« Prendre appui sur ce film pour débattre »

Catherine Ouvrard
est professeur des écoles
à Nantes*. Selon elle,
la justesse
du film devrait permettre
de rassembler un vaste public autour des questions
qui se posent
à l’école aujourd’hui.

Catherine Ouvrard  • 18 septembre 2008 abonné·es

Ce que les profs ne verront pas « entre les murs », c’est la classe idéale. Ce que les profs ne verront pas « entre les murs », c’est la pédagogie idéale. Ce que les profs ne verront pas « entre les murs », c’est le film qu’ils attendent sur l’école. Ce film-là n’existe pas. La classe, l’école, l’action pédagogique et le monde enseignant sont trop complexes en réalité pour qu’une fiction de deux heures ait même l’ambition d’en rendre compte. Sous peine de faire un mauvais procès au film de Laurent Cantet, on ne peut donc poser sur ces deux heures de fiction le seul regard ethnocentré des professionnels de la profession enseignante. Ce film mérite que nous, les profs, fassions l’effort d’un double regard et acceptions de rester sur notre faim.

Alors, tout d’abord, le film, rien que le film et un personnage qui, comme souvent dans l’œuvre de Laurent Cantet, se retrouve face à lui-même, à ses contradictions, et peine à mettre en accord ses aspirations avec les contraintes sociales. À cet égard, le prof du film s’éloigne très sensiblement du « prof-héros » dépeint par François Bégaudeau dans son livre. Entre les murs du collège, Cantet traque Bégaudeau-Marin, démasque le « héros » et révèle son isolement.
Ce que nous ne verrons donc pas « entre les murs », c’est la réplique exacte du livre de François Bégaudeau, à commencer par l’interprétation de son titre. Les murs du livre ne sont en rien une métaphore carcérale mais représentent l’unité d’un lieu clos, la classe, où ne pénètrent que profs et ­élèves. Cantet renvoie le titre à des plans serrés sur la classe ou la cour, qui évoque celle d’une prison plutôt que celle d’un collège, et le film oscille en permanence entre la joie et la peine, la liberté et le couperet. Pour autant le film est-il aussi dur et sombre que le livre est jubilatoire ? Heureusement non, la verve, la grâce et l’énergie du livre font aussi la grande réussite du film, l’émotion en plus, et la parole, toujours la parole, au cœur de la classe pour le meilleur et pour le pire.

Sans économiser le temps, Cantet filme donc François Marin qui agit, interroge, riposte, dans le but de voir ses élèves à leur tour agir, interroger, riposter. Pour qu’ils construisent leur pensée et parviennent à l’exprimer, intention fort louable, courageuse même, diront ceux qui manient la dérision, le jeune prof ne ménage pas sa peine. L’humour et l’ironie se mêlent pour mettre la pensée en mouvement, à la limite de l’acceptable quand le prof « charrie trop » : premier et second degrés s’apprennent parfois dans la déroute, mais permettent aussi d’assouplir les tensions. Acteur et interventionniste, il va chercher l’élève là où celui-ci s’éteint ou se perd pour le ramener au sein du groupe, au cœur de débats imprévus mais rendus nécessaires par le mur dressé de la discipline enseignée. François Marin aime le débat, visiblement, toutefois il y participe en confondant souvent les rôles : tour à tour animateur et participant, il prend le risque de le confisquer et joue la partie avec un sens de la distance hors norme (tous les formateurs le lui reprocheront !). Omniprésent et infatigable, dédaignant en apparence l’outillage pédagogique mais mobilisant des trésors de générosité et le bagage philosophique des accros de l’agora (ce qui est beaucoup et peu à la fois), il sera victime de sa solitude et de son sentiment de toute-puissance. La pratique du métier n’est pas « révélée » du seul fait de débattre, comme elle ne l’est pas non plus du surplomb de l’estrade. Cependant, même si le personnage ne saisit pas le glissement qui s’opère peu à peu, ne donne-t-il à voir que cette propension à jouir de la tchatche et à surfer sur l’anticonformisme ? Certainement pas.

Monsieur Marin a le grand mérite d’offrir l’exemple d’un prof de français qui prend appui sur l’apport des élèves, leurs connaissances ou leurs lacunes pour les questionner, voire les déstabiliser, afin d’exiger d’eux précision et éloquence. La place quasi permanente de l’oralité comme premier matériau de travail met en évidence la difficulté, permanente elle aussi, que beaucoup d’élèves rencontrent à l’école et que nous avons du mal à regarder en face tant elle nous sidère. La parole de ces ­élèves, leur matière première, vient heurter à chaque cours de français le mur de cette langue qu’il faut maîtriser, et François Marin fait le pari qu’elle réussira à le fissurer. Ce qu’il met en place au-delà de cette libre parole provoquée et stimulante, le film choisit de n’en montrer que les résultats : les portraits rédigés, les prises de parole d’argumentation… C’est là où nous, les profs, nous restons sur notre faim, c’est là aussi qu’il faut combler le vide laissé à juste titre par le cinéma : chacun son métier.

« Entre les murs » est un film populaire au sens où il peut réunir, peut-être encore mieux que l ’Esquive, une même population dans la salle et sur l’écran. Faut-il le craindre ou espérer que la justesse du film engage des débats sur les vraies réalités de l’école, en dehors des statistiques internationales et autres discussions comptables ? La question de la sélection, la question du conseil de discipline, tout autant que les séquences en classe, sont susceptibles de provoquer des réactions aussi diverses qu’imprévisibles sur lesquelles, comme François Marin, il serait judicieux de prendre appui pour échanger des argumentations audibles.

Culture
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