeunesse , ce sont les personnes qu’il filmait qui deviennent personnages. Des héros de romans, des légendes. Et l’on se dit que ce n’est pas le cinéma qui embellit la vie, ni Pedro Costa qui esthétise une réalité hurlante. Mais bien ce que ces personnes donnent au cinéma qui rend le film si beau.

Culture
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