Christian Bachmann ou le refus de parvenir

Fin de notre série sur Mai 68 avec un témoignage de l’historien des idées, Daniel Lindenberg, sur l’effervescence intellectuelle des étudiants, et un hommage à Christian Bachmann, brillant sociologue disparu en 1997.

Olivier Doubre  • 22 mai 2008 abonné·es

Rarement, les livres d’histoire s’attardent sur le décor, les lieux ou les instants de vie quotidienne qui – insensiblement – témoignent pourtant de la génèse des grands événements. De même, nombre d’acteurs au rôle parfois important, mais oubliés par la suite, ne trouvent pas de place dans les récits historiques. Si Daniel Lindenberg, devenu collaborateur à la revue Esprit, s’est, comme nombre d’ex-soixante-huitards, éloigné du marxisme dans les années 1970, ses Choses vues (qui aurait pu aussi s’intituler « choses lues ») sont cependant un document précieux, en particulier pour les jeunes générations, sur ce que fut le (dernier ?) âge d’or du Quartier latin étudiant, son bouillonnement intellectuel dans les années 1960 et l’importance de la Sorbonne en son cœur. Rédigé à l’imparfait, l’ouvrage est d’abord une présentation sensible de l’état d’esprit des étudiants (principalement en lettres) de la Sorbonne, engagés à gauche, de leurs lectures et des lieux qu’ils fréquentent à l’époque, des cinémas de la rue Champollion aux librairies La Vieille Taupe (qui ne soutient pas encore les négationnistes), La Hune et, surtout, La Joie de lire, de François Maspero, « temple » de la contestation, avec « sa nef centrale, où s’entassaient les dernières parutions, révolutionnaires évidemment » … En dépit de son évolution politique, l’auteur ne se mêle toutefois pas à ceux qu’il nomme – à juste titre – ces « soixante-huitards repentis [qui] font penser à ce Barère de Vieuzac qu’évoque Hugo dans Choses vues (1848), fantôme de 1793 qui était “passé de Robespierre à Guizot” sans avoir vraiment changé » … Fidèle à la démarche de Victor Hugo et sans prétendre faire « une histoire ou une “sociologie” supplémentaire des “événements” » , Daniel Lindenberg se limite à narrer « ce que [ses] yeux ont vu », comme « simple passant d’une période encore pleine de mystère, malgré une littérature pléthorique ».

Arrivé à la Sorbonne après la guerre d’Algérie et étudiant en même temps aux Langues-Orientales, il souligne le fait qu’ « il serait un peu vain de disserter sur les “origines de Mai 68” […] sans se demander ce que ses futurs acteurs avaient dans la tête. Et pour le savoir, il faut connaître ce qu’ils “consommaient” comme lectures, spectacles, musique… Plutôt que des catalogues, il faut une topographie qui restitue la saveur de cette culture, la culture de ces tribus disparues ou dispersées ». Parmi les étudiants de l’époque, nourris de littérature et, surtout, de politique, la « tribu » de Daniel Lindenberg est, d’un côté, l’Union des étudiants communistes (dont le PCF aura bien du mal à mettre au pas ses tendances frondeuses « maoïstes » ou « italiennes »), où il croise Bernard Kouchner, Pierre Goldmann ou Jean-Paul Dollé… De l’autre, il participe à la très active Fédération des groupes d’études de lettres (modernes et classiques), la FGEL, où il rencontre les futurs journalistes Marc Kravetz ou Jean-Louis Péninou, également cadres de l’Unef. Toute cette génération militante, appelée souvent trop vite « soixante-huitarde », fut en fait bien davantage marquée par l’opposition à la guerre d’Algérie, et certains côtoient les réseaux de « porteurs de valises », quand des étudiants français aidaient matériellement les militants algériens du FLN.

