Ces boîtes qui délocalisent en prison

Deux journalistes ont enquêté pendant un an sur le travail en milieu carcéral. Dans un livre, ils dénoncent l’exploitation des détenus par les entreprises privées.

Léa Barbat  • 11 février 2010 abonné·es
Ces boîtes qui délocalisent en prison
© Le Travail en prison. Enquête sur le business carcéral, Gonzague Rambaud, avec Nathalie Rohmer, éditions Autrement, 189 p., 19 euros. Photo : Mochet/AFP

ils travaillent douze mois sur douze pour une bouchée de pain, sans contrat et à des cadences effrénées. Leur usine, c’est Fleury-Mérogis ou la Santé. Ils sont détenus, exclus du code du travail, payés 3,90 euros brut de l’heure, et représentent une manne pour les entreprises. Un scandale sorti de l’ombre par deux journalistes indépendants, Gonzague Rambaud et Nathalie Rohmer, qui publient après un an d’enquête l e Travail en prison. Enquête sur le business carcéral.

Le livre s’ouvre sur ce constat : l’exploitation des détenus est légale. Selon l’article 717-3 du code de procédure pénale, « les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail ». La rémunération n’est même pas obligatoire. Autant dire que, pour les entreprises implantées dans 181 des 197 prisons françaises, c’est Disneyland. Les rythmes qu’elles imposent sont parfois tellement soutenus que les détenus doivent terminer leur tâche en cellule. Gonzague Rambaud décrypte le système : « Les 3,90 euros brut de l’heure ne sont qu’une moyenne. Souvent, les entreprises déterminent une cadence. Il faut, par exemple, produire 1 000 pièces en une heure pour toucher cette somme. Les détenus qui font moins sont alors payés au prorata. »

Sur leurs revenus, qui tournent autour de 350 euros par mois, les détenus cotisent aux caisses de la Sécurité sociale. Mais, en cas de maladie, d’accident ou de chômage, ils ne perçoivent aucune indemnité. Et les recours en justice sont laborieux. « En 2004, Violette Martinez, détenue à la prison marseillaise des Baumettes, a saisi le conseil des prud’hommes. Elle s’est plainte de ses conditions de travail et de sa rémunération, raconte Gonzague Rambaud. Les conseillers se sont déclarés incompétents, arguant que, sans contrat de travail, la détenue n’était liée nullement à l’entreprise qui l’employait. »

Malgré ce vide juridique, le ministère de la Justice n’hésite pas à vanter les mérites de cette ­main-d’œuvre auprès des clients potentiels. La direction interrégionale des services pénitentiaires de Lyon est allée jusqu’à créer un jeu de société destiné aux entreprises, sorte de Monopoly où passer par la case prison mène à la victoire. Le plateau indique : « Budget serré : ne bloquez pas vos projets, passez plutôt par la prison. »

Pourtant, la plupart des entreprises concernées assument mal : Bic, Yves Rocher, Agnès b., EADS, La Maison de Valérie ou encore La Redoute préfèrent taire leur implantation derrière les barreaux. « Les entreprises, il a fallu les traquer, explique Gonzague Rambaud. Bic est une des entreprises qu’on voit le plus en prison, pour l’emballage de rasoirs et de briquets. Quand on a téléphoné, l’entreprise n’avait plus de souvenirs… Ils avaient pu faire ça, il y a quelques années… Mais aujourd’hui cette pratique avait prétendument disparu. » Deux mois plus tard, la marque comprend qu’elle sera citée dans le livre. Et, là, le discours change : « Nos interlocuteurs nous ont dit que Bic était présent dans les prisons depuis les années 1970, à Osny et à Fleury-Merogis, en précisant que la sous-traitance en prison s’était arrêtée en 2007. Or, la responsable du travail de Fleury-Merogis a infirmé cette information. »

Pour ne pas altérer leur image, les rares entreprises qui mettent en avant leurs activités carcérales jouent la carte de la réinsertion. Une belle communication pour des résultats quasi inexistants. D’ailleurs, 80 % des détenus, lors de leur recherche d’emploi, font le choix de ne pas mentionner leur passage en prison.

Une solution envisagée par les auteurs de l’enquête : faire venir en prison les structures d’insertion déjà existantes par le biais des contrats aidés. Les entreprises ne paieraient alors qu’environ quatre euros de l’heure et l’État ajouterait le reste, permettant ainsi aux détenus de percevoir l’équivalent du Smic. « La facture s’élèverait à 9 600 euros annuels par personne. C’est une goutte d’eau, mais, pour le contribuable, cela reviendrait à payer des impôts pour des auteurs de crimes ou de délits. Même si beaucoup le pensent, la prison, ce n’est pas que les Fourniret. La plupart des détenus sont des gens en difficulté, qui vivent dans la précarité » , analyse Gonzague Rambaud. L’État n’y serait pas forcément opposé, mais refuse coûte que coûte de donner un contrat aux détenus. Or, dans ce no man’s land juridique, les structures d’insertion refusent de venir dans les centres pénitentiaires…

Les entreprises, elles, franchissent les portes des prisons de plus en plus facilement. En France, une quarantaine de maisons d’arrêt fonctionnent sur le modèle de la gestion déléguée. Autrement dit, l’État ne s’occupe plus que des fonctions régaliennes : la ­surveillance, la direction et le juridique. Pour le reste, il laisse le champ libre aux sociétés : Inex, Sodexo (dont le premier client français est le ministère de la Justice) ou encore GDF Suez. Celles-ci gèrent la restauration, la blanchisserie, le transport des détenus, la cantine, mais aussi les ateliers pénitentiaires et la formation professionnelle. Un constat inquiétant pour l’auteur : « D’une certaine manière, c’est quand même à ces entreprises qu’on confie la réinsertion socioprofessionnelle des détenus. »

Une situation d’autant plus préoccupante que, le 19 février 2008 l’ancienne garde des Sceaux, Rachida Dati, signait le premier partenariat public-privé du ministère de la Justice, qui délègue à Bouygues la construction et la gestion de trois nouvelles prisons qui seront livrées d’ici à 2011, à Lilles, à Nantes et à Réau. Montant de l’addition : 1,8 milliard d’euros. L’État versera un loyer annuel de 48 millions d’euros à la société pendant vingt-sept ans, après quoi il deviendra propriétaire de ces établissements. « On peut imaginer que ces entreprises sont plus promptes à s’intéresser à la restauration ou à la maintenance pour faire monter la facture qu’à se soucier de la formation professionnelle, un poste où elles ne ­peuvent faire que très peu d’argent » , déplore Gonzague Rambaud.
Les entreprises ont donc de beaux jours devant elles dans ces prisons. Inutile de compter sur une amélioration des conditions de travail : le 13 octobre dernier, lors du vote de la loi pénitentiaire, les sénateurs ont réaffirmé qu’ils ne voulaient pas de contrats pour les détenus. Nelly Grosdoigt, responsable de l’Espace liberté emploi, citée dans le livre, s’alarme : « Les détenus n’ont pas un rond quand ils sortent. On les met dans des situations où on se donne toutes les chances pour qu’ils recommencent. »

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