La fille de l’air et le prince charmant, conte de fées à la mode gitane

Laura et Olivier,
alias « les Sélène », présentent un superbe numéro de corde chaque soir au cirque Romanès.

Denis Sieffert  • 12 novembre 2009 abonné·es

De loin, on dirait un petit oiseau tombé du nid. Les jambes repliées sous elle, emmitouflée dans un peignoir, pâle, le regard perdu dans le lointain : elle est déjà dans son rôle, comme dans des coulisses imaginaires, concentrée à l’extrême sur les gestes précis qu’elle s’apprête à accomplir. C’est l’un des charmes du lieu : au cirque Romanès, les artistes n’échappent jamais à leur public. Ils attendent leur tour assis en lisière de piste, avec les musiciens, avec la famille, avec Délia bien sûr, chanteuse tsigane et femme d’Alexandre. Ils sont immobiles et muets ou bavards et dissipés, oublieux de la foule qui les entoure, ou jouant discrètement avec elle. Le numéro de Laura commence comme un conte de fées. Un prince charmant, torse musculeux, vient la prendre dans ses bras pour la conduire à la corde lisse. Quelques figures plus tard, elle côtoie le sommet. L’un de ses maîtres avait coutume de dire : « L’important, ça n’est pas la hauteur, c’est d’être près du chapiteau. » On est tout de même ici à 5,50 m du sol. En un clin d’œil, Olivier, son prince charmant, se hisse à la même altitude. Il s’arrime les jambes au cadre métallique, se jette tête et torse à la renverse pour devenir un auxiliaire de l’agrès, un trapèze vivant, avec des bras à toute épreuve, et des mains qui empoignent la belle pour un corps à corps sophistiqué et sensuel. Une chorégraphie aérienne où la lenteur des gestes gomme toute trace d’effort. Où seule la beauté est convoquée ; jamais la peur ni les émotions faciles. Chaque soir, Laura et Olivier – alias les Sélène, leur nom de scène – triomphent sous le chapiteau d’Alexandre Romanès.

Comment leur est venue, en 2001, l’idée de ce duo aérien ? L’histoire commence en fait en 1994. Laura est comédienne. Elle a joué avec Isabelle Huppert. En 1986, elle se produit au festival d’Avignon dans une pièce de Dominique Durevin, le Lavoir. Parallèlement, elle continue la danse classique. « Grâce à ma grand-mère » , dit-elle. Mais c’est le ­théâtre qui va la conduire à la corde lisse. Le théâtre et son perfectionnisme. Pierre Philippe, auteur dramatique, mais aussi parolier de Jean Guidoni et de Juliette, lui propose un rôle… d’artiste de cirque. Problème, Laura doit apprendre plus que les rudiments d’un numéro de corde. On devine la suite. La passion du cirque l’emporte. « Un coup de foudre », dit-elle. Au même moment, la jeune femme rencontre Alexandre Romanès, saltimbanque inspiré et marginal, en rupture de ban avec la tribu des Bouglione. Ami de Jean Genet et lui aussi poète à ses heures, il est à la recherche d’une âme tsigane perdue depuis longtemps dans le gigantisme des grands chapiteaux. Sous ses auspices, Laura entamera une autre carrière. Ironie du sort, la pièce de Pierre Philippe ne sera jamais jouée.
Ces années 1993-1994 sont décidément celles du grand tournant. C’est aussi la rencontre avec Olivier… pas davantage destiné aux arts du cirque. À l’époque, c’est un marin solitaire, convoyeur de voiliers de luxe dans de longues courses transatlantiques : « J’en avais assez d’emmener des gens très riches dans des pays très pauvres », résume-t-il. Au cirque, il commencera à apporter ce qu’il sait faire de mieux. Homme de cordages, à la musculature ciselée par le winch, et insensible au vertige à force d’escalade en tête de mât, il est expert pour mettre sous tension les filins les plus rigides. Aujourd’hui encore, il ne laisse à personne le soin de s’assurer que les cordes qui fixent le cadre métallique auquel il va se suspendre, sont bien arrimées aux quatre coins du chapiteau. Il fait l’apologie passionnée du garçon de piste, homme à tout faire, figure oubliée et cependant essentielle du cirque. Mais Olivier n’est pas que cela. Passionné de musique, il est aussi régisseur, du groupe de world music Lo’Jo, originaire d’Angers, comme lui. Monté à Paris, il fréquente le gymnase de la rue Montorgueil. Il y rencontre Pierre Bergam, maître de trapèze et de corde. Mais, à la fin des années 1990, c’est bien dans le « Kabar » itinérant de Lo’Jo qu’il participe au premier numéro de celles qu’il appelle « les trois grâces »  : Zoé Maistre, cofondatrice du cirque Aligre, Alice Séghier, écuyère qui allait rejoindre Bartabas, et Laura, bien sûr.

Quand leurs deux destins se rejoignent, Laura et Olivier ont donc un sacré bagage. Mais, il manque presque l’essentiel : le cirque lui-même. C’est Laura qui l’amène, avec « Alexandre » . En quête de retour aux sources, celui-ci vient, comme il le dit, de « redécouvrir le cirque dans un camp de gitans de Nanterre » . L’homme les séduit. «  Il a l’intelligence de réunir les gens puis de les laisser libres, dit Olivier, i l est revenu à quelque chose de très instinctif, au moment où le cirque avait tendance à s’institutionnaliser. »

Depuis 2001, le couple partage par intermittence la vie du clan, observe les progrès des jeunes talents familiaux qu’Alexandre sait faire éclore. Ils se passionnent pour la vie des Gitans. Olivier cite Genet : « La beauté de la misère » . Jusqu’à adopter sans afféterie aucune leur mode de vie. À Nantes, Laura et Olivier vivent en caravane. «  Le bateau, la caravane, il y a quelque chose de commun » , note Olivier de sa voix très douce. « C’est l’idée du voyage, et parfois du voyage immobile. » «  On change de jardin, jamais de maison. » Au-delà des arts du cirque, voilà ce qui les unit aux Romanès. Ils sont devenus des nomades. Elle, blonde comme les blés – on la dirait volontiers scandinave –, aussi peu gitane que possible, lui, cuivré uniquement par l’air marin, ils font partie de la famille. Et le soir venu, quand ils accomplissent leurs figures pleines de sensualité, sous le toit du chapiteau, et que Délia psalmodie un chant gitan, comme on dit une prière, à la verticale de la corde, le regard tendu vers les artistes, l’harmonie est au rendez-vous.

Culture
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