Les thoniers sont dans le rouge

En Méditerranée, comme chaque année, d’énormes bateaux pillent le thon rouge. Côté Atlantique, les petits pêcheurs attrapent ce qui reste. Un métier en bout de course, une pêche qui court au suicide.

Valérie Lassus  • 2 juillet 2009 abonné·es
Les thoniers sont dans le rouge

Sur un ponton du port partagé par les villes de Saint-Jean-de-Luz et Ciboure sur la côte basque, « Xabi » Martiarena secoue la tête d’un air découragé. Pêcheur puis patron depuis trente ans, il regarde son thonier canneur de seize mètres, le Tximistarri II . La saison commence à peine pour les canneurs et les chalutiers de l’Atlantique : ils peuvent pêcher le thon du 15 juin au 15 octobre, après trois mois de saison en Méditerranée, achevée le 15 juin [^2]. « Grandeur et décadence, c’est ça l’histoire de la pêche au thon ici. Je me souviens encore du temps où l’on débarquait des tonnes chaque jour de la saison, alors que maintenant… » Ce port est resté au premier rang français des années 1950 à 1970 ; les conserveries y étaient florissantes. Aujourd’hui, elles ont toutes fermé. Comment en est-on arrivé là ?

« Nous, les pêcheurs, nous sommes des ramasseurs. Nous récoltons sans semer. Et nous l’avons fait trop longtemps sans discernement. C’est aussi simple que cela », commente Martiarena avec lucidité. C’est un fait, thunnus thynnus est inscrit sur la liste rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) depuis 1996. Loin du cliché du patron pêcheur incriminant des quotas de prises autorisées trop faibles, nombreux sont ici les professionnels de la mer – pêcheurs, mareyeurs poissonniers, fonctionnaires des affaires maritimes – conscients d’être témoins d’un drame et de la nécessité de gérer différemment les ressources halieutiques. Tout le monde a entendu parler de la ruée vers le sushi. Mais, avec un peu de recul, chacun convient que le cabillaud, qui a disparu de zones entières, de même que l’anchois ne sont pas les chairs les plus prisées pour la confection de ces délices japonais…

Dans le golfe de Gascogne, la pêche au thon a débuté dans les années 1920. Dès 1937, les Basques rapportent de Californie une technique utilisant l’appât vivant et la canne. Cette pratique sélective du thonier canneur est surtout celle de l’Atlantique de l’Est. Bien qu’à Saint-Jean-de-Luz ils ne soient plus que deux à exercer cette pêche traditionnelle : à la fin des années 1950, en équipant de gros navires de congélateurs et de filets géants, et plus tard d’instruments de recherche sophistiqués, les armateurs purent envoyer leur flotte plus loin et plus longtemps. La pêche industrielle était née. Pour nombre de patrons qui s’étaient endettés pour s’équiper, pêcher encore et encore est devenu, à partir de cette époque, la seule solution pour s’en sortir, quelles que soient les conséquences de cette fuite en avant.
Une fatalité ? Malgré la quasi-disparition de la pêche artisanale, une certaine tendance observée actuellement à Saint-Jean-de-Luz semble démontrer le contraire : il existe un vrai marché pour une petite pêche de qualité et à forte valeur ajoutée. Michel Fagoaga, un poissonnier spécialisé dans le thon pêché à la canne, explique qu’il préfère payer 10 euros le kilo pour avoir un poisson de qualité – quitte à l’acheter en Espagne, quand il n’en trouve pas ici –, plutôt que 6 euros le kilo pour du thon rouge abîmé par les chaluts, filets en forme de cône que l’on traîne sur plusieurs miles, et qui a passé dix jours en cale.

