Haïti et la catastrophe humanitaire : il n’y a pas que la fatalité

La terrible situation de crise actuelle révèle le chaos politique qui accable Haïti. Elle met en évidence l’inexistence de services publics et d’infrastructures. Et souligne la coupable passivité de la communauté internationale avant l’élan de solidarité actuel.

Jean-Jacques Kourliandsky  • 21 janvier 2010 abonné·es
Haïti et la catastrophe humanitaire : il n’y a pas que la fatalité
© * Coauteur de l’Année stratégique 2010, Iris-Dalloz, spécialiste de l’Amérique latine.

On ne commande pas la nature. Un tremblement de terre, que ce soit en Indonésie, en Turquie ou en Haïti, détruit, blesse et tue. Le 12 janvier 2010, « la perle des Antilles », la Saint-Domingue de la colonisation française, a été frappée par un séisme. Le cœur de Port-au-Prince, la capitale, a été bouleversé par l’onde de choc. Les victimes se chiffrent par dizaines de milliers. L’autorité publique est à l’image du palais présidentiel, en ruine. L’ampleur du sinistre affole la statistique. Un, deux, trois millions de sans-abri ? Personne ne sait exactement. Ils sont en tous les cas nombreux à n’avoir ni toit, ni eau, ni pain. Les blessés s’entassent au hasard d’hôpitaux plus ou moins sur pied. La « communauté internationale », les États, les associations de solidarité ont multiplié déclarations et annonces d’aide, suivies de l’envoi effectif d’avions chargés de matériel médical et de secouristes. Chèques, offres solidaires ou cris du cœur bousculent les boîtes aux lettres et les courriels des ministères et des organisations non gouvernementales.

Les bonnes volontés se sont pourtant heurtées au mur d’une réalité inattendue, Haïti. L’aide peine à toucher ceux qui l’attendent. L’aéroport est trop petit. La voirie en capilotade. Les liaisons routières avec le pays voisin, la République dominicaine, insuffisantes. L’administration publique a été comme évaporée par le souffle du drame. Le Président a trouvé refuge dans un commissariat avec son Premier ministre. Certains ministres sont morts ou blessés. Députés et sénateurs ont été décimés. Les fonctionnaires ont souvent été écrasés dans les bâtiments publics. Bloqués sur la piste de l’aéroport, des secouristes ont eux-mêmes été victimes du manque de nourriture. Dépassés par la difficulté à entamer leur action, ils parlent d’un désordre hors du commun, dépassant tout ce qu’ils ont pu rencontrer en d’autres circonstances. La grogne pousse les gouvernements à nationaliser leur solidarité. Quitte à demander après coup une meilleure concertation et l’organisation à cet effet de conférences. Depuis, tel le juge-chat de la fable de La Fontaine, les États-Unis, forts de leur puissance proche, ont mis tout le monde d’accord. Ils ont envoyé un corps expéditionnaire, 11 000 soldats, et pris en main, seuls, l’aéroport de Port-au-Prince.

Haïti a enrayé la machine urgentiste. On ne peut y déployer avec la même efficacité les moyens qui ont si bien fonctionné ailleurs. Que ce soit en Italie, affectée l’année dernière par un séisme, ou aux États-Unis après le cyclone Katrina. La solidarité internationale s’est enlisée dans la réalité d’un pays sous-développé. Au-delà des destructions provoquées par le tremblement de terre, Haïti est un pays Potemkine. On voit bien Haïti sur la mappemonde, au centre de la Caraïbe, dans l’île de Saint-Domingue, à l’ouest de la République dominicaine. Haïti a des autorités dont les noms figurent dans les annuaires internationaux. Haïti a des édifices publics dont les frontons portent les symboles d’administrations régaliennes. Il y a une présidence de la République, un Parlement, des écoles et des hôpitaux. Mais derrière ce décor, il n’y a pas grand-chose. Haïti est une nation sans véritable État. Les vœux du Président, cette année, auraient pu alerter les esprits avertis. René Préval, c’est son nom, a été élu en 2006. Dans les souhaits qu’il a adressés à ses compatriotes, figurent des objectifs qui étaient les siens il y a quatre ans : la reprise de chantiers routiers permettant de circuler du nord au sud, la relance de la réforme agraire attendue par beaucoup de paysans. En clair, depuis 2006, il ne s’est pas passé grand-chose de concret. Les politiques haïtiens ont consacré leurs travaux à bien des choses, et plus particulièrement aux élections et aux indemnités des représentants du peuple.

