L’occidentalité vue par Georges Corm

Denis Sieffert  • 2 avril 2009 abonné·es

Les grands livres tombent toujours à point nommé. C’est le cas de cet ouvrage de Georges Corm, l ’Europe et le mythe de l’Occident , qui paraît le jour même du sommet de l’Otan. Certes, son rayonnement est infiniment plus vaste que ne le suggère cette coïncidence de date. Mais rien plus que l’Otan n’évoque ce concept d’ « occidentalité » dont Georges Corm, historien et économiste, auteur du Proche-Orient éclaté, retrace l’histoire et analyse les mythes, et dont il dénonce la revendication essentialiste. Ce n’est évidemment pas l’Occident que conteste l’auteur (ou les « occidents », puisqu’il différencie fortement « l’universalisme » français de la pensée philosophique allemande), ce n’est pas ce lieu où sont nées quelques grandes idées et des œuvres artistiques inégalées, mais le mythe d’une culture sui generis, imperméable aux influences, et qui propose une hiérarchie agressive des valeurs. Sa critique vise ce qu’il appelle « la frontière occidentale de l’esprit » , la condescendance d’un Renan exaltant l’aryanité, ou les imprécations très actuelles contre la Chine, l’Iran ou l’Islam. L’occidentalité qui hérisse des chevaux de frise autour d’une culture fantasmée et fonde, à la manière de Bernard Lewis, un « orientalisme » qui déprécie le monde arabe et l’islam. Corm montre que cette vision d’une « altérité radicale » avec l’islam ne fait que « reprendre […] les thèmes les plus répétitifs, et les plus anciennes des polémiques islamo-chrétiennes du Moyen Âge ».

L’auteur nous replonge dans « l’univers intellectuel de la guerre froide » avec la « constitution militaire de l’Occident » , au travers de l’Otan. Dans le vide laissé par la chute de l’Union soviétique, ce sont les « désordres du tiers monde » qui bientôt redessinent le portrait de l’ennemi nécessaire. Le Moyen-Orient se retrouve rapidement dans ce rôle peu enviable. Pour la cause, la géographie est oubliée au point que des gouvernements orientaux sont considérés comme « pro-occidentaux » ou « modérés » en raison de leur hostilité à l’égard de l’islam et de leur efficacité répressive. Georges Corm croit « le modèle de société qu’incarnent [les pays occidentaux] suffisamment attractif en lui-même pour ne pas avoir besoin d’en faire une promotion aussi contestable qu’elle peut être musclée militairement et offensante humainement » . Le colonialisme de l’occidentalité ne bat pourtant pas en retraite. « Ce n’est plus une supériorité de race ou de civilisation qui est invoquée pour pratiquer l’agression, écrit-il, mais les grands idéaux de démocratie, de libre-échange et de paix. » C’est en leur nom en effet que la France de Nicolas Sarkozy envoie des troupes en Afghanistan ; en leur nom aussi qu’elle réintègre le commandement unifié de l’Otan, machine militaro-policière de l’impérialisme occidental. Mais le livre de Georges Corm ne se lit pas seulement à la lumière de l’actualité. Il propose une histoire culturelle et politique de l’Europe qui ouvre d’autres débats. Celui, par exemple, sur les risques intrinsèques de toute pensée « universaliste », que l’auteur, nous semble-t-il, minimise. La tentation coloniale, celle de l’Otan, n’est pourtant jamais très loin.

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