Une bête noire chez les éleveurs

Jean-Hugues Bourgeois, jeune agriculteur bio du Puy-de-Dôme, subit depuis des mois une série d’exactions. Son cas est révélateur de la difficulté à s’installer sur des terres quand on a un profil atypique

Patrick Piro  • 16 octobre 2008 abonné·es

C’est un invraisemblable acharnement. Il n’y manque que le sang, promis à Jean-Hugues Bourgeois s’il n’a pas mis les ­voiles avant le 1er décembre. Originaire des ­Hautes-Alpes, ce jeune agriculteur de 29 ans s’est installé en 2006 dans le petit village du Teilhet, au nord du Puy-de-Dôme, où il est victime depuis six mois d’une série d’exactions. Dernière en date : dans la nuit du 3 octobre, sa grange part en fumée, avec un tracteur, 35 tonnes de foin et 10 tonnes de grain bios à peine rentrées. Un incendie « très probablement criminel » , selon le procureur de la République de Riom. Personne, ou presque, n’en doute : il n’y a guère de place pour les coïncidences dans cette escalade sordide.
La mécanique s’enclenche fin mars, quand Jean-Hugues Bourgeois découvre dix de ses quinze chèvres abattues. Ses projets de fromagerie bio et de vente directe s’effondrent. S’ensuivent de multiples crasses, jusqu’à l’incendie, début août, d’un bâtiment et de sa voiture. Fin août, une missive promet le viol pour sa fille de 8 ans, et l’exécution du « traître Message » si ce dernier ne remet pas ses terres à la Safer, l’organisme qui régule le marché du foncier rural.

Illustration - Une bête noire chez les éleveurs


Jean-Hugues Bourgeois, le 28 août 2008. Zoccolan/AFP

Cinquante hectares, que Georges Message, sans héritier et au bord de la retraite, a déjà refusé de vendre à des voisins bien dotés afin de les louer au jeune agriculteur peu fortuné, avec lequel il s’est lié ­d’amitié. Cédé à la Safer, le domaine n’aurait eu aucun mal à trouver acquéreur… « La convoitise de la terre atteint chez certains des proportions délirantes… » , commente Chantal Gascuel, adhérente à la Confédération paysanne départementale [^2]
.

Jean-Hugues Bourgeois, qui affirme vouloir rester, détonne. Par son look – boucle ­d’oreille et tatouages –, mais aussi par son projet professionnel non conforme au classique élevage bovin local… Son cas révélerait-il des difficultés pour s’installer quand on est « hors cadre familial » , selon l’intitulé officiel ? « Aucunement, c’est un problème de voisinage exceptionnel », s’empresse-t-on de démentir à l’UDSEA, branche départementale de la FNSEA, syndicat agricole majoritaire en France. Qui a la mainmise sur la chambre d’agriculture du Puy-de-Dôme, où la directrice, Magali Boulleau, tient aussi à temporiser : « Les installations hors cadre familial se passent généralement bien. Nous avons d’ailleurs fait en sorte que Jean-Hugues Bourgeois obtienne rapidement sa “dotation jeune agriculteur”… »
La fameuse « DJA », subvention sésame pour l’installation, jusqu’à 30 000 euros assortis d’un prêt bonifié. L’agriculteur s’étrangle : « Ils m’auraient sorti du pétrin ? C’est totalement mensonger ! Tout s’est opportunément accéléré après la mort de mes chèvres, mais ma demande de DJA lanternait depuis des mois, avec toutes les entraves possibles. On m’a même conseillé d’adhérer aux Jeunes Agriculteurs [^3] pour faciliter les choses ! Mais je n’ai renoncé ni à mon éthique ni à mes droits élémentaires, et ça dérange, ici. » La FNSEA a bien émis un communiqué de soutien. Mais rien du côté de la chambre d’agriculture et de l’UDSEA – « C’est délicat… C’est à la justice de se prononcer. »
La tendance en France est à la progression des installations hors cadre familial. Dans le cas des exploitations bios, elles sont même très majoritaires. « Nous portons sur l’agriculture locale un regard extérieur, qui n’est pas facilement accepté » , admet Jean-Hugues Bourgeois. Même en Auvergne, qui s’est un jour targuée de devenir « la première région bio de France », mais qui a bien du mal à relever le défi, avec à peine 1,9 % de sa surface agricole en bio – 1,5 % pour le Puy-de-Dôme.
Dans le département, l’affaire Bourgeois délie des langues et a déjà poussé d’autres victimes d’installations difficiles à se signaler, note Jean-Sébastien, mari de Chantal Gascuel. « Avant la question financière, il y a la barrière de l’accès à la terre. On compte ­quatre départs pour une installation : ce sont les regroupements et les agrandissements d’exploitations qui dominent. Jusqu’à devenir très difficilement transmissibles, à moins d’être démembrées, ce qui est parfois inextricable. Et quand ça passe par la Safer, c’est souvent le même profil d’acquéreur qui est favorisé… » Pas les « bricoleurs » – paysans à temps partiel, producteurs de miel, éleveurs de chèvres, maraîchers en vente directe, etc., « mais des “professionnels”, productivistes et consommateurs de chimie. On n’a que ce mot à la bouche, à la chambre ­d’agriculture », déplore Chantal Gascuel, un temps membre de la CDOA, la commission mixte qui étudie les dossiers d’installation des jeunes agriculteurs.

Dans le Puy-de-Dôme, près de la moitié des installés ne bénéficient d’ailleurs pas des aides de la DJA – notamment inaccessibles aux « plus de 40 ans » ou aux « insuffisamment diplômés » –, estime le conseil général. En réaction, il a créé en 2002 un programme d’aides réservé à ces exclus. Une originalité en France. Bilan, au bout de quatre ans : 200 « installés conseil général », soit plus de la moitié du nombre des DJA accordées dans la période. Mais, en 2006, l’élan est interrompu net par l’administration. « Officiellement pour non-conformité avec les règles européennes, commente Mathilde Cohen, responsable du service agriculture et forêts au conseil général. En fait, nous bousculions trop le système national, très restrictif. D’ailleurs, il est en cours de révision complète, et nous pourrions bientôt relancer notre politique. »

[^2]: Qui a porté plainte contre X et organise une collecte de solidarité. Envoyez vos chèques à l’ordre de Jean-Hugues Bourgeois à : Maison des paysans, BP 112, Marmilhat, 63370 Lempdes. Tél. : 04 73 14 14 09.

[^3]: Syndicat proche de la FNSEA.

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