Sombre héros

Dans « Noir », Robert Coover joue avec les stéréotypes du polar et signe un roman jubilatoire, dénué de tout manichéisme.

Christophe Kantcheff  • 12 juin 2008 abonné·es

Un détective solitaire, au nom bien choisi de Noir, une brune mystérieuse, une boîte interlope, les trottoirs mouillés d’un quartier mal famé… Beaucoup d’auteurs, déjà, ont joué avec les clichés du polar, en les retournant, parfois avec un art du suspense mémorable, comme, par exemple, Alfred Hitchcock, dans la Mort aux trousses et la fameuse scène du champ de maïs en rase campagne et en plein soleil. Le détournement du genre peut aussi relever de l’exercice de style plus ou moins réussi. On ne compte plus les petits malins qui le «subvertissent», en se faisant valoir à peu de frais.

Pas de ça avec Noir, qui paraît dans sa traduction française avant même sa sortie aux États-Unis. Si Robert Coover y pousse jusqu’à leur paroxysme tous les stéréotypes du polar, en leur faisant subir torsions et exagérations, ce n’est pas par mépris. Il ressort au contraire de ce livre, souvent très drôle, le sentiment d’une richesse, d’une complexité, d’un univers où rien n’est réductible à une seule dimension, qui rend hommage à la grandeur du genre.

Noir est donc le nom du narrateur-personnage principal, un détective privé, qui se parle à lui-même à la deuxième personne du singulier. Une manière de s’interpeller avec la distance de celui qui est revenu de tout, et de pointer, mais avec indulgence, certaines de ses faiblesses (les femmes et l’alcool bien sûr…). Point de départ : la disparition, à la morgue, du cadavre d’une de ses clientes, une jeune femme brune endeuillée, au sex-appeal indiscutable, mais dont il n’a jamais vu le visage en raison de la voilette qu’elle portait.

Noir entraîne le lecteur à sa suite dans les bas-fonds d’une ville portuaire, qui respire les eaux sales et les histoires sordides. Du classique, comme le sont ses informateurs — un flic corrompu, une pute au grand cœur, un dealer bien intentionné… — sur qui il compte pour faire avancer son enquête. Mais celle-ci devient rapidement opaque. La faute à Noir, le détective le plus dépourvu d’intuition et de sens de l’observation ? Ou à l’espace-temps du récit, qui mêle le présent, les retours en arrière et des épisodes plus ou moins rêvés ou cauchemardés ? C’est que Noir, quand il ne se réveille pas d’un coup qui lui a été asséné derrière la tête, aime à piquer des sommes sur le canapé de son bureau, tandis que le lecteur, lui, songe assez vite au Grand Sommeil, et au fil inextricable de son intrigue, qui n’épuise pas pour autant son pouvoir d’attraction.

«Rien n’a le moindre sens, apparemment…» , finit par se dire le détective, lui-même un peu perdu. «Apparemment…» Il faut dire qu’au jeu des apparences, Robert Coover est redoutable. La collaboratrice de Noir, dévouée et asexuée comme il se doit, ne s’appelle pas Blanche pour rien. Noir multiplie les contrastes, pour mieux suggérer qu’ils sont les deux faces opposées d’une même chose. Ainsi, le réalisme du récit est troué d’images oniriques, comme le corps de cette femme recouvert de tatouages qui sont autant de messages que ses deux amants, qui feignaient de s’ignorer, se transmettaient par son intermédiaire. Le «romantisme» de Noir — «tu aimes les malheurs amers» , s’avoue-t-il — est sans cesse contrebalancé par son sens achevé du ridicule. Ou encore les péripéties vécues par le détective l’emmènent autant dans les sous-sols de la ville qu’à sa surface, dans ses parties sèches que dans ses égouts ou ses trous d’eau…

Le polar est-il censé diviser le monde entre innocents et criminels ? Non, répond Coover, qui signe le roman le plus antimanichéen qui soit. Dans Noir, la couleur qui domine, c’est le gris…

Culture
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