C’est dans cette ambiance survoltée de boulimie intellectuelle et politique que Daniel Lindenberg rencontre Christian Bachmann, étudiant sartrien brillantissime, qui est un peu au carrefour de ces multiples sensibilités. Celui-ci participe notamment aux Cahiers de littérature , publication de la FGEL, où il rend compte pour les autres étudiants des nouveautés en linguistique ou en sociologie. C’est là le début de son engagement pour un renouvellement de l’enseignement du français, qui le mène à travers les banlieues au contact des enfants des classes populaires et/ou immigrés, persuadé que l’apprentissage de la langue est aussi une conquête politique. Leur forte amitié est marquée par quelques grands mythes, d’ Aden-Arabie de Paul Nizan ( « j’avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie »… ), à l’Éducation sentimentale de Flaubert, en passant, évidemment, par Lénine… D’origine suisse et protestante, Christian Bachmann en « impose » à Daniel Lindenberg, selon le mot de l’auteur, par sa culture et sa curiosité tous azimuts, de la grande littérature à la science-fiction, du cinéma d’auteur au rock’n’roll : « Ce qui faisait déjà sa force et son charisme […], c’était d’être une contre-culture à lui tout seul »… Devenu sociologue, il est un auteur prolifique dans des domaines très divers, parfois à quatre mains, ou parfois même sans signer lui-même, « merveilleux “coach” intellectuel » pour de nombreux auteurs reconnus. Il publie d’abord un très original Lénine en 1969, avant de s’orienter vers le travail social en banlieue, à l’origine de l’un des ouvrages majeurs sur la question des émeutes dans les cités, sans cesse cité aujourd’hui, Violences urbaines [^2], écrit avec la sociologue Nicole Le Guennec. Autre ouvrage de référence, il publie, avec la sociologue Anne Coppel, l’une des meilleures spécialistes des questions de drogues en France, le Dragon domestique
[^3], qui relate « deux siècles de relations étranges entre l’Occident et la drogue ». Si ses livres sont toujours remarqués, Christian Bachmann n’est pas homme à passer à la télévision, se considérant en fait en une sorte de militant à la base.

L’ouvrage de Daniel Lindenberg lui rend aujourd’hui hommage de belle manière, convaincu que dans une histoire des années 1960 et de Mai 68 – Christian Bachmann milite ensuite aux (mythiques) Cahiers de mai, à la fois revue militante et organisation révolutionnaire –, son nom « méritait de retrouver sa véritable place, nonobstant son intransigeant “refus de parvenir” ». En effet, loin des préoccupations matérielles, ses livres et très nombreux rapports de sociologue sur les univers qu’il investissait souvent corps et âme – il a ainsi déménagé à la « Cité des 4000 » à la Courneuve pour mieux comprendre ceux qui y vivent – étaient d’abord l’expression d’un engagement politique et existentiel, et, comme le souligne Daniel Lindenberg, un moyen de « prolonger la révolte sur un autre plan ».
Ce livre de souvenirs sur une époque dont on célèbre aujourd’hui le moment le plus symbolique, Mai 68, est donc l’occasion de (re)découvrir Christian Bachmann, décédé en 1997 et aujourd’hui peu connu du fait de son refus de se mettre en avant. L’une de ses amies fidèles, la sociologue Anne Coppel, le rappelait elle-même, dans un texte lu lors de son inhumation : avec son « intelligence vive et claire », donnée « sans compter à tous les passants et d’abord aux plus humbles d’entre eux » , Christian Bachmann « ne s’intéressait pas beaucoup à lui. Il avait d’autres choses à faire. Il était pressé par le temps. Il avait mis son intelligence “au service de la cause du peuple”, le mot d’ordre le faisait hurler de rire » . C’est une partie de ce rire et de ce « refus de parvenir » , allié à un engagement sincère, que restitue aujourd’hui, dans un style élégant et alerte, Daniel Lindenberg.

[^2]: Albin Michel, 1993, en poche chez Hachette-Pluriel.

[^3]: Albin Michel, 1989, réédité en Points-Seuil sous le titre les Drogues dans le monde.

Idées
Temps de lecture : 6 minutes

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