À la criée, les prix parlent d’eux-mêmes : les pêcheurs à la ligne ou au petit filet, qui travaillent souvent seuls et ramènent des espèces recherchées et très fraîches, rentrent plus facilement dans leurs frais. Gorka Cuevas est de ceux qui croient dans le renouveau d’une pêche modeste mais responsable. C’est pour cela qu’il a fait construire en 2007 un petit fileyeur-bolincheur-canneur de 16 m, plus moderne que le bateau qu’il possédait jusqu’à présent, et qu’il exploite avec son fils. Peut-être restera-t-il suffisamment de thons pour ceux qui suivent sa voie…

Pour les gros chalutiers qui courent après les tonnages, c’est très problématique. Dans les années 1960, afin de concurrencer les Japonais (qui totalisaient 50 % des prises), les Américains mirent au point la pêche à la senne, filet droit géant pouvant délimiter une surface de 21 hectares à l’intérieur de laquelle les poissons sont piégés. La senne ne les abîme pas, contrairement au chalut.
Les plus gros de ces thoniers senneurs ont une capacité de 500 tonnes par jour. Le poisson capturé de cette façon en Méditerranée est directement congelé ou transféré vivant dans des cages marines pour y être engraissé. Activité très lucrative : à maturité, 60 % de cette production sera achetée à des prix très élevés par les Japonais.
Ces fermes d’engraissement ont une responsabilité majeure dans la destruction de l’espèce, puisque la régulation européenne permet qu’on y place des thons avant leur âge de reproduction. Or, cet animal ne fraye pas en captivité.

D’après les dernières observations de Greenpeace, l’activité des senneurs se concentre toujours plus sur la zone de reproduction la plus fréquentée par les thons que sont les côtes libyennes. Il n’est pas rare que les pêcheurs traditionnels, en mal de prises, se transforment temporairement en sous-traitants des senneurs, pour convoyer des cages pleines de thons pêchés, vers les fermes d’engraissement : il n’y a plus de place pour tout le monde. Et pourtant, la pêche continue à s’enfoncer dans le contresens, comme l’explique le patron d’un palangrier maltais, témoignant que son gouvernement incite les petits pêcheurs à mettre leurs bateaux à la casse, pour investir dans de grosses unités…

Aujourd’hui, la situation est tellement préoccupante que même Tokyo, au sein de la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (Cicta), se montre l’un des plus ardents défenseurs de quotas de pêche sévères, voire d’un moratoire [^3]

Qui sait que les Scandinaves, les Allemands et les Néerlandais exploitaient le thon au large de leurs côtes il y a cinquante ans seulement ? Une étude récente, associée au programme international Census of marine life, montre comment la surpêche du thon rouge en Europe du Nord, durant la première partie du XXe siècle, a conduit à sa quasi-extinction dès les années 1960. Ce bolide des mers voyageait jusqu’en Europe du Nord afin de se nourrir de harengs, de calmars ou de maquereaux avant d’aller se reproduire en Méditerranée.
Les chercheurs ont montré que le thon naît dans le golfe du Mexique ou en Méditerranée, puis erre entre l’est et l’ouest de l’océan Atlantique, et de l’Islande au Sénégal. Vers l’âge de 5 ans, il commence à se reproduire dans les eaux chaudes. C’est lors de son passage aller ou retour vers la Méditerranée que les pêcheurs de l’Atlantique parviennent à attraper ce qui reste. « Contrairement au fils de Gorka, le mien ne veut pas reprendre le métier. Je le regrette un peu, mais je ne peux pas lui en vouloir » , confie Xabi Martiarena. Il est vrai qu’en 2008 moins de 200 tonnes de thons rouges seulement ont été pêchées dans le golfe de Gascogne par les canneurs et les chalutiers français. Et ce n’est pas la conséquence d’un quota resserré.
Ce qui s’est produit en mer du Nord et ce qui se répète en Atlantique préfigure ce qui attend la Méditerranée. En une vie de pêcheur, sa majesté le thon rouge a déserté le golfe de Gascogne, comme avant lui l’ont fait la baleine des Basques, l’ange de mer, l’anguille et peut-être bientôt l’anchois… Xabi Martiarena baisse la tête, puis ajoute : « La vérité, c’est que nous allons tous sombrer par le fond, thoniers canneurs, chalutiers, palangriers, senneurs… Bah, Saint-Jean-de-Luz et Ciboure ont un bel avenir… comme ports de plaisance. »

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[^2]: Les thons de Méditerranée et de l’Atlantique forment en effet une seule et même population

[^3]: Il est vrai que les Japonais ont constitué des réserves de thon congelé, et que leur consommation marque une baisse relative..

Écologie
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