Le Parlement était ainsi accaparé, quelques heures avant le drame, par un débat révélateur. Les députés arrivant au terme de leur mandat le 11 janvier, compte tenu du délai prévu pour les prochaines élections, pouvaient-ils continuer à siéger ? Et, interrogation subsidiaire, que la réponse soit positive ou négative, devait-on maintenir leurs indemnités ? ­Schiller Jean-Baptiste, écrivain haïtien, avait donné en 1992 une version humoristique et tragique de cette irresponsabilité. «  Ce ­peuple oublie, fait-il dire à un président de fiction, q ue nous ne sommes là que pour les élections. Notre seule ambition est de les organiser. Et le peuple nous demande contre tout bon sens de gérer l’État en même temps. Quelle aberration, grand Dieu ! [^2] »

Mais le plus aberrant est la connaissance qu’ont les Haïtiens et la « communauté internationale » de cette réalité. Beaucoup d’Haïtiens pauvres ont résolu le problème en votant avec les pieds. Certains passent la frontière de la République dominicaine. D’autres s’embarquent vers la Floride dans des bateaux de fortune. États-Unis, Canada et France, lorsque l’afflux de migrants atteint un seuil jugé électoralement insupportable, décident une intervention militaire avant de passer la main aux casques bleus. Le tremblement de terre les a contraints à reprendre la copie là où ils l’avaient laissée en 2004. Les formes diplomatiques importent peu. On règle la question sans se préoccuper outre mesure du local. La France, ancienne puissance coloniale, et les États-Unis, adeptes dans la région d’actions unilatérales, ont toujours traité Haïti de cette façon-là. Saint-Domingue, l’île aux 500 000 esclaves, était la plus exploitée des colonies françaises au XVIIIe siècle. Elle a gagné en 1804 son indépendance en infligeant une défaite cuisante à une armée de 40 000 soldats envoyée par Bonaparte deux ans plus tôt. Bien qu’évacué des manuels d’histoire hexagonaux, l’épisode est une épine dans l’orgueil national.

Haïti l’a payé cher. La France a consenti en 1825 à reconnaître son indépendance au prix fort. Les Haïtiens, pour avoir la paix, ont alors accepté de verser à l’ancienne puissance coloniale 150 millions de francs or, « ardoise » réduite en 1838 à 90 millions, scrupuleusement versés. Les Nord-Américains, au nom du corollaire Roosevelt (Theodore) à la doctrine Monroe, ont occupé Haïti pendant plus de quinze ans, de 1915 à 1934. Depuis cette date, le pays est géré par des fondés de pouvoir de ces grandes puissances, écartés sans ménagement quand ils ne respectent pas la feuille de route qui leur a été donnée. Résultat de cette gouvernance peu soucieuse du bien commun, Haïti est le seul PMA (pays les moins avancés) du continent américain. L’insouciance historique d’élites ayant chaussé les bottes de l’ancien colonisateur et abandonné leurs concitoyens les plus pauvres à la charité privée ainsi que les coups de menton militaires des puissances tutélaires ont enfoncé la perle des Antilles dans un mal-vivre structurel. La crise actuelle a apporté un seul élément novateur. Les États-Unis ont cette fois-ci décidé d’agir, sans trop se préoccuper des Français et autres Canadiens. Il est vrai que le Président Obama est un prix Nobel de la Paix engagé militairement jusqu’au cou, en Irak et en Afghanistan, et déjà peut-être au Yémen. Il devait de façon urgente réaffirmer aux siens comme aux peuples du monde, selon son propos, « le leadership humanitaire des États-Unis » . Haïti et son tremblement de terre sont opportunément passés par là. Les survivants, pendant quelque temps, ne s’en plaindront pas. Ils ont besoin de tout. Peu importe aujourd’hui la couleur de la veste de celui qui leur tend une bouteille d’eau. Mais, demain, la reconstruction, à supposer que les conférences internationales annoncées débouchent sur des engagements matériels et financiers effectifs, ne pourra pas réussir sans une restauration de la souveraineté, sans une participation aux décisions des principaux intéressés, les Haïtiens.

L’ONU peut y aider pourvu que ses membres principaux le lui permettent. La Minustah, Mission des Nations unies pour la stabilité d’Haïti, depuis sa mise en place en 2004, a rétabli l’ordre. Bien que victime elle aussi du tremblement de terre, elle a poursuivi ses missions. Les casques bleus sous commandement brésilien ont continué leur travail de sécurisation. Son hôpital militaire, argentin, a apporté les premiers secours. Les Brésiliens ont ouvert un restaurant populaire. Ses camions assurent l’acheminement des matériels et des volontaires débarquant de l’aéroport. Ses responsables civils, tunisien et brésilien, morts, ont été remplacés.
Haïti a un urgent besoin d’aide, une aide coordonnée, avec les siens et dans le respect des siens. Pour sortir enfin des « deux cents ans de solitude » épinglés il y a déjà six ans par un déçu de l’ex-président Aristide, Christophe Wargny [^3]. Seules les Nations unies sont en capacité et en légitimité pour le faire. Mais il s’agit là peut-être et sans doute d’un tremblement inacceptable, politique.
Jean-Jacques Kourliandsky*

[^2]: Et si on envahissait les USA ?, Schiller Jean-Baptiste, Le Serpent à plumes, 2002.

[^3]: Haïti n’existe pas, Christophe Wargny, Autrement, 2004.

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